« Ce repas, c’est un peu celui du Diable. Mais cette évolution au cours du festin, quand ils commencent à perdre peu à peu le fil de leur résolution, veut aussi dire quelque chose de précis : que l’Art agit sur tout, même si vous n’avez pas reçu l’éducation pour le comprendre et l’apprécier à sa juste valeur. » Gabriel Axel.
En ce qui concerne la représentation de la haute cuisine française par les étrangers, Le festin de Babette (Gabriel Axel, Danemark, 1987) est un film attendu. L’excellence de la cuisine française, sa puissance d’enchantement, sa capacité à réchauffer des cœurs vieillis et aigris par le puritanisme éclatent en un mémorable dîner. L’œuvre est d’ailleurs si connue qu’il est permis de ne pas en résumer le récit pour aborder directement le cœur de la problématique de ce colloque : ce qui se donne à voir et comprendre de l’identité culturelle française à travers le rôle joué par sa gastronomie dans l’économie filmique.
Il convient d’emblée de souligner un certain paradoxe. A de très rares exceptions près dans les études critiques du film – du moins dans l’échantillon d’articles qu’il nous a été donné de lire743 – l’idée qu’il donnerait accès ne serait-ce qu’à une vision métaphorique de l’identité culturelle française n’apparaît pas. C’est d’autant plus sensible dans les articles étrangers (en particulier anglo-saxons et canadiens). Est-il possible d’interpréter une telle lacune ? Risquons-nous un instant à nous faire herméneute du silence. Tout se passe comme si le caractère sublime de la cuisine française, son très haut degré de raffinement et l’étalage de luxe et de richesse qu’un tel raffinement suppose étaient la banalité même. Autrement dit, Le festin de Babette consacrerait un topos qu’il n’y aurait pas même lieu de pointer puisqu’il serait du registre de l’évidence. En somme, l’image de l’identité culturelle française produite par le film, qu’il est bien difficile de nier, serait tacitement acceptée. Des siècles de travail de conformation des esprits par un imaginaire culturel vantant de par le monde l’excellence et la supériorité de la cuisine française744 auraient ainsi fait leur œuvre pour la réception du Festin de Babette.
Une idée, explicitement formulée celle-ci dans plusieurs articles, conforte cette hypothèse : celle d’une nostalgie de la France que le film laisserait transparaître. Plus exactement encore, Le festin de Babette tiendrait, en deçà de son récit explicite, un discours latent et surtout languissant sur une France passée dont l’art de vivre serait à jamais révolu. Jill Forbes peut ainsi dire à Gabriel Axel : « I thought I detected a certain nostalgie for France in the film. »745 Dans un autre entretien avec le cinéaste, Minou Petrowski est plus précise :
Vous dites que c’est un conte, mais l’histoire se passe en 1845, puis en 1879, puis en 1885. Vous montrez finalement que ce que nous mangeons aujourd’hui et la manière de le préparer sont bien loin de ce savoir-faire artistique. Comme si nous avions perdu le sens du palais et que vous cherchiez à nous le faire redécouvrir746.
De tels propos ne peuvent que retenir l’attention tant ils paraissent plaquer sur le film des intentions qui ne s’y trouvent pas. Jamais le film n’oppose la France d’hier à celle d’aujourd’hui, ni la gastronomie d’antan à l’actuelle et on serait plutôt enclin à voir en lui la promotion d’un « éternel gastronomique français », comme on parle d’éternel féminin. Mais en l’occurrence, peu importe la justesse de ces propos critiques. Leur intérêt vient de ce qu’ils sous-entendent sur l’identité française747. À les en croire, elle serait avant tout la sublimation d’un certain art de vivre sans lequel la France ne serait plus tout à fait la France.
En définitive, outre Priscilla P. Ferguson748, le seul auteur qui accorde explicitement vertu au Festin de Babette d’avoir su synthétiser, par le biais de la représentation de sa gastronomie, une « singularité »749 de l’identité française est un historien français : Marc Fumaroli. En substance, il partage l’idée que le film offrirait de la France (et aux Français) une image idéalisée de son identité, mais en inversant la perspective. Selon lui, le film d’Axel aurait moins pour effet de pro duire de la nostalgie que de raviver dans le cœur des Français des braises identitaires dont ils se sentent encore les dépositaires :
[...] Le festin de Babette, a été pour le public français actuel l’équivalent du chapitre « De l’esprit de la conversation » de Mme de Staël pour le public du premier Empire : le rappel d’un vieux bonheur. On y voit s’épanouir au bien-être de la parole des convives danois, à la faveur d’un banquet qu’une Parisienne leur a préparé avec amour. C’est une communarde exilée : cette victime du tragique politique français n’en est pas moins restée fidèle au fonds d’humanité et de bienveillance que la bonne table, les bons vins et les conversations entretiennent malgré tout en France. [...] Pour remercier ses hôtes, elle a fait venir en secret de Paris et mis en œuvre avec son talent intact, tout ce qui en France concourt à l’euphorie de la bouche, à l’épanouissement des langues, à la suspension des conflits d’opinions : l’art de la table, les grands crus, la gastronomie. La conversation est inséparable de ses commodités, elle aime le luxe. Pour une soirée de grâce, la banquise du mutisme puritain se dégèle sous l’effet de ce grand rite convivial : hommes et femmes, villageois et dignitaires naissent à la volupté gourmande et à la joie de la parole partagée. L’humanité sérieuse et nouée que décrivent Dreyer et Bergman, pour quelques heures pleines, adhère à l’Évangile français de Brillat-Savarin et de Rabelais.750
Cette réception bien française, en grande partie reconstruite et fantasmée par les souvenirs de spectateur de Marc Fumaroli751, nous semble pourtant trahir le discours dernier tenu par le film. Car, l’hypothèse qui sera défendue ici est que la haute cuisine française est bien moins au service d’un discours identitaire qu’au service d’une morale à vocation universaliste, par-delà ce qui se donne à voir des identités culturelles danoise ou française. Le film d’Axel nous semble surtout « instrumentaliser » l’identité culturelle française à travers une représentation largement codifiée de sa cuisine pour mieux faire triompher en définitive un propos foncièrement non-identitaire.
Pour donner corps à cette hypothèse, on partira de ce fait évident et pourtant rarement souligné : Le festin de Babette est d’abord un film qui recycle des lieux communs sur la cuisine française. Il n’entend d’ailleurs jamais aller à rebours des stéréotypes que ces lieux communs véhiculent. Il cherche bien plutôt à surenchérir sur eux par le biais de représentations hyperboliques qui ont pour fonction de les entériner. Ces lieux communs semblent au nombre de trois au moins : la part d’effroi fantasmatique que cette cuisine savante peut susciter, l’excellence de la cuisine française et la presque nécessaire conversion en discours gastronomique du plaisir éprouvé par le sens du goût pour justement tenter de dire ce plaisir, même de manière minimale.
Le film d’Axel décline en différents motifs une thématique de l’étrangeté des ingrédients qui serviront à l’élaboration des mets, au point de provoquer dans la communauté danoise un effroi certain. Film d’un beau classicisme, Le festin de Babette n’en flirte pas moins dans ces moments avec une esthétique proche du fantastique qui revitalise, tout en le consacrant, le cliché des peurs alimentaires dont souffrent sans doute toutes les cuisines du monde en général et la cuisine française en particulier.
Le moment de l’arrivée des provisions de France est immédiatement filtré à travers le regard dubitatif des habitants du village et celui franchement inquiet des deux sœurs, Martine et Philippa. Assistant à la procession des denrées752 et de la vaisselle dont Babette prend la tête, les habitants du village s’arrêtent ou sortent de chez eux, jetant des regards mi-interdits mi-troublés sur cet étalage, qui peut leur apparaître d’autant plus énigmatique qu’ils n’en connaissent pas la finalité et ne font qu’en apercevoir partiellement les éléments qui la composent. L’inconnu, le mal-vu et l’incertitude se prêtent ici main-forte pour alimenter les inquiétudes villageoises, bousculées dans leurs mœurs et leurs rites communautaires réglés. Martine et Philippa, quant à elles, expriment explicitement leur appréhension à la vision des victuailles qui vont envahir leur cuisine, en un plan qui dit que Gabriel Axel est aussi un cinéaste de la cruauté. Collées l’une à l’autre, jetant des regards terrorisés derrière leur fenêtre fermée tout en donnant le sentiment de vouloir s’en éloigner, les deux sœurs laissent parler ici une manière bien frileuse d’accueillir la nouveauté. La vie quasiment autarcique qu’elles ont menée dans leur contrée reculée aura aussi été une forme d’enfermement et de repli sur soi symbolique que le film stigmatise ici avec violence.
L’effroi provoqué par l’émergence de la cuisine française va croissant au fur et à mesure que le dîner s’approche. Mais cette peur culmine la veille du dîner proprement dit, avec le cauchemar de Martine. Par l’extrême même de ce qu’il annonce – l’empoisonnement des convives par une Babette tendant une chope de vin à travers un nuage de soufre – ce cauchemar fait sourire, d’autant plus que les choix figuratifs pour le représenter ne sont pas sans lorgner du côté d’une iconographie moyenâgeuse assez grotesque. Il n’en a pas moins pour fonction de mettre en scène la part de fantasme irrépressible dont la cuisine française peut être chargée au point de prendre le pas sur tout. Dans ce cauchemar, c’est bien ce mélange de « la magie et la sorcellerie, la toute-puissance des pensées [et] la relation à la mort » dont parle Freud753, propre à faire naître un sentiment profond d’inquiétante étrangeté, qui a libre cours le temps d’un rêve en forme de retour du refoulé754. Il est significatif, en effet, que les quatorze années de bons et loyaux services que Babette a passées auprès des deux sœurs soient balayées d’un revers de main par la frousse que les préparatifs du dîner leur inspirent. Alors que la nature impeccable du dévouement de Babette devrait les faire pencher à lui accorder une confiance aveugle, l’irrationalité d’une conception fantasmatique d’une cuisine dont elles ne savent rien les fait tout à coup suspecter la dimension d’ensorceleuse de Babette.
Avec l’arrivée des victuailles, c’est-à-dire dès lors que le dîner français commence à devenir une réalité tangible, c’est bien l’émergence d’une altérité radicale à laquelle les habitants du village se retrouvent confrontés. Les cailles, les pattes et les têtes de poules, la tête de veau et l’énorme tortue qui agonise à l’air libre avec force râles et, dans une moindre mesure, le vin, sont autant d’incarnations particulièrement crues d’une chère qui naît de la transformation d’une multiplicité de chairs organiques à laquelle il faut nécessairement se confronter à la fin du XIXe siècle quand il s’agit d’élaborer de la haute cuisine. Gabriel Axel insiste sur ces rebus de chair à plusieurs reprises et il y a là la prise en charge par la représentation filmique d’un réel fondateur pour la façon dont les convives appartenant à la congrégation protestante vont appréhender le dîner. Avec ces matières premières, c’est une forme de prise de conscience collective du caractère étranger de Babette qui, au sens le plus fort, s’incarne.
On ne saurait trop insister sur ce thème de l’incarnation qui, au cœur d’une congrégation très puritaine, va par la suite jusqu’à s’ouvrir à des formes, douces mais explicites, de sensualité. Martine et Philippa en effet sont loin d’ignorer totalement la France et son identité culturelle. D’abord parce qu’elles ont été par le passé, Philippa surtout, en contact direct avec l’un de ses plus illustres représentants en la personne d’Achille Papin. Ensuite, et surtout, parce qu’elles parlent un excellent français, comme le prouve l’aisance avec laquelle elles peuvent passer au sein d’une seule et même conversation du danois à cette langue. Mais, comme de tout pour ses deux demoiselles, qui resteront à jamais vierges, leur connaissance de la culture française n’est qu’une connaissance abstraite, littéralement désincarnée, symbolisée par le refus de Philippa de s’engager plus avant dans sa relation avec Papin à laquelle ce dernier avait, très rapidement, donné un tour non seulement amoureux mais presque charnel755. Le premier contact avec la chair animale qui forme le fond de la cuisine de Babette a donc valeur d’un véritable dépucelage culturel, passage douloureux obligé qui rend possible par la suite l’ouverture aux délices.
En dépit de la peur fondatrice, l’excellence présupposée de la haute cuisine française n’attend pas la dégustation des mets succulents préparés par Babette pour faire acte de présence. Parce qu’elle est justement un présupposé, elle est ce qui pousse les deux sœurs à accepter la proposition de Babette de préparer seule le repas pour fêter le centenaire de la naissance de leur père. Les deux sœurs commencent à s’étonner de cette proposition et refusent. Mais dès lors que Babette évoque, dans sa langue, l’idée de préparer un « vrai dîner français », les deux sœurs acceptent immédiatement, non sans faire une mine, en ce qui concerne Martine, qui dit tout l’agrément que cette perspective lui laisse espérer. Bien que légèrement décontenancées par la proposition de Babette, Martine et Philippa se lancent donc dans l’aventure du dîner en rêvant sur son excellence.
Cet espoir d’excellence n’est rien cependant comparé à sa réalité lors du munificent dîner. Si festin il y a, il ne tient pas seulement, ou pas d’abord, dans l’abondance des mets. Il tient dans leur exceptionnelle qualité gustative. Une multitude de signes permettent de s’en faire une idée et ils sont loin de se limiter à la reconnaissance par le spectateur des denrées recherchées utilisées ou servies par Babette (foie gras, truffe, caviar, Clos de Vougeot...). Parmi ceux-ci, on sera tout particulièrement attentif aux signes corporels, d’autant plus cruciaux que les membres de la congrégation se sont résolument interdits d’émettre la moindre parole sur ce qu’ils mangent. Ce déficit de parole est largement suppléé par une rhétorique corporelle du ravis-sement 756. Alors que Martine ne peut retenir un très bref sourire de contentement après sa première bouchée de caille en sarcophage, Solveig marque nettement, avec force sourire et yeux pétillants de bonheur, sa joie de boire à nouveau du vin après une gorgée d’eau insipide. Les membres de la congrégation n’en sont d’ailleurs pas les seuls dépositaires et cette rhétorique est la première à introduire l’important thème de l’universel. Il faut évoquer sur ce point le cas du cocher, qui passe le temps du repas dans la cuisine aux côtés de Babette. Si rhétorique du corps il y a chez lui, c’est surtout une rhétorique oculaire. Qu’ils brillent d’émerveillement, qu’ils montent au ciel pour exprimer le sublime de ce qu’il est en train de déguster, ses yeux sont de puissants vecteurs expressifs, en une forme de jeu qui relève sur ce point de l’overplay757 et qui n’est pas sans ménager une part au burlesque au sein de l’esthétique plutôt réaliste d’Axel.
Cette rhétorique corporelle du ravissement est d’autant plus importante qu’elle se prolonge à la fin du repas en des gestes de nature amicale ou amoureuse. Solveig et Anna, que l’on avait vues dans une séquence précédente s’invectiver en une situation de face-à-face accusée par un champ/contrechamp strict, se bénissent mutuellement en collant leurs fronts l’un contre l’autre. Les deux amants d’autrefois, qui se reprochaient d’avoir cédé à l’adultère, ont désormais l’un pour l’autre des regards tendres et échangent un baiser qui dit le caractère intact de leur amour. L’exceptionnel dîner de Babette aura donc eu pour effet de réveiller le corps des vieux, non plus objet trivial qu’il s’agit de négliger, mais instrument parfait pour exprimer le plaisir des sens comme la noblesse des sentiments qui font vibrer leurs âmes. L’excellence de la chère consommée paraît de la sorte se transmuter en exaltation rhétorique d’une chair assumée. C’est dire combien le stéréotype de l’excellence de la cuisine française est ici chargé de vertus qui, sans le moins du monde le renouveler, en radicalisent la portée.
Le troisième stéréotype sur la haute cuisine française à l’œuvre dans Le festin de Babette est peut-être le plus intéressant si l’on s’en réfère à ce qui, selon Pascal Ory, doit être le sujet d’étude dès lors qu’on adopte une perspective gastronomique :
Analyser la gastronomie, ce sera [...] choisir moins un objet qu’un sujet ; des sujets parlant ou, plutôt, discourant [...].758
Il ne saurait y avoir de gastronomie sans un travail de mise en discours réglé et régulateur de la cuisine par ses consommateurs. Or, le paradoxe du Festin de Babette est de se présenter de prime abord comme un film anti-gastronomique, si l’on s’en tient à l’attitude discursive que la majorité des convives s’autorisent. Se refuser à parler de ce qu’on mange, en bien ou en mal, c’est bien d’abord adopter une attitude profondément anti-gastronomique qui rabaisse ipso facto le cuisiné à sa dimension strictement alimentaire. Le plus remarquable sans doute est que les membres de la congrégation croient pouvoir annuler leurs sensations mêmes en s’interdisant la parole :
« Ce sera comme si le don du goût ne nous avait jamais été donné. »
On peut souligner au passage que ces protestants ne font ainsi que consacrer par défaut la nécessité du discours gastronomique pour épanouir vraiment le sens du goût. En ce sens, ils seraient des gastronomes sans gastronomie, ce qui expliquerait aussi que leur réflexe premier est de tuer le discours devant la périlleuse étrangeté d’un repas qui s’annonce. Mais perdre le sens du goût, voilà bien ce qu’ils ne parviendront pas à faire, se retrouvant pour la plupart d’entre eux dans l’obligation de parler tout de même, comme on le verra par le biais d’une étude de Raphaëlle Moine.
Au-delà des fondements religieux qui la motivent, une telle attitude à au moins deux mérites dans l’économie filmique du Festin de Babette. Le premier est un mérite dramaturgique : l’annulation préalable des éventuels discours sur la cuisine de Babette ne fait que rendre plus intense les éloges en parole que les deux sœurs font à leur servante une fois le dîner achevé. Principe contrastif très classique, mais qui se révèle ici d’une redoutable efficacité. Le second mérite est d’accorder un surcroît de présence à deux discours gastronomiques d’inégale importance : celui du cocher et surtout celui du Général Löwenhielm. Doté d’un vocabulaire réduit pour dire son plaisir, le cocher n’en produit pas moins un discours gastronomique minimal, véritable degré zéro du discours gastronomique, répétant après chacun des mets que lui sert Babette : « Il est bon ». Le Général, en revanche, habitué par son rang et par la vie qu’il a menée aux usages des arts de la table, est le dépositaire de la véritable parole gastronomique parce qu’il est le seul à savoir nommer les aliments :
Le Général détient le pouvoir de lier un aliment à un geste, un aliment à une parole qui le désigne et le définit, un geste à une parole : dans son système de sociabilité la circulation existe des choses aux mots.759
Par-delà tout ce qui les sépare, il est significatif que ces deux hommes à l’opposé de l’échelle sociale se voient comme obligés de convertir leur plaisir en parole. Il faut comprendre par là que la haute cuisine française ne saurait se passer du discours gastronomique.
Le film de Gabriel Axel exploite donc ce qu’on pourrait nommer un imaginaire codifié attaché à la gastronomie française. Il est cependant loin de s’en tenir à ce registre. Le caractère exceptionnel du dîner orchestré par Babette a aussi des conséquences religieuses suréminentes. C’est la dimension sur laquelle les exégèses du film ont le plus largement insisté. Certains, comme Raphaëlle Moine dans une analyse du film brillante et serrée, ont voulu y voir le triomphe d’une interprétation catholique de la Cène sur son interprétation protestante, en opposant la forme prise par le repas de Babette et le renouveau de la sociabilité qu’il engendre à la forme ritualisée des réunions des membres de la congrégation religieuse et la sociabilité défaillante qui s’y fait jour.
Il est certain que la haute cuisine française subvertit profondément le temps d’un repas les principes protestants d’ascèse et d’austérité qui cimentent les fondements religieux de la congrégation. Sans entrer dans le détail de la nature exacte de ce protestantisme, le film de Gabriel Axel rend explicite qu’il prend appui sur une rupture avec l’ici-bas.
Dans la congrégation fondée par le pasteur, l’amour terrestre et le mariage étaient tenus pour choses triviales et pures illusions,
énonce au début du film la voix narratrice. Or, avec le dîner offert par Babette, ce n’est rien moins que l’importance de l’incarnation et le lien secret qui unit « appétit physique » et « appétit spirituel », pour reprendre les termes du Général, dont ils font l’expérience sur un mode sublime.
Raphaëlle Moine en effectue la démonstration en montrant comment, grâce au repas, les paraboles dont se nourrissaient les disciples du pasteur retrouvent un sens qu’elles avaient perdu à force d’abstraction et de désincarnation. Elle insiste en premier lieu sur l’idée que
la parole ne circule [...] plus entre les disciples parce qu’ils en ont perdu le référent : le système imposé par le pasteur n’admettait pas en effet le relais de la réalité, de l’expérience sensible.760
À trop se nourrir de paroles belles mais obscures, peut-être inspirées mais qui disent toutes que Dieu est une force transgressive par rapport au monde (« Les chemins du Seigneur vont au-delà des mers et des cimes enneigées où l’œil humain ne distingue pas de sentier ») les disciples, avec la mort de celui qui en était la source, n’ont plus à leur disposition qu’un langage « désémantisé » et coupé de toute référence réelle. Mais avec le repas de Babette, les paroles allégoriques renouent avec la dimension référentielle, parce que leur usage se trouve strictement inversé. Il ne s’agit plus de se séparer de la terre pour évoquer Dieu, mais de faire comprendre par paraboles le plaisir éprouvé par le corps à la consommation de nourritures terrestres. Comme le dit Raphaëlle Moine
pour parler de la réalité matérielle des plats, ils usent de formules abstraites ou dont l’emploi normal est rédigé (par leur contexte énonciatif usuel) vers l’abstraction.761
De la sorte, avec la « sociabilité de l’abondance » que le repas de Babette institue,
les disciples reprennent possession et de la matérialité et de leurs paroles allégoriques puisqu’ils en redécouvrent le référent. L’union symbolique peut dès lors naître du partage matériel.762
Elle en arrive à la conclusion que
ce film, qui affirme l’union nécessaire de la parabole et de son référent, tire des leçons « théologiques » analogues à ses leçons sociales. La véritable pratique religieuse doit se fonder sur un partage réel, sur un rituel de sociabilité alimentaire (on voit d’ici le pain et le vin, les poissons, la présence réelle...) et surtout elle passe par l’usage des plaisirs à des fins de conversion spirituelle. Le festin de Babette se fait donc explicitement et violemment le chantre d’un certain catholicisme contre un certain protestantisme.763
On peut d’autant plus être séduit par cette interprétation que le catholicisme de Babette semble bien être la source d’inspiration de sa cuisine. Un signe invite à le comprendre – signe en apparence fugace et anodin mais qui constitue le véritable punctum du plan où il apparaît. Babette, à l’instant où elle formule auprès des deux sœurs son souhait de préparer un festin, prend et fait tourner dans sa main la croix (qui est peut-être un crucifix) qu’elle porte autour de son cou. La main qui touche la croix est la même que celle qui réalisera les mets et il est très tentant de penser que c’est un souffle de même nature qui les deux fois l’anime.
Dans la perspective identitaire qui est la nôtre, on serait donc amené à conclure que jouant une identité religieuse contre une autre, le film de Gabriel Axel jouerait aussi l’identité culturelle française contre l’identité culturelle de la congrégation danoise. Le festin de Babette serait ainsi animé de deux mouvements contraires mais non contradictoires et indéfectiblement liés. Le film ne ferait pas seulement triompher la cuisine française pour faire triompher le catholicisme qui l’inspire. Il ferait triompher un certain catholicisme pour mieux exalter la supériorité de l’identité française.
Il n’y aurait à peu près rien à redire à ce type de lecture si deux faits au moins764, l’un textuel, l’autre paratextuel, ne semblaient faire obligation de les dépasser au profit d’une lecture assez différente qui se situe sur un plan non pas théologique mais éthico-philosophique et consiste à voir dans le discours tenu en dernier ressort par Le festin de Babette un discours de type humaniste, faute peut-être de pouvoir s’assumer totalement en un discours hédoniste.
Le fait paratextuel est constitué par la lecture que Gabriel Axel fait lui-même de son film. C’est de loin le moins important, pour la raison que la vérité des œuvres ne se trouve pas hors d’elle, mais construite par elles. On peut néanmoins souligner qu’Axel n’insiste jamais sur la dimension religieuse du film. Plus important encore, il n’accorde guère d’importance aux lectures religieuses que l’on a pu faire de son film. Le déni est sans doute incontestable. Il invite cependant à se faire attentif à une autre dimension vers laquelle Axel nous aiguille : la dimension artistique765.
Le fait textuel est constitué par la place que tient justement cette dimension artistique dans Le festin de Babette, et notamment dans les dernières minutes du film, une fois le somptueux dîner achevé. Les propos que tient Babette à cet instant-là, ceux aussi que tient Philippa, sont d’une importance majeure pour comprendre la leçon morale que le film invite à tirer. Or, il est symptomatique que Raphaëlle Moine, pour s’en tenir à son analyse qui constitue l’une des études de référence sur le film, n’en fasse jamais mention. Trop concentrée sans doute à mettre en relief la position religieuse catholique pour laquelle le film de Gabriel Axel prendrait parti, trop focalisée peut-être sur le nouveau régime de sociabilité que le dîner de Babette permet de faire advenir en accord avec ce point de vue catholique, elle fait passer à la trappe la définition même de l’artiste et de l’engagement artistique dont le film se fait pourtant le relais actif. C’est malgré tout sur ce terrain que l’idée même d’identité culturelle nationale se voit profondément remise en question dans Le festin de Babette.
Le triomphe de Babette est-il en effet celui d’une Française ? Plus exactement, est-il fondamentalement celui d’une Française ? Il est permis d’en douter. Car Babette n’est pas en définitive singularisée pour son appartenance nationale, mais pour la qualité rare de son génie artistique. On remarquera à ce propos que l’épithète « français » n’est plus accolée au terme de dîner à la fin du repas, lorsque les deux sœurs en discutent avec Babette. Le repas fut sublime et il ne semble plus qu’accessoire, pour ne pas dire dérisoire, que ce sublime fut aussi d’origine française. Surtout, le sacre de Babette n’est pas celui d’une « femme française », ainsi qu’elle était désignée lors de son arrivée dans le Jutland766. Il est celui d’une artiste, dont l’art a su soumettre des personnes étrangères à cet art. Babette ne revendique d’ailleurs qu’une seule chose : le statut d’artiste, dont l’art serait porté par la très haute exigence de se dépasser pour rendre les autres heureux (même si, par-là, l’artiste travaille aussi pour lui-même).
Un artiste n’est jamais pauvre,
répond Babette à Philippa qui lui reproche d’avoir donné pour elles tout l’argent qu’elle avait gagné à la Loterie Nationale.
Je pouvais les rendre heureux, poursuit-elle en parlant des clients du Café Anglais. Quand je donnais le meilleur de moi-même. Papin le savait. Oui, il disait : « Du cœur de l’artiste s’élève un long cri vers le monde entier ! Offrez-moi l’occasion de donner le meilleur de moi-même ! »
Le plus important n’est pourtant pas là. Il est dans la reconnaissance que l’autre grande artiste féminine lui accorde, Philippa en lui répétant mot pour mot les paroles qu’Achille Papin, l’artiste masculin qui fait le lien entre elles, lui avait écrit :
Mais ceci n’est pas la fin Babette. Je sens avec certitude que ceci n’est pas la fin. Au paradis, tu seras la grande artiste que Dieu a voulu que tu sois. Combien tu enchanteras les anges.
Valables pour l’une et pour l’autre, ces paroles consacrent, en la portant aux nues, la puissance universelle de l’art.
En ce sens, loin de jouer une identité culturelle767 contre une autre, Gabriel Axel met surtout en scène un formidable plaidoyer en faveur de l’universalité de l’art, dont la haute cuisine française représente une forme d’absolu, mais au même titre que le don lyrique et la très pure voix de Philippa. Par-delà les différences culturelles et nationales, c’est bien ce qui réunit et transcende les particularismes identitaires que Gabriel Axel entend exalter. Le propos n’est donc pas identitaire : il est universaliste et par là humaniste, en ce qu’il voit en l’art un point de liaison entre tous les hommes. À l’endroit même où la religion échoue à relier et unir l’humanité, l’art accomplit son œuvre. Philippa avait refusé de se soumettre à cette vérité qu’était venu lui apporter Achille Papin dans sa jeunesse, au nom justement de son appartenance religieuse. Touchée par la grâce d’un repas hors du commun, elle renoue au soir de sa vie avec la fibre artistique que Papin avait voulu sublimer chez elle. Pour la première fois, peut-être, elle semble comprendre le message que cet homme était venu lui apporter. Par-delà les années, la puissance de l’art est, contrairement à la dernière image, très ironique, du film, une flamme qui ne s’éteint pas et est capable de toucher le cœur de tous les hommes.