Dans le pays du hamburger, du beurre de cacahuète et du coca-cola – image forcément réductrice et caricaturale, tous les Américains ne partageant sans doute pas ce goût – imaginer une représentation cinématographique de la cuisine française tient véritablement de la gageure. Peu nombreux sont les réalisateurs qui ont su mettre en image le plaisir lié à la gastronomie, créer cette sorte d’alchimie entre son spectateur et son film au point d’éveiller en lui des envies extra-filmiques. Cette visite de quelques bonnes tables françaises dans le cinéma américain se limite donc à quelques adresses prestigieuses : Ernst Lubitsch, Vincente Minnelli, Billy Wilder, Stanley Donen, Blake Edwards et Alfred Hitchcock. Des réalisateurs plus qu’étoilés par les grands critiques de cinéma, sensibles à leur étonnant savoir-faire et la saveur si spéciale de leurs films. Ce travail ne cherche donc pas à goûter tous les petits plats français présents sur le sol hollywoodien mais à s’attarder sur les meilleurs pour en savourer ce qu’ils ont d’inimitables ; ce qui suppose que, pour le cinéma récent, on s’écarte du simple domaine cinématographique pour jeter un coup d’œil du côté des séries télévisées américaines. Ces dernières sont aujourd’hui plus innovantes, plus réalistes, plus ouvertes au reste du monde que bien des productions hollywoodiennes. Il n’est pas rare aujourd’hui de trouver un épisode où les héros savourent un bon plat français en prenant d’ailleurs tout leur temps, une série s’étirant généralement sur 22 épisodes.
Nombre des films parlants de Lubitsch. des années 1930-40 ont pour cadre Paris, et un Paris plutôt raffiné. Que l’on puisse y découvrir les meilleures tables parisiennes n’a donc rien d’étonnant. Il n’a cessé d’exalter dans ses films, de manière agréablement amorale, le plaisir sous toutes ses formes. Mais assez curieusement, il s’est peu attardé sur les mets servis dans ses restaurants. Ainsi, lorsqu’il choisit comme cadre Maxim’s, il s’intéresse moins aux repas qu’à la somptuosité du décor, à la mise en place de ses personnages dans ce lieu mythique, à l’euphorie distillée par le champagne qui y coule à flot. Chez Lubitsch, la scène du restaurant parisien, récurrente, est souvent révélatrice d’une certaine philosophie de la vie. On y exalte les abus voire les interdits. De la « bonne chère » dans l’assiette à la « bonne chair » autour de la table, il n’y a qu’un pas. Mais nulle trace de vulgarité de cet amalgame. La femme est désirable voire insolente, mais elle reste sophistiquée et légère comme peut l’être un bon plat. Les restaurants de la capitale sont des lieux où le héros cherche la joie, une joie futile et éphémère à l’image du plaisir gustatif. Il y a dans sa vision de Maxim’s, mais aussi de tous les autres établissements que fréquentent ses personnages de film en film, une désinvolture minutieusement calculée.
La scène du petit restaurant de Ninotchka (1939) est sans doute la plus célèbre de son œuvre. Elle est le pivot du film puisque ce lieu deviendra l’espace de l’éveil à la vie pour la jeune Soviétique. Le rire qui la saisit dans le restaurant correspond à une prise de conscience du ridicule, en d’autres mots à une naissance qui lui interdit désormais le péché du sérieux. D’un éclat de rire, elle a conquis l’humour, l’ironie, le recul et l’intelligence. Le restaurant n’a pas l’éclat et le prestige de Maxim’s mais il en a la saveur pour la jeune femme qui découvre le bonheur, aussi fragile et temporaire soit-il. En fait, le restaurant parisien remplit chez Lubitsch une fonction précise : certains de ses personnages s’y révèlent parce qu’ils y commettent un acte irréversible (le rire de Ninotchka). Cette transformation définitive est d’autant plus étonnante que les restaurants restent par essence des lieux où le paraître domine. Mais l’illusion est nécessaire pour la survie car le bonheur est fondamentalement fragile.
On retrouve cette dimension chez Vincente Minnelli et singulièrement dans Gigi (1958) dont l’action se déroule presque intégralement à Paris – à l’exception d’une séquence à Trouville. Minnelli a situé deux autres de ses films dans la capitale, son célèbre Américain à Paris et Les quatre cavaliers de l’Apocalypse. Mais ces deux derniers films ne nous intéressent pas directement car Minnelli ne s’y attarde pas sur la cuisine française ou sur l’un de ses temples (selon les Américains !), Maxim’s. Gigi est une libre adaptation du roman de Colette, une œuvre que l’écrivain ne considérait pas comme capitale mais qui lui avait apporté un dernier éclat de renommée. La finesse, le chatoiement du style, la grâce très « France 1900 » de Colette mis en images par Hollywood peuvent paraître a priori une antinomie. Pourtant, avec Minnelli, le roman devient à l’écran une fête incomparable, un prodigieux album d’images aux couleurs admirables, ordonnées avec une maîtrise absolue et un goût sans faille, à l’instar des deux scènes ayant pour cadre Maxim’s. Comme chez Lubitsch, l’aspect purement culinaire est plutôt escamoté pour privilégier le lieu, la fascination qu’il exerce, autant sur ses clients que sur le public américain. La présentation qu’en fait en chanson Honoré Lachaille (Maurice Chevalier) est on ne peut plus claire :
J’attends Liane et Gaston, ce soir. Je donne une fête en l’honneur d’une fille divine rencontrée cet après-midi. Elle est la sœur de la fille divine pour qui j’ai donné une fête hier. Quel endroit merveilleux, Chez Maxim’s. Non seulement beau et gai mais unique.
Minnelli tourna ces scènes dans le véritable Maxim’s mais au prix de nombreux aménagements notamment pour l’éclairage.
Aujourd’hui encore, ces scènes procurent un intense plaisir esthétique. Mais derrière le faste du décor et de la mise en scène se cachent l’ironie et la mélancolie. La présentation chantée d’Honoré Lachaille se termine par cette curieuse affirmation :
Chez Maxim’s, on se mêle de ce qui nous regarde. On ne se soucie pas de qui est avec qui.
En d’autres termes, on y viendrait pour faire la fête, pour apprécier la haute cuisine ainsi que les vins appropriés et l’inévitable mais indispensable champagne. Mais les paroles du vieux séducteur sont immédiatement contredites par l’attitude du « Tout Paris » qui se plonge dans un étonnant silence à chaque arrivée d’un nouveau couple avant de commenter pernicieusement leur agencement, leur tenue, leur actualité... Le comportement de Gaston Lachaille (Louis Jourdan) constitue sans doute l’élément le plus décalé, et finalement le plus révélateur de cette étonnante assemblée. Il s’ennuie et n’hésite pas à le montrer jusqu’à ne plus supporter ses partenaires : il renverse son champagne dans le décolleté de sa maîtresse et, un peu plus tard, traîne Gigi littéralement hors du restaurant. Ces gestes montrent que Gaston sait justement ce qui compte dans ce lieu mythique : la tentative d’intégration à un décor car ce dernier exerce une fascination, il est le signe visible d’un style de vie qu’on s’impose dès lors qu’on en possède les moyens. Il est finalement le personnage le moins dupe de cette étonnante galerie que donne à voir Minnelli. Il est intéressant de constater qu’il rejoint en cela les personnages lubitschiens pour qui les restaurants, Maxim’s en particulier, se transforment en espace de rupture. Le double geste de Gaston est à ce titre révélateur de ce changement profond qui s’opère et qui trouvera un aboutissement dans sa demande en mariage avec Gigi.
Les deux séquences chez Maxim’s sont d’ailleurs à mettre en corrélation avec deux autres qui concernent directement la gastronomie : la première sur la manière correcte de manger des ortolans, la seconde sur le plaisir de goûter un bon plat du terroir fait avec amour, un cassoulet. La première se situe quelques minutes après que le spectateur a découvert que finalement Gaston souffre d’un irréversible ennui dans son monde, alors qu’il semble heureux dans l’humble appartement où vivent Gigi et sa grand-mère. La jeune fille se rend chez sa tante qui a la charge de lui apprendre les bonnes manières. Elle est conviée à manger correctement des ortolans :
Tante Alicia : Aujourd’hui, tu vas apprendre à manger des ortolans.
Gigi : C’est quoi, les ortolans ?
T. A. : De petits oiseaux exquis. La plupart des gens les attaquent sauvagement. Tu dois savoir comment les manger. L’inélégance à table a provoqué plus de ruptures que l’infidélité. As-tu bien travaillé en classe ? Qu’as-tu étudié ?
G. : L’histoire : la défaite de Napoléon à Waterloo.
T. A. : C’est déprimant. Quoi d’autre ?
G. : L’anglais.
T. A. : De l’anglais. Il le faut bien puisque les Anglais refusent d’apprendre le français. Commençons notre leçon. On coupe les ortolans en deux d’un coup bien assuré. (Gigi fait alors grincer son assiette avec son couteau.)
T. A. : Sans faire grincer la lame de ton couteau. (Gigi coupe plus délicatement son morceau et hésite à le mettre en bouche) À présent, mange chaque moitié. (Gigi croque non sans quelque difficulté sa première moitié d’ortolan dont les os craquent dans sa bouche). Ne te préoccupe pas des os. Mange tout en répondant à mes questions. Mais ne parle pas la bouche pleine. Puisque je le fais, tu peux le faire. De nouvelles amies ?
G. : Aucune. Je suis toujours toute seule. Grand-mère ne me permet pas d’accepter les invitations.
T. A. : Elle a raison. Tu ne serais invitée que par des gens ordinaires.
G. : Et nous ne sommes pas ordinaires ?
T. A. : Non !
G. : Où est la différence ?
T. A. : Ils ont la tête faible et le corps négligé. En outre, ils sont tous mariés. Tu ne comprendrais pas.
G. : Je comprends très bien. Nous, on ne se marie pas.
T. A. : Le mariage ne nous est pas interdit. Mais au lieu de se marier « déjà », il arrive qu’on se marie « enfin ». Déjeune pour que tu poursuives tes leçons.
Une leçon qui en dit long sur cette volonté d’intégrer un milieu où le paraître l’emporte sur la sincérité, où ce qui est dans l’assiette compte moins que la manière de couper ce mets et de le manger en public. Selon la tante de Gigi, une grande dame se reconnaît moins dans sa faculté d’apprécier le plat que de mettre en scène son repas. Une attitude qu’empruntera justement Gigi quand elle accompagne Gaston chez Maxim’s. À force d’avoir trop bien appris les leçons de sa tante, elle exaspère le jeune homme qui l’aime pour ce qu’elle est : fraîche et naturelle. Une scène qui est l’exacte antinomie de la séquence où Gaston se rend chez la grand-mère de Gigi alors qu’elle prépare un plat on ne peut plus traditionnel mais totalement inscrit dans notre patrimoine gastronomique français : le cassoulet.
Gaston : Je ne veux pas vous déranger.
Mme Alvarez : Je prépare le dîner.
Gaston : Ça sent délicieusement bon.
Mme A. : Oh, c’est juste un simple cassoulet avec du porc. Il est impossible d’avoir de l’oie cette semaine.
Gaston : Je vous en ferai envoyer deux. (Il revient vers Gigi qui décortique les haricots). Des caramels pour toi.
Gigi : Merci Gaston.
Mme A. : Vous la gâtez.
Gaston : Mais non ! Le champagne est pour vous.
Mme A. : Mois aussi, vous me gâtez trop.
(Gaston aide un peu maladroitement Gigi pour les haricots. Gigi apprend alors que Gaston doit se rendre à Trouville et qu’il organise une petite fête d’adieu pour 200 personnes au restaurant de la Tour Eiffel. Gigi revient alors dans la conversation sur les repas).
Gigi : Qu’allez-vous manger, ce soir ?
Gaston : Oh, un filet de sole normande aux moules pour changer et une selle d’agneau aux truffes (dans la version française un tournedos Rossini). Ça ne varie jamais et ne peut se comparer avec ce merveilleux cassoulet (dont il goutte la sauce).
Mme A. : Pourquoi ne restez-vous pas ?
Gaston : J’aimerais bien. (Il regarde à nouveau le cassoulet avec délectation). En effet, pourquoi pas ?
Le jeune dandy millionnaire choisit donc de rester dans cette atmosphère familiale où l’on se nourrit de repas certes simples mais qui demandent un savoir-faire certain, voire du talent pour le préférer à des repas a priori plus raffinés. Il y a dans cette séquence un véritable hommage de la part de Minnelli à la gastronomie française avec un savoureux retournement de situations des valeurs. Son héros qui a accès à toutes les meilleures tables parisiennes préfère le cassoulet, mais un cassoulet préparé avec amour. Ce qui ne l’empêche pas de citer quelques-unes de nos spécialités culinaires autour du poisson et de la viande. Minnelli a l’art de suggérer que la cuisine française est un tout, des plats plus raffinés aux plats traditionnels mitonnés avec amour par nos anciens. Et implicitement, avec une légère pointe d’ironie teintée de mélancolie, d’ajouter que le bonheur, même gustatif, ne dépend pas du décor, mais des seules sensations, et pourquoi pas, des sentiments. Mais comme chez Minnelli tout est beau même le trop plein de chez Maxim’s, tout est savoureux même le clinquant.
On remarquera que Lubitsch et Minnelli ne partagent pas seulement un goût identique pour ce lieu mythique qu’est Maxim’s mais aussi la volonté d’imposer une perfection qui ne semble pas de ce monde ; perfection d’un univers gouverné par le style, le leur, inimitable, qui distille le secret du plaisir où le champagne pétille et les cadences sont veloutées par la valse.
Billy Wilder et Stanley Donen ont aussi proposé dans certains de leurs films un regard sur Paris – la France se résumant souvent à la capitale pour Hollywood, à laquelle s’ajoutent parfois la Côte d’Azur, la Normandie, une station alpine, à ses grands monuments historiques (Louvre, Tour Eiffel...), ses grands couturiers (Givenchy, Dior...) et à certaines de ses bonnes tables. Quand Billy Wilder et Stanley Donen choisissaient comme principal lieu diététique Paris, la ville était alors immédiatement associée à l’actrice Audrey Hepburn768. Elle fut également l’héroïne de Deux têtes folles (Paris when it sizzles) de Richard Quine et de Comment voler un million de dollars de William Wyler qui avaient également pour cadre Paris. Cette volonté de lier Paris à Hepburn, alors que le film qui la rendit célèbre avait pour titre Vacances Romaines (1954), est sans doute consécutive au choix de Billy Wilder pour le film Sabrina de faire habiller Hepburn par Givenchy. Elle porta robes, jupes et pantalons de sa signature dans Drôle de Frimousse et Charade de Stanley Donen et dans Ariane de Billy Wilder. Elle fut l’élégance même à tel point que de nombreuses femmes cherchaient à lui ressembler. Dans Charade (1963), par exemple, alors qu’elle dîne sur un bateau-mouche avec Cary Grant, Donen ne donne pas de détails sur le repas. Il montre simplement une table bien agencée où le couvert est parfaitement ordonnancé. Le couple Cary Grant/Audrey Hepburn est on ne peut plus harmonieux, malgré la différence d’âge entre les deux comédiens. On ne voit pas directement les deux convives dîner mais la façon dont Hepburn se sert devant le regard complice de Grant s’inscrit dans l’art d’apprécier un repas raffiné et d’envisager finalement son film comme un plat succulent au goût dépaysant, en tout cas pour le spectateur américain.
Mais dans la filmographie d’Audrey Hepburn, la scène liée à la cuisine française la plus étonnante se trouve dans Sabrina (1954) de Billy Wilder. Elle y joue la jeune fille du chauffeur d’une riche famille de New-York, les Larabee. Depuis son plus jeune âge elle est amoureuse du plus jeune des deux frères Larabee, le plus insouciant et le plus dragueur ; c’est l’aîné, Linius (Humphrey Bogart) qui dirige les affaires de la famille. Le père de Sabrina l’envoie à Paris pour apprendre la cuisine. Pas n’importe laquelle, la grande cuisine française. Dans la première partie de la scène, elle apprend avec d’autres élèves à casser d’une main avec élégance un œuf. Wilder nous montre Sabrina avec l’œuf brisé dans sa main. Le maître de cuisine veut lui montrer comment faire mais il échoue et se ridiculise devant ses élèves. Sabrina ne sait pas encore apprivoiser les pratiques les plus simples de la grande cuisine mais elle en a déjà l’élégance. C’est inné chez elle. Dans l’autre scène – croustillante, qui se situe quelques mois plus tard, le maître de cuisine propose de découvrir le soufflé :
Le maître de cuisine : (d’abord immobile) Et maintenant, nous allons voir si vous savez faire un soufflé. (Il se met à marcher). Le soufflé doit être gai. Deux papilles dansant la valse par une brise d’été. (Son élan s’arrête brusquement quand il arrive au niveau de Sabrina). Vous avez cinq secondes. Quatre. Trois. Deux. Un. À vos fourneaux !
(Les apprentis cuisiniers se dirigent vers leur fourneau respectif et en sortent leur soufflé. Ils se tiennent debout l’un à côté de l’autre le soufflé à la main prêt à l’inspection).
Le maître de cuisine (passant devant chaque élève et commentant lapidairement) : Trop plat ! Anémique ! Trop lourd. C’est exagéré ! Bien ! Pas mal ! Superbe, mon cher baron, vous n’avez pas perdu la main ! (Et pour Sabrina) Inexistant !
Sabrina : Je n’y comprends rien.
Le baron : Je vais vous expliquer. Vous avez oublié d’allumer votre four. Il y a longtemps que je vous observe. Votre pensée n’est pas à ce que vous faites. Elle est ailleurs. Vous êtes amoureuse. Et, j’en jurerais, malheureuse en amour.
Sabrina : Ça se voit donc ?
Le baron : Clairement. Une femme heureuse en amour brûle le soufflé. Une femme malheureuse oublie d’allumer le four.
Il y a dans cette scène une approche pour le moins originale dans le rapport qui lie la cuisine française et l’image de la jeune femme américaine. Celle-ci n’intègre pas le savoir-faire indispensable pour une bonne cuisine parce qu’elle manque de concentration. Pourtant, on ne doute pas un instant qu’elle y parviendra tant son élégance, sa gestuelle remplie de grâce, même lorsqu’elle est désespérée, transcendent la scène. Wilder ne nous montrera son art. Il y fera allusion, peu avant la fin, quand elle propose un repas d’adieu à Linius, où figure... un soufflé. On la voit simplement casser un œuf, avec la même assurance que le maître de cuisine parisien. Ces quelques gestes montrent que Sabrina est désormais capable de gérer seule sa vie. Elle décide de repartir pour Paris mais Linius la rejoindra. On sait qu’en 1996, Sidney Pollack signa un remake de Sabrina. Sa version est fidèle à l’original à une exception près : Sabrina se rend à Paris pour devenir photographe de mode. La cuisine française ne serait-elle plus exportable dans le cinéma américain. Ou, au contraire, les Américains l’auraient-ils suffisamment intégrée pour qu’on ait eu à modifier cet aspect de l’œuvre originale ?
Pour un réalisateur comme Blake Edwards, la réponse est évidente. Les Américains n’y connaissent rien même les plus riches d’entre eux. Des films comme Elle, S.O.B., L’amour est une grande aventure, Boire et déboires regorgent de personnages issus de la bourgeoisie californienne. Ils mangent n’importe quoi. Pourtant ils apprécient nos vins et singulièrement notre champagne, mais sans grâce puisqu’ils y plongent leur désespoir et qu’ils en abusent outrageusement. Pourtant dans un de ses films les plus célèbres, Victor Victoria (1982) qui se situe dans le Paris des années 1930, il donne à voir l’une des scènes de restaurant les plus jouissives de la comédie américaine : Victoria, chanteuse, vient d’échouer dans une audition pour un prestigieux cabaret parisien. Elle se rend dans un restaurant qui n’a rien d’exceptionnel mais dont la salle est bien remplie, signe d’une certaine qualité. Elle ne désire pas se débarrasser de son manteau. On ne l’a pas vue commander. Un serveur au faciès pour le moins étonnant et à l’attitude désinvolte lui apporte une assiette :
Le serveur : Vous boirez quelque chose ?
Victoria : Montrez-moi votre carte des vins.
Le serveur : Nous avons du vin blanc 1934, du vin rouge 1934. La semaine dernière, le rosé, nous l’avons mis dans la salade.
V. : Que me conseillez-vous ?
Le serveur : Le rouge vaut 6 centimes de moins. Le blanc alors ?
V. : Donnez-moi le rouge.
Le serveur : Je parie que vous êtes une Rockefeller.
(Peu de temps après, Toddy, un artiste, passe devant le restaurant et la reconnaît pour l’avoir remarquée au cours de l’audition. On retrouve Victoria à l’intérieur du restaurant. Le serveur apporte le vin. Avant de servir, il se baisse pour regarder sous la table au grand étonnement de Victoria.)
V. : Qu’y a-t-il ?P
Le serveur : Vous n’avez pas un chien par hasard ?P
V. : Un chien ?
Le serveur : Je me suis absenté cinq minutes et vous avez tout mangé.
V. : C’était délicieux.
Le serveur : De la salade ?
V. : Plus tard... Le poulet est si bon que j’essaie le porc. Ce sera long ?
Le serveur : heure environ.
V. : Et le bœuf bourguignon ?
Le serveur : C’est prêt.
Victoria : J’en prends. Et ensuite la salade.
Le serveur : Vous avez droit à deux salades.
Victoria : Mettez-les moi sur la même assiette.
Le serveur : Oui Madame. (Il sert le vin).
Victoria : Le vin est délicieux.
Le serveur : Voulez-vous 2 desserts. Le flan et la coupe Jacques vont très bien ensemble.
(Apparaît alors Toddy. Il lui avoue qu’il l’aurait bien invitée pour ce dîner, mais il est sans le sou. Victoria le convie à partager ce repas et lui annonce qu’elle se retrouve dans la même situation... Mais elle a une parade pour ne pas payer : elle a un cafard dans son sac qu’elle déposera dans la salade...)
V. : Essayez le poulet. Je vous le recommande. (Au serveur). Le bourguignon est un peu dur.
Le serveur : Peut-être que vos mâchoires sont fatiguées de manger.
Toddy : À propos de mâchoires surmenées, reposez les vôtres et apportez la carte des vins.
Victoria : C’est tout ce qu’il y a.
Toddy (regardant le vin) : Ceci ? La dernière fois que j’ai vu ça, il a fallu tuer le cheval.
Le serveur : J’en ai de la veine. En une soirée, Rockefeller et Groucho Marx.
Toddy : C’était pas un vrai cheval, mais un costume avec deux serveurs dedans.
Le serveur : Je trouverai une riposte cinglante en apportant le poulet.
Toddy : L’homme sage sait quand il doit écouter.
Le serveur : Un faible d’esprit conseille un demeuré.
La scène se termine avec le lâchage de l’insecte. La réaction du maître d’hôtel est on ne peut plus surprenante puisqu’il n’envisage pas de rembourser quoi que ce soit et qu’il s’en tient simplement à de plates excuses. Mais, quand l’insecte grimpe sur la jambe d’une autre cliente, la panique éclate et Victoria et Toddy s’extirpent du restaurant sans avoir payé.
On sent dans cette scène aux dialogues ironiques, deux ambitions non contradictoires mais néanmoins conflictuelles : celle du moraliste adepte du castigat et celle de l’amuseur incorrigiblement adonné au burlesque, à la farce, au slapstick. On trouve ici à côté de préoccupations graves – la pauvreté, la nécessité de se restaurer – des situations et des gags désopilants. Finalement, mais sur le ton de la comédie pure, il montre qu’un petit restaurant qui sert en gros trois viandes – du poulet, du porc et du bœuf bourguignon – et deux petits vins – un rouge et un blanc – peut être envisagé par une partie de sa clientèle – la plus pauvre d’entre elle – comme un repas des plus raffinés. D’ailleurs on reste frappé dans cette scène par la précision de l’agencement scénique et de l’élégance formelle omniprésente qu’on peut comprendre comme des antidotes au chaos qui menacent constamment d’engloutir les personnages, ce qui arrive d’ailleurs quand Victoria et Toddy quittent le restaurant. Ce repas est fondamentalement une supercherie, un mensonge. Une supercherie quant à la classe sociale à laquelle nos héros semblent appartenir et un mensonge quant au caractère supérieur des mets servis. Mais, à l’image d’Audrey Hepburn dans les films de Wilder, ce couple a gardé son authenticité, son naturel. Ils ont véritablement apprécié ce repas quelconque comme ils apprécieront tout ce qu’il arrivera sans jamais se mentir à soi-même. Le reste du film est bâti sur un mensonge puisque Victoria se fera passer pour un homme, Victor, qui possède une voix de femme. Mais ce mensonge nécessite le talent réel de la jeune femme et lui permettra de trouver gloire et fortune. Et après le petit restaurant quelconque, toutes les grandes tables lui sont ouvertes désormais. Pourtant, Edwards ne s’y attardera jamais plus comme il l’a fait dans cette scène. Sans doute parce que Victoria vit désormais avec un riche américain qui peut se permettre toutes les folies, au point de ne plus apprécier à leur juste valeur ce qu’on lui propose, les meilleurs repas y compris.
Les Américains auraient donc tout à apprendre. En tout cas, c’est le message que semble suggérer la séquence du restaurant de Pretty Woman (1990), le film de Gary Marshall qui rendit célèbre Julia Roberts (Vivian), actrice qui est aujourd’hui aussi importante qu’Audrey Hepburn dans les années 1960. Lorsque Vivian – une prostituée rencontrée par hasard par Edward (Richard Gere) – apprend qu’elle doit l’accompagner pour un repas d’affaires avec un riche armateur et son petit-fils dans le plus grand restaurant français de Los Angeles, elle demande au gérant de l’hôtel où elle loge avec Edward de lui donner une leçon de bonne conduite à table :
(On voit une assiette et ses couverts)
Barney : Bien. Encore une fois. La serviette.
Vivian : La serviette, posée délicatement sur les genoux.
Barney : Bien. On ne met pas les coudes sur la table. On se redresse. (Il désigne alors les différents couverts). Fourchette à crevettes, à salade, grande fourchette...
Vivian : Je maîtrise celle à salade. Le reste de l’argenterie, c’est...
Barney : Si vous paniquez un peu, comptez les dents : quatre dents, grande fourchette. Parfois il y a trois dents, c’est la fourchette à salade. Parfois...
(Vivian et Edward sont assis à table avec l’homme d’affaire et son petit-fils. On sert des toasts)
Vivian (paniquée alors que les hommes parlent affaires) :
Où est la salade ?
Edward : Elle est servie en fin de repas.
Vivian : Je ne connais que cette fourchette
Le grand-père : Je ne sais pas vous, mais je n’ai jamais su me rappeler laquelle utiliser. (Il prend alors en main un toast pour le manger. Vivian l’imite aussitôt).
(Plus tard, on sert une assiette d’escargots)
Vivian : Qui a commandé cela ?
Edward : C’est moi. Ce sont des escargots, une spécialité française. C’est un mets délicieux. Essayez. (Tandis que les hommes continuent à parler affaires, Vivian se débat avec un escargot jusqu’au moment où elle le projette à plusieurs mètres de la table. Le garçon qui surveille le rattrape avec délicatesse et savoir-faire. Les hommes sourient.)
Vivian : Elles glissent ces sales bêtes.
Le garçon : Ca arrive tout le temps.
(Un peu plus tard, alors que les deux hommes d’affaires ont quitté la table, peu ravis de l’entretien avec Edward, la viande est servie. Vivian la badigeonne de ketchup en tube. Le maître d’hôtel passant par là semble offusqué).
Edward : C’est du ketchup ?
Le garçon : Oui Monsieur.
Edward : L’addition, s’il vous plaît ?
Vivian : Ils n’ont jamais vu de ketchup ?
Edward : Non, pas ici !
Cette scène constitue comme un écho contemporain à Sabrina. Certes, cette dernière était une jeune fille pure qui partait pour Paris pour apprendre les bonnes manières alors que Vivian est une jeune femme de petite vertu. Pourtant, il y a dans les deux films une volonté d’apprendre et de bien faire avec la même maladresse élégante, désarmante et jamais vulgaire. Là où le film de Marshall fait étonnamment mal pour les Américains, c’est qu’il semble montrer qu’ils sont incapables d’apprécier la cuisine française à sa juste valeur. Le vieil homme d’affaires est certes multimillionnaire mais il se tient à table comme le plus simple des Américains, à mille lieues de l’assurance toute calculée d’Edward. La jeune Vivian est la plus touchante car elle ne s’intéresse guère aux discussions des hommes, trop concentrée devant ces mets certes savoureux mais si exotiques qu’elle ne sait comment les prendre (l’épisode de l’escargot). Un peu plus tard, elle lui fait goûter la bonne cuisine traditionnelle de la rue américaine : le hot-dog. Il est dans un premier temps aussi maladroit avec ce curieux objet alimentaire mais, à l’image de Vivian, consent des efforts pour le manger à l’Américaine. Et c’est finalement, entre autres, grâce à cet échange que l’un accepte l’autre pour ce qu’il est et que cela se termine, comme dans tout conte de fées, par un mariage.
Les Américains ne manquent d’ailleurs pas d’ironie et, surtout, de mémoire. Quand P.J. Hogan propose à Julia Roberts le rôle de la garce dans Le mariage de mon meilleur ami (1997), il n’oublie pas de nous indiquer son métier : critique culinaire pour la grande presse américaine. Et la première scène du film nous montre ce qui semble être un grand restaurant français ayant pignon sur rue à Chicago. Rarement, dans un film américain, et en si peu de temps, on a assisté au travail dantesque d’une grande table : le chef de cuisine nerveux mais sûr de lui, ses nombreux collaborateurs à la tâche et une salle à manger où les clients apprécient la bonne chère loin du tumulte des cuisines.
Avec des créatures aussi mythologiques que Greta Garbo, Audrey Hepburn, Julie Andrews et Julia Roberts, les cinéastes n’ont, semble-t-il, peur de rien. Elles renvoient toutes à une certaine idée de la beauté féminine. Que leur élégance naturelle accompagne des scènes où la gastronomie, sous une forme ou une autre, est mise en valeur n’a donc rien d’étonnant. Un réalisateur comme Lawrence Kasdan l’a fort bien compris quand il réalise pour Meg Ryan, initiatrice et productrice du film French Kiss (1995), ou les tribulations d’une Américaine en France. Elle (Kate) y trouve l’amour de sa vie avec un escroc français (Luc) mais qui a grandi dans le vignoble bordelais et qui rêve de produire son propre vin. À la différence des autres héroïnes précédemment citées, elle s’y connaît en vins et en fromages. Au sujet de ce dernier, une amusante scène se déroule dans le restaurant d’un train :
Luc : Vous faites quoi ?
Kate : Je me goinfre de fromages, je n’en ai pas mangé depuis des années. Vous avez mal dormi, on dirait.
Luc (au serveur) : un café.
Kate : Bizarrement, je me suis reposé. J’ai fait ce rêve dont je ne me rappelle pas bien. Vous savez quand on fait un rêve exceptionnel et qu’au réveil on se sent changé ?
(Elle regarde dehors et voit les vignes) Mon Dieu, c’est magnifique ici !
Kate (se retournant vers Luc) : Vous savez qu’il y a 452 fromages dans ce pays ? C’est incroyable, non ? Trouver 452 façons de classer ce qui n’est qu’un procédé bactériologique !
Luc : Vous préférez un fromage, un cheeseburger et un restaurant unique ?
Kate : Je dis que j’adore le fromage.
Mais elle en mange tellement qu’elle en fait une indigestion avec cette réplique tout à fait américaine : « le mucus est là, couvrant la paroi intestinale ! ». Par la suite, elle se montre moins gourmande avec le vin, mais plus experte et charme définitivement Luc qui voit alors en elle la femme de sa vie.
Il est intéressant de constater l’évolution pour les personnages féminins de ces deux derniers films. Si elles possèdent le charme, l’élégance et la prestance de leurs aînées, elles s’avèrent plus expertes pour la cuisine et le vin. Peut-être parce qu’aujourd’hui, en Amérique, les bons plats français sont appréciés à leur juste valeur par une certaine population aisée, urbaine, ouverte sur le monde. Par ailleurs, montrer Julia Roberts ou Meg Ryan manger un hamburger dans un fast food n’a pas la même allure que les convier à une belle table où des serveurs impeccables apportent ce qu’on fait de mieux dans la restauration : la cuisine française.
Il y a pourtant une contradiction dans cette représentation hollywoodienne de la cuisine française. On sait qu’aujourd’hui encore la haute cuisine est une affaire d’hommes. Peu de femmes comptent parmi les étoilés du Michelin. Or, à Hollywood, on associe les mets les plus savoureux au gratin des plus grandes stars féminines de la comédie américaine. La gastronomie reste donc fondamentalement pour les réalisateurs américains une référence à la fête, laquelle est un élément constitutif de toute bonne comédie. Mais une fête où le plaisir sensoriel est intimement lié à la féminité. Une fête où la femme se révèle parfois sous sa véritable nature. Dès lors le raffinement peut s’avérer aussi délicat que cruel. Ninotchka découvre le plaisir de vivre à partir de la scène du restaurant mais cela signifie également pour elle une rupture douloureuse avec son passé austère qui l’oppresse encore ; elle est obligée de retourner à Moscou avant de retrouver la liberté. En intégrant le cercle très fermé de la haute bourgeoisie parisienne, Gigi ne peut plus rester la jeune fille naturelle qu’elle est au début du film. Son intégration passe non seulement par une sophistication vestimentaire mais un raffinement dans la moindre de ses attitudes. Pour Gaston qui aimait justement la première Gigi, la demande en mariage, alors qu’elle s’est précisément transformée en femme du monde, s’inscrit peut-être davantage dans une sorte d’obligation que dans un véritable amour. Encore que Minnelli laisse supposer dans la déclaration de mariage et dans les dernières images une réelle harmonie dans ce couple. Gaston et Gigi n’auront peut-être plus l’occasion de goûter au savoureux cassoulet de la grand-mère mais ils en garderont un souvenir qui permettra à leur amour de perdurer.
S’il y a quelque amertume qui transparaît ici et là dans ces œuvres, elle n’est jamais aussi forte que chez Alfred Hitchcock. On connaît son goût pour la bonne chère et les bons vins. Pourtant, assez curieusement, tout au moins durant sa période américaine, il n’a jamais réalisé une séquence consacrée à la cuisine française qu’il chérissait tant. Tout juste a-t-il daigné s’attarder sur quelques-uns de nos alcools comme le vin dans Les Enchaînés et le cognac dans Fenêtre sur cour. De façon assez paradoxale, c’est dans son avant-dernier film, tourné en Angleterre, qu’il consacre plusieurs séquences à l’inadéquation entre les goûts culinaires anglo-saxons et la cuisine française. Il s’agit de Frenzy (1972). Comme dans de nombreux autres films du maître du suspense, le héros est injustement accusé de meurtres qu’il n’a pas commis. Un policier enquête. Il l’arrête assez facilement. Mais au fur et à mesure, il se met à douter, surtout quand il déjeune. On le découvre une première fois au bureau dégustant un breakfast devant son adjoint abasourdi par l’appétit de son supérieur hiérarchique. L’inspecteur lui explique que sa femme prend des cours de cuisine française (Gourmet Cooking dans la version originale) et que pour un Anglais, trois véritables breakfasts suffisent à nourrir un homme. Pourtant, c’est au cours des repas mitonnés avec amour par sa femme que ses doutes se transformeront en certitudes. Dans une première séquence, tandis qu’il lui relate les avancées de l’enquête, elle lui sert une soupe de poisson constituée d’éperlans, de morues, de congres, de sardines et de baudroies. Les ingrédients sont certes alléchants, mais la présentation est parfaitement répugnante. Alors qu’elle se rend à la cuisine, l’inspecteur remet le contenu de son assiette dans la casserole. Cette entrée sera suivie de cailles aux raisins. Le pauvre n’ayant rien mangé doit alors se débattre à ses minuscules volatiles. Les raisins ont l’air plus gros que les oiseaux. Dans une seconde séquence, alors que ces doutes ne cessent de croître quant à la culpabilité du héros, sa femme lui sert un pied de porc à la mode de Caen. Le pauvre homme ingurgite un morceau, fait mine de le mâcher avant de le recracher tandis que sa femme s’occupe de son soufflé. À la fin de la séquence, on lui apporte la preuve de l’innocence du héros. Sa femme lui demande s’il sera dédommagé. L’inspecteur craint que la somme soit bien légère. Elle lui propose alors de l’inviter à dîner pour déguster un caneton aux cerises. La réponse de l’inspecteur est alors on ne peut plus franche :
« Après la prison, j’espère qu’il sera prêt à manger n’importe quoi ! »
Hitchcock montre tout en ironie la fascination-répulsion que peut receler la gastronomie française. Il y a d’un côté une femme qui cherche à plaire, de l’autre un mari qui ne désire que se nourrir simplement. Et il y a dans ce film un Londres qu’on n’a pas l’habitude de montrer au cinéma : Covent Garden, c’est-à-dire le centre du marché londonien où s’entassent le matin des aliments frais et le soir des cageots et détritus. L’alimentaire est ici un parfait corollaire avec certains personnages féminins puisqu’on les voit arriver « toutes fraîches » le matin avant de les retrouver mortes dans des sacs de pommes de terre le soir. Cette volonté de mélanger les aliments avant et après leur consommation, de mitonner des plats issus de la cuisine française mais avec un évident manque de savoir-faire, de tuer « salement » des jeunes femmes dans leurs lits pour les jeter dans des sacs de pomme de terre et d’imaginer les meurtres de ces dernières en faisant craquer les os d’une caille dans la bouche du policier, confère à ce film un goût amer, voire ragoûtant. Il peut être lu en tout cas comme le signe visible d’un profond complexe d’infériorité culturelle du monde américano-britannique pour le raffinement français.
Ce complexe transparaissait déjà dans Gigi ou Sabrina, mais il y avait chez Minnelli un tel chatoiement dans la mise en scène et chez Wilder un tel amour pour son interprète qu’on y restait plutôt insensible. Avec Hitchcock, il est évident mais il constitue aussi un aveu du grand maître : il aime notre cuisine et regrette infiniment que les pays anglo-saxons ne l’aient jamais vraiment adoptée. Pourtant les personnages joués par Julia Roberts dans Le Mariage de mon meilleur ami et Meg Ryan dans French Kiss mais aussi dans Nuits blanches à Seattle et dans Vous avez un message, semblent aller dans le sens d’une lente acceptation de ce que la France a de meilleur. Mais ces exemples sont encore timides. Il faut alors regarder du côté des productions télévisuelles, et singulièrement des séries télévisées pour percevoir une autre sensibilité. On s’arrêtera simplement sur deux exemples, avec une série un peu ancienne déjà et l’autre très récente.
Le premier est la 42e enquête de Columbo qui a pour titre « Meurtre à la carte ». Notre célèbre inspecteur cherche à piéger un grand critique gastronomique français, Paul Gérard, qui a assassiné un grand cuisinier italien. Ce dernier a refusé de céder au chantage du critique qui extorquait de l’argent à tous les grands chefs californiens. Columbo apprécie la bonne chère. Il l’a montré dans plusieurs épisodes, et, dans celui-ci, il laisse libre cours à ses connaissances culinaires et se régale avec Paul Gérard même s’il doit l’arrêter. Tout est délicieux dans cet épisode, même le lieutenant qui revêt son smoking. Sublime ironie, le critique gastronomique est interprété par Louis Jourdan, qui jouait Gaston Lachaille dans Gigi. Il y a dans cet épisode un véritable hommage à la haute cuisine internationale, japonaise, italienne et surtout française.
Le second exemple est Alias, une série d’espionnage qui en est actuellement à sa quatrième saison. C’est aussi une série-feuilleton sur la famille, l’amour difficile entre l’héroïne et son collaborateur à la CIA. Dans chaque épisode, les héros voyagent à travers le monde. Quand leur emploi du temps le permet, ils n’hésitent pas à s’arrêter dans les meilleures tables du pays. Comme il leur arrive souvent de passer par la France, ils savourent notre cuisine. À Los Angeles, ils préparent eux-mêmes des repas qui n’ont rien à voir avec les plats américains traditionnels : on y cuisine la viande mais à la française. Cette ouverture au monde ne s’inscrit pas comme dans les films dans une sorte de complexe d’infériorité culturelle. Il y a autant chez Columbo que chez Sidney, cette curiosité de tout connaître, de se laisser surprendre ou de vouloir apprendre. La société américaine n’évoluera pas si elle reste cloisonnée. Il est intéressant de constater que ces deux exemples ne sont pas uniques et que nombre de séries actuelles s’ouvrent de la même manière au reste du monde, et à la France en particulier. Sans doute faut-il voir là une sorte de réaction de la part d’une certaine intelligentsia télévisuelle face à un pouvoir central qui prône l’autarcie, la méfiance de l’autre. La société américaine n’est pas à un paradoxe près.