Bertram M. Gordon

POMMES FRITES OU « FREEDOM FRIES » : PERCEPTIONS AMÉRICAINES DE LA GASTRONOMIE FRANÇAISE DANS LE MAGAZINE GOURMET (ÉTATS-UNIS) DE 1941 À 2005

Le sujet de cet article, les fameuses « freedom fries », porte sur la manière dont les États-Unis perçoivent la culture française. La source est le magazine Gourmet 769. On peut dire que les couvertures de Gourmet sont des preuves tangibles du goût mondial. Avec l’histoire du Guide Michelin et les nouveaux restaurants deux étoiles en Angleterre et au Japon, les couvertures de Gourmet permettent d’écrire l’histoire du goût depuis l’époque, symbolisée par la construction de la Tour Eiffel, où la France était perçue comme un modèle de perfection culturelle, jusqu’à nos jours.

En histoire, on peut faire des analyses exactes mais on ne peut jamais confirmer ses preuves parce qu’elles sont enterrées dans le passé. Pour écrire l’histoire de Gourmet, on utilisera des sources complexes faites d’opinions et de rumeurs. Surtout, les repas ont été dégustés et digérés depuis longtemps. Les preuves définitives appar-tiennent toutes au passé et ici on pose des questions sur un sujet tout à fait neuf, sur lequel on possède peu d’informations. On peut offrir plus d’hypothèses que de preuves. C’est un problème de sources et de méthodologie historique et non pas de cuisine, un problème à deux variantes : la politique et l’esthétique, c’est-à-dire la façon dont on comprend la culture.

Avec un collègue, Ian Dengler, j’ai compilé en 1983 les articles, les critiques de restaurant, les publicités, les recettes, enfin, presque tout ce qu’on pouvait compiler pour faire une étude statistique du magazine. Depuis, on a mis petit à petit ces compilations à jour. Les couvertures du magazine en constituent les éléments les plus importants car ce sont elles qui contiennent les idées clés et qui forment l’iconographie la plus représentative de Gourmet. Ce sont les compilations d’une série, comme les couvertures de Gourmet, qui démontrent ce qui se passe vraiment dans l’histoire.

L’intitulé de cet article doit beaucoup à des événements récents. On sait qu’en 2003, à cause de l’opposition du gouvernement français à la guerre américaine en Irak, les chefs républicains à la Chambre des Représentants américaine ont remplacé dans leurs cafétérias les « French fries » (frites) et le « French toast » (pain perdu) par des « freedom fries » et « freedom toast »770. Une référence du président George W. Bush utilisant les mots « French fries » à la place de « freedom fries » montre que l’on continuait d’en parler en 2005771.

Si les Républicains à la Chambre savaient que la France culinaire était déjà en déclin aux États-Unis, ils ne s’en inquiétaient pas du tout. Les couvertures du magazine reflètent une baisse des références françaises qui va de pair avec celle des indices de la cuisine, du tourisme, du cinéma, des arts et de la langue du pays de Rabelais dans les périodiques inventoriés par The Readers Guide to Periodical Literature 772. On peut dire que l’iconographie des couvertures de Gourmet depuis 1941 forme un indicateur important des perceptions américaines de la cuisine française et également de la France tout court.

GourmetGourmet Magazine en anglais – fut le premier magazine américain à se consacrer à l’art culinaire et au vin. Ce fut aussi le premier à publier systématiquement des critiques de restaurants, et, en 1974, à faire des reportages réguliers sur les restaurants de Californie 773. Pourtant, en dépit du titre, Gourmet était, et demeure, plus qu’un périodique gastronomique ou culinaire. Son sous-titre, « le magazine du bien vivre [the magazine of good living] », démontre que Gourmet est un magazine de luxe774. Même avec les changements politiques et culturels qui caractérisent certaines périodes, cette publication, avec une diffusion de près d’un million d’exemplaires, reste toujours le plus prestigieux des magazines gastronomiques américains775.

Cependant, l’histoire de la création du magazine est enfouie dans une obscurité presque totale, ce qui est représentatif d’une grande part de l’histoire de la gastronomie en général. Personne n’a reconnu l’importance historique de la pensée du fondateur, Earle MacAusland, et de son équipe. Même l’information sur MacAusland est assez rare et il n’y a presque rien de significatif sur lui sur l’internet. A part une nécrologie dans le New York Times, peu de choses ont été écrites sur un homme qui a joué un rôle important dans la gastronomie américaine du XXe siècle. Ce manque d’information caractérise l’histoire gastronomique et se trouve être la raison principale pour laquelle les livres sur la cuisine sont trop souvent d’un niveau insuffisamment élevé.

MacAusland est né en 1892, dans la ville de Taunton, dans le Massachusetts. Ses parents étaient d’origine écossaise et son père travaillait comme argentier pour la société Reed et Barton. Après la promotion de son père au poste de directeur général, la famille déménagea à Beacon Hill, un quartier prestigieux de Boston. Les MacAusland faisaient plutôt partie de la classe moyenne, mais il y avait toujours de l’argenterie fine sur la table. On espérait qu’Earle deviendrait chirurgien orthopédique, mais il échoua à un examen de latin, indispensable pour être admis à la faculté de médecine d’Harvard 776.

Il fit brièvement des études d’ingénieur au MIT, mais il abandonna ses études pour faire carrière dans le monde du journalisme à New York. Il commença comme vendeur de publicité pour magazines féminins. On trouve d’ailleurs son nom pour la première fois dans le New York Times en 1932, où il est mentionné comme assistant dans une exposition de chevaux dans le Connecticut777. Dans les années trente, il fut président de la société MacAusland & Bowers, Inc., qui publiait une revue intitulée The National Parent-Teacher (le parent-instituteur national), dont il démissionna en 1937778. En pleine faillite personnelle durant la grande dépression des années 30, il trouva un catalogue de S. S. Pierce, qui était un vendeur d’aliments de qualité, souvent importés du monde entier. MacAusland expliqua plus tard que c’était ce catalogue qui lui avait donné l’idée de créer un magazine de bonne cuisine. Par la suite, il persuada son père et ses frères de lui prêter l’argent pour lancer Gourmet 779. En septembre 1940, un petit article dans le New York Times annonça que MacAusland commencerait à publier un « magazine de classe sur l’alimentation (class food magazine). La rédactrice sera Madame Pearl V. Metzelthin et le chef sera Louis Pullig De Gouy. »780

MacAusland avait alors cinquante ans. De Gouy était le propriétaire d’une école de cuisiniers à New York et aussi l’auteur de livres de cuisine bien connus781. Après la publication du premier numéro, MacAusland trouva deux associés financiers importants : Gladys Guggenheim Straus, de la maison d’édition Farrar, Straus et Giroux, et Ralph W. Reinhold, qui présidait sa propre maison d’édition et avait créé la revue American Artist, en 1938782.

MacAusland publia Gourmet jusqu’à sa mort en 1980. Le magazine avait évolué d’un style essentiellement masculin, avec des articles sur la chasse par exemple, durant les années quarante, à un magazine plus féminin au moment de la mort de MacAusland. La majorité de la clientèle était devenue féminine avec un revenu de plus de 25 000 $ par an et un âge moyen d’un peu plus de quarante ans ; on peut donc dire une clientèle de la haute et moyenne bourgeoisie783. Trois ans après, qualifiée par le New York Times de « magazine de classe... rempli de pubs Mercedes et Mumm », Gourmet fut acheté par la chaîne Condé Nast, qui garda l’ancienne équipe et préserva son style784. Le magazine conserva son sous-titre, « le magazine du bien vivre », et les articles sur les voyages constituaient toujours une part très importante de Gourmet. En 1987, les publicités de voyage composaient la plus grande partie des annonces du magazine. Celles de cuisine ne représentaient que 8% du total785. En 1990, une journaliste écrivait que le succès continu de Gourmet depuis un demi-siècle était le résultat d’une bonne politique commerciale de publicité en « selling the right dream to the right people (vendant le rêve approprié aux gens bien) ». En 1990, un lecteur sur sept était milliardaire786.

Sur la couverture du premier numéro de Gourmet figurent une tête de sanglier servi avec des légumes, et un verre de vin, ce qui n’est pas tellement français787. Il est assez facile de classer par nationalité les motifs des couvertures parce qu’il y a àl’intérieur des plupart des numéros un petit sommaire écrit, où l’illustration de la couverture est identifiée comme française, ou italienne, etc.

Les catégories représentées de notre premier graphique [fig. 1]788 répertoriant toutes les couvertures avec des motifs français à partir du premier numéro, du mois de janvier 1941 jusqu’à l’exemplaire publié au mois de janvier 2005 sont « France », « (style) Continental » et « France(s) ». La catégorie « Continental » regroupe pour les Américains de cette époque la haute cuisine française des grands hôtels et des paquebots transatlantiques, dont le style mélange parfois des aspects français et russe, comme le boeuf stroganoff et les côtelettes viennoises ou encore le goulash hongrois, les pâtisseries viennoises... Quant à la catégorie « France(s) », elle comprend des plats franco-suisses et franco-belges ainsi que les plats créoles ; on y a aussi inclus quelques mets franco-italiens et franco-chinois. En moyenne il y a 2,25 couvertures à identité française sur les 12 numéros publiés annuellement. On peut trouver dans le premier numéro un article sur les vins de Bourgogne écrit par le « bec fin » Samuel Chamberlain. Ce dernier, pendant les années 50, écrivait des livres sur la gastronomie des régions de France. On y retrouve aussi l’esprit de francophilie de MacAusland, dont on disait qu’il aimait la cuisine française et la cuisine de Nouvelle-Angleterre, la soupe (épaisse) de palourdes (clam chowder) en particulier. Des articles écrits par Chamberlain, Mary Frances Kennedy [M. F. K.] Fisher (1908-1992), Stephen Longstreet et bien d’autres ont introduit auprès du grand public américain de multiples termes culinaires : sauce béchamel, bavaroise aux fraises,... Le magazine est assez vite devenu une source d’idées pour des recettes qu’on pouvait servir lors de réceptions. Pendant des années, la plupart des abonnés habitaient la région de Washington D. C. où les réceptions font partie de la vie quotidienne. Malgré tout, on peut noter qu’il y a peu de couvertures françaises dans les premières années du magazine789.

La première année, 1941, posait un problème politique à l’équipe de Gourmet. Dans la perspective de l’histoire de la deuxième guerre mondiale, deux hypothèses peuvent être avancées pour expliquer la rareté des couvertures Gourmet à motif français durant ses premières années. D’abord, la France à ce moment-là, était la France de Vichy. Comme on l’a vu, le premier numéro de Gourmet était annoncé en septembre 1940. Or combien de temps fallut-il pour développer le magazine ? Ici, on aborde le problème de Vichy vu de l’autre coté de la Manche. On se souvient de la « grande trahison », selon le général Maxime Weygand qui voulait lancer une offensive vers Arras et refusait d’embarquer ses soldats français à Dunkerque au moment où les Britanniques étaient en train de replier leurs troupes vers l’Angleterre 790. De part et d’autre de la Manche se diffusa le sentiment de la trahison de l’allié ; du côté français, c’était la « trahison » britannique à Dunkerque en juin 1940, suivie d’une seconde lors de l’attaque anglaise contre la flotte française à Mers-el-Kébir le 3 juillet et le bombardement de Gibraltar par des avions français deux jours après791.

C’est à ce moment-là que Gourmet était en train de naître : les idées, l’argent, et l’équipe. L’Amérique n’était pas encore en guerre mais avec le prêt-bail du Président Franklin Roosevelt, elle était en guerre virtuelle contre les pouvoirs de l’Axe. C’était l’époque des reportages de William L. Shirer sur la signature de l’armistice franco-allemand à Compiègne. Les couvertures représentent alors, une espèce de politique de patriotisme gastronomique anglo-américain et canadien reflétant la politique américaine du prêt-bail. On devait soutenir l’effort de guerre américain et éviter de mettre la France du maréchal Pétain sur la couverture d’un magazine patriotique anglo-américain.

Il n’y eut que trois couvertures françaises pendant toute la période de Vichy, la première en septembre 1942. Toutefois, il existe une deuxième hypothèse pour expliquer le peu de couvertures à motif français dans les premières années qui tend à infirmer l’hypothèse anti-Vichy. Après 1941, il y a une couverture française pour chaque année jusqu’en 1948, sauf en 1943, où figure une seconde appartenant à la catégorie « Continental ». Le nombre augmente en 1948, avec la reprise du tourisme après la guerre. L’hiver de 1945-46 avait été mauvais et il fallut attendre 1947 ou 48 pour revenir au tourisme normal. Précisément à cause de la régularité des années 1941 à 1948, cette thèse suggère que l’absence de couvertures françaises durant la première année ne reflète pas un préjugé contre Vichy. Au lieu de la prétendue francophilie de MacAusland et de son équipe, le thème dominant serait alors plutôt une sorte de traditionalisme anglo-américain, une connexion anglo-américaine illustrée par un plum-pudding flambé sur la couverture de décembre 1941792.

Selon cette deuxième hypothèse, le goût de l’Amérique en 1940 et celui des créateurs de Gourmet et de leur clientèle, toujours les élites mâles, les portaient plutôt aux cocktails, aux biftecks et aux poissons typiquement servis au 21 Club à New York, peut-être dans le sens d’un Brillat-Savarin du XIXe siècle. Selon cette contre-hypothèse, la cuisine qu’on voit dans les films de Hollywood représente mieux la perspective de cette période. On peut penser que les recherches à venir confirmeront cette image du goût américain. Autrement dit, la vogue pour la cuisine de France a commencé avec les livres de M. F. K. Fisher : Serve It Forth, paru en 1937, et Consider the Oyster, qui date de 1941. Ces livres venaient donc d’être publiés quand Gourmet est créé. Selon cette deuxième hypothèse, on peut dire qu’entre le commencement de Gourmet et le livre de Chamberlain en 1952, on assiste à une croissance de la reconnaissance américaine du style français continental, plutôt que de penser qu’elle était déjà présente en 1940.

La première hypothèse propose une renaissance de la « gastrophilie » américaine pour la France qui avait existé auparavant mais fut mise de côté pendant la guerre ; elle ne se rétablit qu’à la fin des années 40, avant de retomber après 1965, peut-être symboliquement après les événements de 1968. Selon la deuxième hypothèse, on n’a pas suffisamment apprécié le modèle historique de préférence pour une cuisine française fusionnée avec la cuisine européenne et italienne. Comme on peut le voir sur le second graphique [fig.2], les pourcentages des couvertures démontrent la présence d’autres styles européens, mais surtout du style américain793. Cela veut dire qu’en réalité, c’était la gastronomie américaine plutôt que la gastronomie française qui détenait la première place, au moins dans cette série. Selon cette hypothèse, le changement vers la cuisine française spécifique, a créé une véritable amélioration ou transformation de la cuisine nord-américaine. La transformation s’est produite pendant les années 50 et 60. À ce moment-là, on voit se produire une conjoncture, au sens braudélien du mot, indiquée d’abord par l’arrivée du goût français ou européen pour les vins rouges ou blancs secs dans la viticulture californienne, suivie juste après par l’arrivée des styles culinaires de la nouvelle cuisine française et californienne, qui ont depuis connu une croissance continuelle.

Exceptée la première année, on trouve deux maxima : vers 1950 puis autour de 1965, année record. On peut voir sur la première couverture à motif français, celle de septembre 1942, [fig.3] des moules marinières avec une baguette et une verre de vin blanc794. Mais il s’agit, selon un article figurant à l’intérieur du magazine, des moules de la côte atlantique de l’Etat américain du Maine, plutôt que la France795. Sur une autre, datant de février 1943, se trouve des crêpes flambées – on pense aux crêpes Suzette, très populaires aux États-Unis à l’époque. En janvier 1947 [fig.4], figure la soupe d’oignons gratinée, qui – chose très rare dans la série – est répétée encore une fois en février 1965 [fig.5], pendant l’année record796.

De nombreuses sources nous informent que les années après la guerre peuvent être qualifiées d’âge d’or, avec un dollar fort et un franc faible, le tourisme américain augmenta fortement en France. C’était le moment des films d’Audrey Hepburn. On allait en France pour voir les intellectuels, pour trouver l’amour et pour apprendre à bien manger, ou au moins à parler d’une manière sophistiquée de la gastronomie797. En 1952, Gourmet a édité le livre de Samuel Chamberlain, Bouquet de France..., déjà publié en partie en feuilleton dans le magazine ; MacAusland en écrivit la préface798. Peut-être se souvient-on que les années 1950 étaient l’époque d’une attitude très critique, voire snob, à l’égard de la cuisine américaine. En Californie, on vendait plus de vins doux que de vins secs. Après 1965, ce fut l’arrivée du cabernet sauvignon puis de ce qu’on appellera finalement la cuisine californienne nouvelle799.

En quoi consistait « le bien vivre » à la française durant les années 1950 selon le magazine Gourmet ? On peut voir les plats prestigieux sur les couvertures, par exemple, celle d’octobre 1949 qui montre du cassoulet dans une terrine de campagne, du pain français, et du vin rouge dans une bouteille empaillée. A l’arrière-plan, se trouvent les tours médiévales de la cité de Carcassonne800. Une deuxième vision des mets français régionaux, symboles du « bien vivre », illustre la couverture [fig.6] du numéro de février 1952801. Figure ici la région de Lor raine avec la fameuse quiche lorraine en tête. Son histoire comme plat symbolique de la France reste à écrire, mais on peut estimer qu’il y a eu une période « quiche lorraine » entre l’arrivée de l’automobile et la soi-disant « découverte » de la cuisine française régionale, annoncée par Curnonsky pendant l’entre-deux-guerres, et l’arrivée de la cuisine nouvelle pendant les années 1970. Cette couverture-ci annonçait la sortie du Bouquet de France de Samuel Chamberlain. A l’arrière-plan, se trouve toute une description de la Lorraine qui est décrite comme « le bastion frontalier sombre qui a produit Jeanne d’Arc et Verdun [et qui] a ses heures plus légères pour déguster quiche lorraine et confiture de Bar-le-Duc ».

À noter une petite carte de la province, en haut à droite, pour présenter la Lorraine aux lecteurs américains. Sur la carte il y a la Croix de Lorraine, symbole de la France Libre du général Charles de Gaulle. Sans doute les éditeurs de Gourmet sont-ils plus contents de faire représenter la France politique d’après-guerre que la France de Vichy avant 1944. Ici on voit que le Gourmet des MacAusland, Chamberlain et autres partage l’image de la France produite par le « résistancialisme » décrite dans Le syndrome de Vichy par Henry Rousso, et bien étudiée par beaucoup d’autres802.

Trois ans plus tard, la couverture reproduit le menu d’un restaurant français de New York, The Colony Restaurant, en mai 1955 ; il représente la montée de la cuisine française pendant les années 50. Sur la liste, on peut lire :

« Fond d’artichauts / Crêpes Colony / Poire Avocados (Poire d’avocat) / Imported Fresh (importé frais) Caviar de Beluga / Foie Gras de Strasbourg / Saumon Fumé / Escargots Bourguignons / Sole Anglaise Véronique / Homard à l’Américaine ».

L’expression « Spécialités de la Maison » constituait aussi le titre des articles mensuels de critiques de restaurants dans Gourmet jusqu’en 1999803. La cuisine française des années 50 est ici définie comme une cuisine de restaurant davantage associée à New York et aux autres grandes villes qu’à la cuisine domestique/familiale. Sur la couverture de février 1965, au cours de l’année record pour la présence de la cuisine française sur les couvertures de Gourmet, reparaît donc la soupe à l’oignon gratinée, motif du numéro de janvier 1947.

Après 1966, il est facile de suivre les couvertures de Gourmet. Le magazine et la France ne se séparent pas d’une manière dramatique, mais il devient évident que les intérêts culinaires de Gourmet s’éloignent de l’expérience française perçue comme une icône nécessaire. Par la suite, il y a plusieurs années qui ne contiennent aucune couverture à motif français : 1970 et 71, 1980 et 81, 1995, et 1997804. Avec des fleurs et fruits tropicaux de Martinique, la couverture d’octobre 1972 [fig.7] est la seule avec un thème de France d’outre-mer, signe d’un tourisme de plus en plus mondial805. En mai 1978, la couverture montre de l’ail de Provence, indication d’un penchant croissant vers la cuisine méditerranéenne806. Deux ans après, la couverture d’octobre 1980 montre une « salade exotique » servie au River Café de Brooklyn, restaurant réputé pour sa classe à cette époque. C’est le style « américain nouveau » ou « nouvelle cuisine californienne (ou méditerranéenne) », qui se trouvait être une fusion d’influences remplaçant au moins partiellement la cuisine française du menu de 1955 du restaurant Colony à New York807.

En avril 1999, Ruth Reichl, devenue éditrice en chef de Gourmet, instilla plusieurs changements. On introduisit de temps en temps des numéros spéciaux consacrés à des villes ou régions du monde. Par exemple, Paris fut le sujet du numéro de mars 2001, dont la couverture, [fig.8] estampillée « édition de collectionneur », montrait une jeune femme, cigarette à la main, seule dans un café de Paris808. Ces dernières années, chaque numéro d’octobre est consacré à une liste de restaurants et la dernière couverture à motif français est jusqu’ici celle d’octobre 2004 [fig.9]. Sur cette couverture chargée de titres d’articles, on trouve, par exemple, « le chef français, manger bien et maigrir », ou « 600 miles de restaurants français fabuleux », où l’on voit le chef Michel Richard, du restaurant Citronnelle à Washington, D. C.809.

La nouvelle formule initiée par Reichl contraste avec celle utilisée en 1955 où le domaine domestique et le milieu de l’art culinaire de restaurant comme le Colony n’auraient jamais été discutés ensemble. Il y est désormais question des techniques pour cuisiner des recettes françaises à la maison et on trouve des conseils comme « l’art d’obtenir la meilleure table du maître d’hôtel, et beaucoup plus, vous serez surpris ». Le magazine cherche à intéresser une clientèle plus jeune, et plus féminine.

La cuisine française demeure actuelle, mais elle n’est plus iconique dans le sens des années 50. La France ne constitue plus le sommet de l’art culinaire selon l’avis de Gourmet. Deux articles illustrent sa conception. D’abord, deux restaurants, Simpson’s et Jessica’s, à Birmingham en Angleterre, ont récemment reçu leurs premières étoiles Michelin. La qualité des restaurants de Birmingham a grimpé d’une façon rapide depuis dix-huit mois810. Deuxièmement, le numéro de mars 2005 de Gourmet se consacre aux restaurants de Londres, qu’il dit être l’épicentre actuel de la gastronomie sur la planète, plutôt que Paris, Rome ou New York. Ce numéro est le premier de Gourmet consacré à la Grande-Bretagne. C’est aussi la première fois qu’on déclare une seule ville meilleure que toute les autres. Sur la couverture, on trouve quatre chefs qui posent au carrefour de St John’s Wood, devenu célèbre à cause de l’album Abbey Road des Beatles, sous le titre : « Les chefs britanniques montrent le chemin ». Un article sur le restaurant Fat Duck à Bray, dans le Berkshire, rédigé par Ruth Reichl, décrit des mets des plus inhabituels. On y prépare des desserts comme des meringues préparées à l’aide d’azote liquéfié et aussi un dessert de glace au parfum de lard et d’œufs. Elle déclare : « Je n’ai trouvé nulle part ailleurs d’autre restaurant si amusant. » Selon une spécialiste de la publicité des restaurants anglais, Gourmet est « le magazine culinaire définitif, dont on parle partout dans le monde. »811

Pour terminer, ironiquement, l’histoire des couvertures de Gourmet , disons que nous sommes revenus à notre point de départ. On a commencé par une gastronomie anglo-américaine et actuellement l’Angleterre est devenue l’endroit préféré de tout le monde pour manger. On ne dit pas que c’est effectivement vrai, seulement qu’on voit ici une tendance qui renforce la perception du magazine. Dans le numéro de mars 2005, les mots de l’éditeur affirmant la supériorité des restaurants anglais nous en ont offert une preuve. En effet, elle justifie la façon dont le choix des couvertures est fait. Le modèle de dispersion qu’on voit souvent dans l’histoire culinaire est évident dans le commentaire de Reichl. Pourtant, en réalité, on ne sait pas encore comment le choix du motif des couvertures est véritablement fait.

Gourmet donne une description mensuelle iconique presque exacte de la faveur gastronomique. On ne connaît pas le processus de décision des motifs de couvertures, pourtant on peut croire que beaucoup de personnes y participent, soit sciemment soit par une Gestalt historique progressive. Il y a deux façons possibles de raisonner. La première est une perspective fortement probritannique ou proaméricaine, qui tient de la suspicion ou du manque de confiance en la France, aggravée par le contexte de la guerre dans les années 40. Cette perspective n’accepte la cuisine française que peu à peu et d’ailleurs par des éléments très spécifiques montrés sur la couverture. Presque tous les aliments sur les couvertures sont des plats qu’on peut servir dans la culture culinaire nord-américaine, mais pas forcément dans le contexte d’une expérience gastronomique française. Par exemple, on peut servir du foie gras de Strasbourg avec un bifteck, ou une soupe à l’oignons ou une salade exotique, lors d’une fête, avec de la pizza. Les moules marinières de la couverture du septembre 1942 sont autant américaines que françaises, même s’ils ont une ins-piration française qui est décrite dans les pages intérieures du magazine. On intègre les plats français dans un contexte nord-américain et cette pratique continue jusqu’à présent.

La deuxième perspective ou hypothèse c’est qu’il existe une tradition de longue durée, peu examinée par les historiens culinaires, mais réelle et présente dans les documents d’histoire gastronomique anglo-américaine, et comprenant surtout les fêtes de Thankgsiving et de Noël. Cette tradition est étrangère et non pas hostile à la cuisine française. Lorsqu’on a fondé Gourmet, en 1940-41, on avait déjà en Amérique du Nord une tradition culinaire éloignée des goûts français, mais ne constituant pas une injure contre la France elle-même. Ce n’est qu’à la fin des années 1940, que l’influence du système culinaire français a commencé à jouer sur la gastronomie américaine d’une façon reconnue. Cette influence, en outre, a été adaptée afin de se transformer en quelque chose qu’on peut appeler cuisine « américaine nouvelle ». Ainsi, les couvertures les plus récentes de Gourmet ne représentent plus d’aliments français parce qu’une nouvelle conjoncture a déjà commencé. Comme nous l’avons indiqué, ces documents pourraient donner lieu à beaucoup d’autres commentaires, mais il est presque certain que la description offerte ici est le mot final de l’histoire ou peut-être la synthèse par laquelle l’histoire culinaire justifiera un jour la période.