Yumiko Aihara

LE DÉVELOPPEMENT DE LA CUISINE FRANÇAISE AU JAPON

Il y a plus d’un siècle que la cuisine occidentale, et plus particulièrement la cuisine française, a été introduite au Japon. C’était dans la seconde moitié du XIXe siècle au début de l’ère Meiji, qui mit fin au pouvoir du shogun de l’ère Edo. Auparavant812, le Japon était resté enfermé dans un isolationnisme volontaire envers tous les pays occidentaux, exceptés les ressortissants des Pays-Bas. Ainsi, peu de cultures occidentales avaient pu entrer en relation avec celle du Pays du Soleil Levant.

Peu après la restauration impériale de l’ère Meiji, le gouvernement japonais décide en 1868 de moderniser, d’ouvrir et d’occidentaliser le pays. Le gouvernement fait alors appel à des spécialistes de toutes compétences, afin d’initier cette modernisation dans les domaines militaires, sociaux et culturels et de rattraper le retard accumulé813.

C’est dans ce cadre qu’un politicien confie à un Japonais la possibilité d’ouvrir un authentique hôtel-restaurant occidental à Tokyo, lieu essentiellement destiné aux Japonais eux-mêmes, c’est-à-dire aux personnalités politiques, aux hauts fonctionnaires d’État et aux hommes d’affaires. Dans le même temps, un cuisinier français est invité en 1872, afin d’organiser les cuisines du restaurant814. L’origine de l’engouement pour la cuisine française commence donc à cette date, au moment où des cuisiniers japonais apprennent l’art de la cuisine auprès de ce chef européen.

Quarante ans après le début de l’ère Meiji, un restaurant français, Manyoken, s’ouvre à Kyoto. Une famille de marchands en gros de textiles, les Itani, dont la société a fait faillite, décide d’envoyer le jeune Achirobe à l’étranger pour qu’il puisse à son retour ouvrir un restaurant français, établissement qui lui semble faire défaut à l’ancienne capitale impériale. Achirobe aurait fait fortune au casino de Monte-Carlo ; toujours est-il qu’il ouvre son restaurant pour une clientèle d’élite en 1910 et devient immédiatement le fournisseur de la cour en produits et plats occidentaux. En 1913, Manyoken s’établit dans Shijo Dori, la principale artère de la ville815. Le service est réalisé par des geishas, Achirobe n’ayant pu trouver de serveurs suffisamment formés ; d’autre part, les convives finissent leur repas par l’o-chazuke, bol de riz avec des morceaux de poissons et des algues baignés dans du thé vert.

D’ailleurs, un problème demeure. Personne n’était à l’époque capable de distinguer la cuisine française de celle des autres pays occidentaux. Depuis cette période, toute la cuisine occidentale a été assimilée à celle pratiquée au Japon ; on lui a attribué le nom générique de yoshoku, ce qui signifie « cuisine occidentale adaptée à la Japonaise ». On peut ainsi trouver comme mets le riz avec une sauce curry, les croquettes de pommes de terre et de porc haché, les côtelettes de porc panées au chou râpé, agrémentées de sauce tonkatsu, sorte de sauce worcestershire épaisse « à la japonaise », etc. Cette cuisine s’est développée, enrichie et codifiée jusqu’à nos jours. Elle est toujours appréciée par les Japonais.

Approfondissement de la connaissance de la cuisine française (années 1920-années 1970)

En 1905, un Japonais figure déjà parmi les élèves parisiens de Marthe Distel au Cordon Bleu et Tokuzo Akiyama, premier chef du restaurant Manyoken (1910-1930), a lui aussi fait son apprentissage en France. Après la première guerre mondiale, le flux des cuisiniers japonais qui se rendent en Europe afin de suivre une formation s’amplifie. Par exemple, en 1928, un cuisinier de l’hôtel Impérial de Tokyo travaille à Paris durant neuf mois, d’abord au sein des cuisines de l’hôtel Ritz de la place Vendôme, ensuite au célèbre restaurant Prunier.

Les stagiaires qui suivirent furent envoyés par les deux plus grands hôtels de Tokyo, l’Impérial et l’Okura. Il faut bien admettre qu’une telle formation supposait des ressources financières conséquentes et que celles-ci ne pouvaient être couvertes par un seul individu, encore moins par un simple cuisinier. De plus, psychologiquement, la distance entre le Japon et la France était considérable et supposait un temps d’adaptation, le seul moyen de transport étant à l’époque le bateau. Ces stagiaires-cuisiniers observaient attentivement la cuisine française de ce temps. En lisant le journal du premier cuisinier, on peut noter l’importance de la préparation des sauces ; la proportion de chaque ingrédient est ainsi scrupuleusement appliquée dans la sauce demi-glas, la sauce tomate, le fond de veau, le fond clair ou bien la glace de viande.

Par conséquent, dès ses débuts, la cuisine française au Japon s’est développée grâce aux cuisiniers des grands hôtels816. Parmi les plats les plus connus, créés à cette époque par les anciens stagiaires, on peut citer le steak Chaliapine qui figure toujours sur les cartes. Cette pièce de viande, marinée avec des oignons, de la sauce soja et bien d’autres ingrédients, fut spécialement inventée pour le chanteur Féodor Chaliapine qui avait des problèmes dentaires. La tendreté de la viande avait pu lui convenir parce qu’elle possédait cette consistance moelleuse et ce goût tout à fait inédit et moderne.

Ainsi nous constatons que le Japon suit désormais le chemin gastronomique emprunté auparavant par les pays occidentaux (France, Grande-Bretagne, États-Unis...) : haute cuisine des grands hôtels ; influence française ; importance des sauces ; création de plats auxquels on donne des noms de célébrités du spectacle...


À partir de la fin des années cinquante, l’économie japonaise recommence à se développer. Les Japonais habitent les grandes métropoles, se fréquentent et il est coutumier de manger ensemble au restaurant. Lors des Jeux Olympiques de 1964 à Tokyo, les cuisiniers sélectionnés préparent des plats français pour les banquets des personnalités de tous pays. En réussissant le défi de faire une cuisine française de qualité, les cuisiniers autochtones prennent confiance en eux. On considère alors comme logique que, dans les grands hôtels, le restaurant de prestige soit de gastronomie française : c’était sans doute la cuisine occidentale la plus élaborée.

En revanche, au début des années soixante, il existe encore très peu de restaurants de qualité autonomes, indépendants des grands hôtels. Nous pouvons néanmoins citer entre autres le Renga-ya de Tokyo ouvert au début des années 1960 sur les conseils de Paul Bocuse, ou le Crescent (1957), ou encore le Maxim’s de Paris (1966) dont Pierre Troisgros fut le premier chef. Avec la croissance économique, nous assistons à une forte augmentation des restaurants français, aussi bien dans la capitale japonaise que dans les grandes villes. Dans le même temps, le public japonais se familiarise de plus en plus avec la cuisine française, en particulier lors des banquets de mariage organisés, eux aussi, dans les hôtels. Lors de ces repas de noces, le plat de référence gastronomique reste le homard ou la langouste thermidor . Enfin, la plus grande école hôtelière Tsuji ouvre en 1960. Il s’agit d’une école privée qui contribue grandement aux relations culinaires entre le Japon et la France, en invitant les grands cuisiniers français des années 1970 et 1980, dont Bocuse, Guérard, Pic, Maximin, Haeberlin, et bien d’autres.

La « nouvelle cuisine » au Japon

Au cours des années 1970, l’économie japonaise connaît des sommets, avant de chuter sensiblement lors du choc pétrolier et de la crise qui s’en suivit. Beaucoup de touristes japonais visitent l’Europe et donc passent par Paris et ses restaurants. L’Exposition universelle d’Osaka fournit, en 1970, une bonne occasion de développer des restaurants. Raymond Oliver est le responsable de la restauration au Pavillon français, qui rencontre un vif succès auprès des visiteurs et reçoit des éloges de la part de la presse internationale. C’est encore un vecteur supplémentaire pour les Japonais pour découvrir la cuisine française haut de gamme.

Parallèlement, les cuisiniers japonais continuent de se rendre en France pour parfaire leur apprentissage des méthodes culinaires françaises, mais cette fois-ci, les stages de formation sont payés avec leurs propres deniers. De nombreux cuisiniers occidentaux, originaires de France et d’ailleurs, fréquentent le Japon durant cette période. Parmi eux, des Français s’installent au Japon et y résident aujourd’hui encore. Nous pouvons citer Jacques Borie pour le restaurant de l’hôtel Okura et l’Ogier de Shiseido à Tokyo, André Passion pour l’Île de France et Joël Bruant pour le restaurant Joël ; l’implantation de certains se transforme même en véritable success story :

André Lecomte [est] le Français le plus célèbre de Tokyo [...]. Il règne sur 5 magasins, 1 restaurant gastronomique français, 1 brasserie, 4 salons de thé et sur 2 unités de fabrication pour son activité de traiteur du Tout-Tokyo. Il emploie 170 personnes, et son chiffre d’affaires, qu’il tait jalousement, est suffisamment élevé pour que le Japan Times puisse parler de big business. [...] À 13 ans, il est placé en apprentissage chez un pâtissier-chocolatier de Montargis, sa ville natale. [...] Sa formation terminée, il monte à Paris et se fait embaucher au George V. Il y restera pendant huit ans. Devenu chef pâtissier, il tente sa chance à Tokyo, en 1964, dans la fièvre des JO, avec un mot de recommandation pour l’hôtel Okura. Seul non-Asiatique parmi 1500 employés [...], il y passera cinq années, avant de s’installer dans le minuscule salon de thé de sa jeune épouse [japonaise], qu’ils transforment en pâtisserie française en 1968. Dès le premier jour, c’est le succès. [...] Mais pas une banque française ne le suit. Alors, dit-il, je suis allé voir les Japonaises. [...] En 1978, Mitsubishi vient le chercher, afin qu’il s’installe dans [son] complexe immobilier [et commercial] d’Aoyama. Lecomte y ouvrira sa brasserie française, l’un de ses salons, et un laboratoire. En quatre ans, il est devenu le traiteur attitré du corps diplomatique, la coqueluche du Tout-Tokyo, et le palais impérial lui confie ses réceptions. Avec Jacques Borie, [...] il a créé une section nippone de l’académie culinaire française.817

Pour faire tourner leurs établissements, les Français engagent des cuisiniers japonais. Un échange fructueux s’instaure donc entre les restaurateurs français et japonais, mais, du moins au début, ce sont les Japonais qui profitent des connaissances techniques en matière de gastronomie. Les chefs japonais peuvent aussi goûter pour la première fois des plats concoctés par des cuisiniers étrangers. Ainsi, dans le milieu des années 1970, Paul Bocuse supervise le restaurant Renga-ya, lors de multiples allers et retours entre le Japon et la France. Son « loup en croûte feuilletée à l’ail en chemise et aux algues » incite les cui-siniers japonais à introduire de vrais ingrédients japonais dans la cuisine française.

Suivant l’impulsion de cette vogue de la grande cuisine française, de jeunes cuisiniers japonais partent pour la France pour effectuer des stages auprès de grands chefs, tels Lasserre, Troisgros, Chapel, Guérard, etc. Une fois leurs séjours achevés, ils retournent au Japon, travaillent dans des restaurants prestigieux ou ouvrent leurs propres établissements. À leur tour, ils perpétuent leur savoir-faire en engageant de jeunes passionnés de cuisine. Ainsi, ce sont ces chefs de la première génération qui, par leur savoir-faire et par leur enthousiasme, jouent le rôle de locomotives dans la découverte et le développement de la cuisine française au Japon et attirent l’attention de la presse.


À partir de la seconde moitié des années 1970, les grands cuisiniers français commencent à s’intéresser véritablement au Japon : après Bocuse, les chefs français, précédemment cités, utilisent leur nom pour lancer des produits de marque et passent des contrats exclusifs avec des sociétés japonaises, tel Troisgros avec les grands magasins Odakyû :

À Tokyo, nous avons quelques boutiques installées au sein des grands magasins Odakyu. Ces boutiques vendent des produits estampillés Troisgros. On y trouve de la boulangerie fraîche préparée sur place, des plats cuisinés à emporter. Chaque boutique dispose d’un coin café dans lequel on peut manger, uniquement pendant la journée. On y sert des plats familiaux simples qui n’ont rien à voir avec la cuisine pratiquée à Roanne. On y trouve aussi toute une sélection de pâtisseries, de vins, de thés...818

Parallèlement à ce développement commercial, le chef Katsuhiro Nakamura obtient, en 1978, une étoile au guide Michelin pour s’être illustré au restaurant Le Bourdonnais à Paris.

Des cuisiniers japonais ayant suivi leur formation en France créent, au Japon, une association baptisée le Club des Trente, qui a pour but l’échange d’informations sur des produits spécifiques et sur les producteurs ; elle s’assure aussi de la distribution des produits français. Grâce aux efforts de cette association, des légumes et des herbes sont cultivés au Japon et l’importation des produits de terroir commence peu à peu.

Les légumes et les herbes peuvent se trouver assez facilement. Initialement, les produits étaient importés : des herbes comme le basilic, le romarin, le cerfeuil, la sauge, l’origan, le persil plat... Les cuisiniers demandèrent ensuite à des cultivateurs de produire eux-mêmes des plants, ce qui fut fait avec une grande facilité. Pour les légumes, l’importation commença avec les salades (chicorée, trévise, mâche ou endive), avec le fenouil, la fleur de courgette, le poireau, le céleri-rave, l’artichaut... En revanche, les champignons, la viande, les abats et le poisson étaient très difficiles à importer à cause de la réglementation sanitaire japonaise. Les produits de luxe comme le foie gras et la truffe ne pouvaient être importés qu’en boîte ou en bocal, mais jamais frais. Il a fallu attendre les années 1980, pour voir apparaître du foie gras et des truffes fraîches.

Toutefois, à cause de procédures et de formalités strictes, beaucoup de ces denrées périssables finissaient par se perdre ou simplement s’altérer. Par exemple, la truffe perd 5 à 10 % de son poids chaque jour suivant la récolte. Le gouvernement japonais demandait entre autres un certificat de contrôle de radioactivité. Après une récolte en Provence ou en Espagne, l’achat et le transport jusqu’à un atelier du Périgord prenait un jour ; la préparation (classer, laver et préparer la truffe), un autre jour ; et le contrôle de radioactivité, de nouveau vingt-quatre heures. Avec l’expédition, même en express, et le dédouanement, il fallait donc au minimum cinq jours de préparation et de formalités. Pourtant la truffe était indispensable pour la cuisine française au Japon. Pour répondre à la demande des cuisiniers japonais, les importateurs tentent de raccourcir ce délai, mais aucune solution satisfaisante n’a été trouvée jusqu’à présent. Au cours de ces années 1980, des denrées fraîches d’origine animale commencent également peu à peu à être importées : le foie gras, le canard étouffé frais, le magret de canard, d’abord sous vide ou en boîte de conserve, ensuite le produit de base, tel quel.


La « nouvelle cuisine » française fut introduite au Japon à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Les Japonais sont persuadés que la cuisine japonaise a bien eu une influence sur la cuisine française, cette idée est répandue au Japon à cause de la légèreté de la cuisine locale. En fait, comme cette « nouvelle cuisine » a pour spécificité la légèreté et des portions de quantité moindre que celles de la cuisine traditionnelle française, elle est d’un accès plus facile pour les Japonais. En 1984, deux grandes maisons françaises ouvrent des restaurants au Japon. Alain Chapel installe le sien à Kobe, avec à sa tête un chef japonais, tandis que La Tour d’argent ouvre à Tokyo. Cette dernière est censée offrir la même cuisine et le même service que la célèbre maison mère parisienne, car les convives japonais adorent être traités comme des clients français à la table de Paris.

C’est aussi en 1987, le boom du beaujolais nouveau qui entraîne la multiplication des bars à vin. Dans ces années-là, le cuisinier commence à devenir une vedette médiatisée par la télévision, car ce métier est vraiment convoité par les jeunes Japonais. En ce qui concerne la formation des cuisiniers, ce sont désormais des agences privées qui assurent l’organisation des stages en France. Elles proposent aux cuisiniers plusieurs catégories de restaurants, classés en fonction des étoiles du guide Michelin.

Démocratisation de la cuisine française dans les années 1990 et renouveau des années 2000.

L’économie japonaise connaît une forte récession. Les Japonais cherchent à limiter les dépenses quotidiennes et de nombreux restaurants de luxe font faillite ou connaissent de grandes difficultés. Ce déclin des restaurants accompagne celui des hôtels. Il était d’usage que le premier restaurant des grands hôtels soit français ; la transformation en restaurant italien du Fontainebleau de l’hôtel Impérial suscita de vives polémiques, car il était considéré comme le meilleur restaurant de cuisine traditionnelle au Japon. Au contraire, le château-restaurant Taillevent-Robuchon, ouvert à Tokyo en 1994, semble éviter la crise et connaître le succès819 :

Nous n’avons pas d’obligation de résultat, confie, jubilant, Joël Robuchon, 59 ans, sacré récemment meilleur cuisinier du monde par l’International Herald Tribune. C’est peut-être mieux ainsi, quand on découvre le décor où les Japonais souhaitent faire évoluer le maître gourmand : le Château-Restaurant Taillevent-Robuchon, temple de l’art de vivre à la française – une réplique du château de Maisons-Laffitte – , inauguré le 20 octobre prochain en plein Tokyo. Les dirigeants du groupe Sapporo, deuxième brasseur nippon, avaient vendu l’idée à Jean-Claude Vrinat, 57 ans, HEC, le patron de Taillevent. Vrinat et Robuchon disposent de quatorze hectares de gazon et de plancher français au cœur d’une des villes où l’espace est le plus cher du monde. Tous les matériaux ont été importés de France : pierres de Chauvigny, ardoises de Trélazé, boiseries Louis XIV.

La connaissance des vins français fait également des progrès remarquables. La popularité du vin rouge est inspirée par la connaissance des polyphénols en 1996. On cherche alors des lieux branchés pour goûter du bon vin, accompagné de plats simples. Tous les vins rouges français, et pas seulement les grands vins de Bordeaux, sont importés et appréciés par les dégustateurs japonais. De nombreux bars à vins, des petits restaurants et des brasseries ouvrent, comme la brasserie Flo, dans la capitale. La cuisine française se démocratise et les Japonais commencent à consommer des plats français, même en dehors des grandes métropoles.

Un autre phénomène, plus médiatique, apparaît : le cuisinier est de plus en plus une vedette, à l’image de ce qui se passe en Occident et beaucoup de chaînes de télévision consacrent des émissions à des thèmes gastronomiques ou des chefs réputés. Ces programmes atteignent des records d’audimat. Dans ces émissions télévisuelles, les cuisiniers utilisent des ingrédients locaux et emploient une technique de cuisine japonaise, l’usage des légumes peu usités de la région de Kyoto ou la technique pour découper le poisson sont des exemples de possibilités de représentation médiatique. Autre fait nouveau, depuis les années 2000, l’importation de la viande, et plus particulièrement celle de l’agneau de lait et du veau de lait, est enfin admise.

En 2001, mais en France cette fois, le restaurant de cuisine française Hiramatsu ouvre à Paris, dans l’île Saint-Louis, et obtient dès l’année suivante, une étoile au guide Michelin. Son propriétaire possède une dizaine de restaurants au Japon. Le restaurant qui, depuis, a déménagé rue de Longchamp dans les locaux de l’ancien Faugeron, rencontre toujours un vif succès grâce à la cuisine inventive de son chef Hajime Nakagawa.

Au Japon, le restaurant Michel Bras, du même nom que celui installé en Aveyron (trois étoiles au guide Michelin) ouvre en 2002 dans un grand hôtel au nord du Japon820. Même si le trajet est fort long depuis Tokyo, ce restaurant connaît une fréquentation croissante :

Depuis le mois de juin 2002, il existe au Japon un authentique restaurant Michel Bras. Conçu pour être une réplique de l’original situé à Laguiole sur le plateau de l’Aubrac, le restaurant domine le lac Toya sur l’île d’Hokkaïdo. Suspendu au onzième étage de l’hôtel Windsor, le restaurant Michel Bras Toya rappelle l’ambiance du site de Laguiole. Michel Bras ? En cuisine ? Au Japon ? Difficile à imaginer... L’homme qui tire tant d’énergie et de force créatrice de son plateau de l’Aubrac pourrait-il s’installer ailleurs, fusse au Japon où il se rend régulièrement avec son fils depuis des années ? Son fils alors ? Non plus, Sébastien reprendra le restaurant familial, c’est annoncé. C’est le Chef Alexandre Bourdas, un ancien du restaurant, qui a relevé le défi. Michel Bras lui a confié le soin, dans sa trentième année, de piloter la création, de concevoir la carte et de diriger les cuisines et le restaurant. Aujourd’hui, le pari est réussi. Pour la troisième saison consécutive, Alexandre Bourdas anime les lieux et régale une clientèle à dominante japonaise. À la tête d’une équipe d’une trentaine de personnes, il y sert une cuisine personnelle, selon des recettes de sa création et dans la prolongation de « l’esprit Bras ».

En 2004, Joël Robuchon, qui a déjà décliné l’année précédente L’Atelier dans le quartier de Roppongi, rouvre, après rénovation, son château-restaurant en partenariat cette fois avec le groupe Four Seeds Corporation et non plus Taillevent ; il conclut également un accord avec l’école de cuisine Hattori, à Tokyo, Alain Ducasse ouvre en 2005, en partenariat avec l’école culinaire Tsuji, un centre de formation à Osaka : les cours destinés aux cuisiniers qualifiés, ont pour objectif d’enseigner la technique du chef français. D’autre part, il inaugure en grande pompe son restaurant Beige qu’il gère en association avec Chanel dans le très chic quartier de Ginza821. Toutefois, pour ces deux restaurants le succès semble n’être que de façade. Selon l’analyse d’un critique gastronomique japonais, leur fréquentation est sans doute davantage due à un effet de mode qu’à la qualité intrinsèque de leur cuisine. Néanmoins, la notoriété aidant, et même si les prix des vins et des menus semblent dissuasifs, la réussite de ces restaurants ne se dément pas.

Au Japon, le classement des restaurants ne prend pas la forme hiérarchique des restaurants français (une, deux ou trois étoiles), où la qualité de la cuisine accompagne celle du service. Lorsque les deux restaurants ci-dessus nommés s’installent au Japon, ils occupent d’emblée le haut de la hiérarchie. Toutefois, dans bien des cas, la qualité de service semble parfois faire défaut et le personnel manque cruellement d’expérience. D’un autre côté, les restaurants traditionnels japonais (Ryotei) font souvent faillite à cause d’une économie morose et à cause d’un manque d’adaptation à une société japonaise moderne et en pleine mutation. Ces restaurants n’acceptent pas de clients inconnus, à l’exception de ceux qui sont recommandés par un habitué. L’autre image usuelle est que le convive doit rester assis sur le tatami durant tout le repas.

Ce sont les femmes japonaises qui sont les principales clientes des nouveaux restaurants et l’une des grandes modes japonaises aujourd’hui est d’aller manger dans des restaurants où de larges comptoirs sont installés autour des cuisiniers. Les plats sont souvent bien présentés, délicieux et peu onéreux. Les femmes sont donc de nouvelles consommatrices à fort potentiel.


Même en utilisant, dès les années 1980, des produits locaux, tels le poisson globe ou la laitance de morue, les cuisiniers japonais considèrent que si on utilise les produits typiques du Japon mais avec des techniques culinaires françaises, on élabore quand même une cuisine française. La cuisine française moderne et de pointe utilise donc des produits régionaux traditionnels. Certains grands cuisiniers, tel Joël Robuchon, estiment même que le poisson est de meilleure qualité au Japon et permet un usage plus délicat. La nouveauté réside en conséquence dans le mélange raffiné de savoir-faire occidental, et principalement français, et dans le choix d’aliments locaux dont la délicatesse ne saurait, elle non plus, se démentir. C’est dans cette subtile osmose que se fabriquent les cuisines les plus savantes et les plus riches en saveurs et en originalité.