Dans l’Encyclopædia Universalis, Jean-Pierre Martinon définit la gastronomie française au XIXe siècle comme une
construction de règles marquant des différences tout autant sociales que culinaires. [...] Le discours gastronomique est donc un style d’écriture qui fait partie d’un style de vie aux lois complexes et byzantines ; c’est un ensemble de recettes culinaires régulant l’ensemble de la sociabilité.822
Pour la France, la gastronomie serait donc plus que l’art de bien manger, elle serait un résumé de l’art de bien vivre, celui du savoir-vivre . C’est pour cela qu’elle a été érigée en sujet d’orgueil national, et que les Français en tirent une légitime fierté, estimant sa réputation incontestable, et sa qualité reconnue universellement. J’ai choisi de me poser la question de la permanence de cette reconnaissance universelle, à une époque où l’internationalisation des moyens de communication et l’amplitude des mouvements de population fait découvrir les richesses d’autres gastronomies. Pour ce faire, j’ai sélectionné quelques manuels scolaires européens d’enseignement du français qui proposent un chapitre sur la gastronomie de notre pays. En effet, enseigner une langue étrangère c’est aussi enseigner les us et coutumes des pays où elle est parlée, et plus particulièrement du pays d’origine, du « pays phare ». Il ne fait aucun doute que la langue française est présentée chez nos voisins à travers une vision un peu stéréotypée de la France, son originalité, ses passions, ses fiertés. Et bien sûr la gastronomie en est une ! On peut, cependant, se demander dans quelle mesure les pays voisins du nôtre continuent et contribuent à propager l’idée de l’excellence et de l’importance de la gastronomie en France. Je propose donc ici un voyage à travers quelques manuels européens, afin d’envisager ce que chaque pays choisit de privilégier, de quelle façon il le fait, et l’image de la France et des Français qu’il fait passer à travers ses choix.
Pour cette étude, j’ai travaillé sur une trentaine de manuels d’enseignement du français langue étrangère, utilisés dans cinq pays : l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie et le Portugal : et répartis sur une période de cinquante ans, puisque les plus anciens datent de la fin des années cinquante et le plus récent de 2005. Je vais présenter ici le produit des observations que j’ai effectuées à partir de ce corpus, mais je voudrais dès maintenant poser quelques restrictions par rapport au matériel dont j’ai pu disposer. En effet, pour une stricte objectivité, il m’aurait fallu utiliser le même nombre de documents, concernant le même niveau d’enseignement, et édités à la même époque. Or cela n’a pas été vraiment possible : j’ai analysé les chapitres concernant la gastronomie de 5 manuels anglais et espagnols, 6 italiens, 7 allemands et 10 portugais, qui se répartissent de la façon suivante en ce qui concerne la période d’édition :
J’ai commencé par établir un relevé quantitatif des références gastronomiques ou des produits alimentaires présents dans ces manuels. Je n’insisterai pas sur le nombre de fois où il est fait allusion aux poires, bananes, etc., pour ne présenter que ce qui me semble significatif dans ce relevé. J’ai donc opéré un classement des « spécialités françaises » selon leur fréquence et leur récurrence :
Quatre sont citées dans les manuels de tous les pays :
Les mets suivants ont été relevés dans les manuels de quatre pays, dont l’Italie, systématiquement. Il s’agit de :
J’en viens aux spécialités qui ne se retrouvent que dans les manuels de trois pays, le plus souvent les pays latins, c’est-à-dire qu’elles sont rarement mentionnées par l’Allemagne et l’Angleterre.
Parmi les spécialités mentionnées par deux pays seulement, j’ai relevé :
Quant à notre cher pot-au-feu, il n’est jamais présenté comme un plat, c’est un restaurant dans un manuel allemand, et un prince de conte de fée dans un manuel portugais !
Enfin, il reste les spécialités recensées par un seul pays, et en général une seule fois, comme les cuisses de grenouilles pour l’Angleterre, le boudin et le gratin savoyard pour l’Italie, les truffes et la potée pour le Portugal.
De ce relevé, nous pouvons tirer plusieurs observations. Tout d’abord, l’absence caractéristique du centre de la France. À part le fromage du Cantal, le roquefort, et l’eau de Vichy – quand on a trop mangé –, les produits de ces régions sont totalement inconnus : pas de cochonnailles, de petit salé aux lentilles, de truffade, d’aligot, de tripoux, de pâtés aux poires, aux pommes de terre, etc. Le jambon n’est jamais d’Auvergne, mais de Bayonne. La viande est citée par le nom générique de l’animal ou par le morceau choisi : on parle par exemple de rôti sans préciser s’il s’agit de porc, de veau ou de bœuf. Les régions sélectionnées sont le plus souvent la Savoie, la Bourgogne, l’Alsace-Lorraine, la Bretagne, et le Midi en entier : de la Provence au Pays Basque. Certains manuels complètent leur tour de France par la Normandie et la région lyonnaise.
Mais la vraie référence est, bien entendu, Paris et ce sera ma deuxième observation : la gastronomie présentée dans ces manuels correspond à celle qui est proposée par les restaurants et surtout les brasseries et cafés parisiens. Cela explique qu’en marge des spécialités dont je viens de parler, le modèle de repas présenté soit celui d’un menu-type de brasserie parisienne : à savoir une entrée de crudités ou de charcuterie, ou une salade, un plat de viande « garnie » sur lequel je reviendrai, et la célèbre formule « fromage et/ ou dessert » qui se trouve déclinée selon de multiples variantes : fromage et/ou fruits, fromage ou glace, fruit ou dessert... Pour en revenir à la viande garnie, j’ai relevé une petite quarantaine de tranches de bœuf sous toutes leurs appellations – steak, bifteck, rosbif, entrecôte, faux-filet, rôti de bœuf – , le plus souvent accompagnées de pommes de terre frites (25 fois) ou de haricots verts (10). Le poulet vient en deuxième position (25 fois), et c’est la seule volaille qui est fréquemment citée. L’agneau, le veau et le porc sont beaucoup moins fréquents, et peuvent être accompagnés de petits pois (11 fois), qui prennent la deuxième place du classement des légumes, les autres n’étant cités qu’une seule fois. On trouve cependant 10 fois la mention « légumes » ou « légumes de saison » sans autre précision.
La troisième observation que je peux faire va être largement développée dans la deuxième partie. Elle concerne les choix opérés par chaque pays, et ils sont significatifs de la représentation de la France, par rapport à leur propre culture. L’Espagne, par exemple, insiste tout particulièrement sur l’apéritif : c’est le seul pays qui nomme le pastis, le martini, le gin, le rhum, le punch, le whisky et... la sangria. Il y a même la recette de la sangria dans l’un des manuels ! On voit là le reflet de l’importance de l’apéritif et de ses tapas en Espagne. En toute logique, le même manuel évoque les canapés qui accompagnent les boissons citées, et sur lesquels on pourra étaler des produits français : du beurre, du pâté, des anchois, du foie gras, du fromage... et du caviar ! Dans un autre ouvrage, Paul Rocuse donne aussi une recette de canapé avec des tomates, des olives, du fromage et du beurre. L’Espagne insiste également sur la présence du beurre et de la crème dans la gastronomie française : nous venons de parler des canapés, mais on trouve aussi les hors-d’œuvre avec du beurre, le pain avec du beurre, les tartines – trempées dans le bol –, et même le beurre cité tout seul dans les listes de courses, comme élément essentiel toujours présent dans une cuisine française. Cette insistance s’explique par le fait que la cuisine espagnole se fait à base d’huile d’olive, et que le beurre est considéré comme l’un des éléments caractéristiques de la différence. Notons également un « Tour de France gastronomique » qui s’appuie hélas ! sur les divisions administratives récentes – et artificielles –, et qui semble un peu restrictif malgré sa bonne volonté : il n’y a rien dans le Nord-Pas-de-Calais, ni en Picardie, ni dans les Pays de la Loire... Et on peut à juste titre s’interroger sur la réelle connaissance de la France d’un document qui place le beaujolais en Bourgogne, l’emmenthal suisse en Rhône-Alpes, et le brie à... Paris ! C’est regrettable, la gastronomie n’étant plus qu’un prétexte pour introduire une approche administrative de la France, et non pour présenter des produits régionaux qui façonnent, en quelque sorte, sa physionomie.
Les manuels italiens présentent également deux tours de France gastronomiques : celui des vins, assez bien situés, il faut le dire ; et celui des fromages, placés encore une fois de façon fantaisiste puisque le bleu de Bresse se retrouve sous le cantal, l’emmenthal823 juste au-dessus du comté, et le roquefort vers Montpellier. Les manuels italiens jouent cependant plutôt sur la comparaison, et notamment sur celle de l’organisation des repas en France et en Italie. L’un d’eux, par exemple, propose aux élèves de comparer deux menus de cantine, ce qui permet de montrer aux jeunes Italiens que les Français mangent des pâtes en accompagnement de la viande, et non comme premier plat. Vu l’importance des pâtes dans la péninsule, on comprend que les auteurs insistent sur cette divergence essentielle. Leur but, en choisissant des éléments qui existent dans les deux pays mais qui comportent cependant des différences notables, c’est de mettre celles-ci en valeur. Deux autres exemples : alors que l’Italie privilégie le veau, la France est montrée comme étant le pays de la viande de bœuf servie en tranche, avec des frites ; relevons également l’importance attribuée à la boulangerie : pain, ficelle, baguette – beaucoup moins citée qu’on pourrait le croire –, mais aussi croissants, biscuits, chaussons aux pommes... Il s’agit bien de prendre des points communs, et de mettre en relief les disparités, même lorsqu’elles sont peu importantes : pays frères, certes, mais tous deux jaloux de leurs particularismes. Un autre point important à signaler est l’introduction de la gastronomie italienne comme concurrente directe de la gastronomie française : spaghettis à la bolognaise, tagliatelles, et même « un vrai repas italien ! ». Tout en étudiant la France on ne s’éloigne jamais beaucoup de l’Italie.
Les manuels portugais font la part belle aux repas complets pris en famille ou au restaurant, et à la diversité des plats. Ce sont eux qui présentent la plus grande variété de hors-d’œuvre un peu élaborés comme la tarte aux endives, le soufflé ou le feuilleté au fromage, le roulé aux herbes, les croustades aux champignons... et pas seulement les traditionnelles crudités et charcuterie. En ce qui concerne les légumes, ils sont les seuls à citer le chou – en gratin ou en soupe –, qu’eux-mêmes consomment beaucoup. Notons également qu’ils mentionnent neuf variétés de légumes, comme les manuels anglais, alors que les espagnols n’en citent que deux. Cela rejoint l’idée déjà vue que chaque pays s’intéresse à la culture de l’autre par rapport à la sienne propre. Les Portugais s’attachent également beaucoup aux desserts, que ce soient de véritables gâteaux – baba au rhum, soufflé au chocolat, profiteroles –, des crèmes, des crêpes, ou des tartes. En outre, sortant du schéma traditionnel, ils sont les seuls à évoquer les mendiants, la galette des rois, le pain d’épices, et les œufs de Pâques. En effet, les confiseries liées à des occasions particulières sont le plus souvent passées sous silence dans les manuels des autres pays, et c’est un point que je n’ai pas élucidé. Une des raisons que je pourrais avancer, sans en être totalement convaincue, serait l’influence des manuels de Français langue étrangère (FLE), élaborés en France, et donc soumis à l’idée de laïcité qui tend à éluder ce qui a trait aux fêtes religieuses.
Les manuels allemands, quant à eux, mettent en valeur l’organisation des repas en ce qu’elle a de différent de la leur. Pour eux le repas chaud du soir présente une véritable particularité, et ils insistent beaucoup sur cet aspect des habitudes françaises. Un autre élément récurrent lorsqu’ils présentent la France à table, c’est la présence du fromage ou du « plateau de fromages » à la fin des repas, alors que, chez eux, on le consomme soit au petit-déjeuner, soit au dîner, qui est toujours un repas froid. Enfin leur vision de la gastronomie française est également marquée par l’ordre immuable des plats présentés : entrée ou potage, viande et légumes, salade, fromage, dessert, que ce soit dans un restaurant ou dans une famille, et surtout pour le déjeuner comme pour le dîner. En réalité, il semble que les manuels allemands soient ceux qui ont conservé la vision la plus traditionnelle des repas français « en cinq actes ».
Quant aux manuels anglais, ils privilégient nettement une approche pragmatique de la gastronomie française. Dans Tricolore 4, par exemple, sous la rubrique « La recette de la semaine », on trouve, dans l’ordre, des tomates farcies aux crevettes, le pâté de Bourgogne, des escalopes de dinde, la ratatouille, la salade verte à la vinaigrette, le fromage et la tarte aux pommes, comme si les auteurs s’étaient fatigués de donner des recettes un peu élaborées pour aller vers le plus simple – le fromage –, et le plus connu – la tarte aux pommes, largement consommée en Grande Bretagne. Parmi les plats privilégiés par les manuels anglais, les poissons sont largement représentés, comme chez les Portugais et les Espagnols, ce qui n’a en soi rien de vraiment étonnant puisque ces pays en consomment beaucoup. J’ai également remarqué à plusieurs reprises des listes de courses à faire, avec une grande variété de produits différents selon les magasins, et relativement peu de répétitions, le but de ces chapitres étant de fournir aux élèves du vocabulaire et des expressions utiles pour se débrouiller à l’étranger plutôt qu’une véritable approche culturelle. À ce propos, relevons la présence de chapitres tels que « C’est un record », qui ne met en scène que des records anglo-saxons, ou « Mon plat préféré », qui cite le couscous et la mousse à l’érable – les Anglais sont les seuls à évoquer le français du Québec –, et surtout de rubriques où l’on traite de ce qui se mange en Grande-Bretagne. À cela s’ajoute l’omniprésence de la restauration rapide bien de chez nous : sandwichs, hamburgers, hot-dogs, pizzas, chips et milk-shake ! Les manuels anglais, en réalité, présentent moins la gastronomie française qu’un mode d’alimentation qui, en se « mondialisant », s’apparente de plus en plus au leur.
Ainsi, par les sélections opérées parmi la diversité des mets, ou même des simples produits français, et par leur façon de mettre en scène la France à table, les manuels de chaque pays révèlent un peu de leurs propres usages, de leurs préférences, de leurs étonnements et de leurs certitudes. La présentation de la gastronomie d’un seul pays par plusieurs autres pourrait alors, dans ce contexte, servir de révélateur de la pluralité des identités nationales. Les chapitres consacrés à la gastronomie française dans les manuels étrangers d’enseignement du français brossent en fait des portraits en miroir des habitudes des uns et des autres, par l’observation de la différence dans la similitude.
J’en viens maintenant à la vision diachronique de l’enseignement de la gastronomie française à l’étranger. J’ai divisé mon corpus en trois périodes, selon les manuels dont je disposais :
Cette répartition semble, à première vue, assez disproportionnée puisque mon corpus est beaucoup plus important pour les quinze dernières années que pour les décennies passées. En effet, il s’est avéré beaucoup plus facile de se procurer des manuels utilisés actuellement : la vision synchronique paraissant à tous plus évidente dans la logique d’une approche comparative européenne que la vision diachronique. Je pense néanmoins disposer de suffisamment de matériel pour envisager de façon assez précise l’évolution de la transmission de la gastronomie française à travers les manuels scolaires européens.
La première période, la plus éloignée de nous, celle des années 1955-70, se focalise sur trois points précis : tout d’abord l’art de la table, son raffinement, son élégance. On insiste sur la façon de prendre son petit-déjeuner – on parle de rôties, et non de toasts –, de décorer une table, et de bien présenter un plat. Le deuxième point porte sur le souci de l’éducation des enfants qui doivent apprendre à manger de tout. La gastronomie est indissociable du savoir-vivre en société. Relevons quelques expressions significatives que les élèves devront retenir : « aimer la bonne chère, un gourmet, être gourmand de, porter un toast. » Enfin vient l’aspect un peu plus utilitaire, celui qui concerne les repas au restaurant. Là sont présentés l’ordre immuable du « vrai repas français » et la façon d’établir son menu, de le commander, et de déguster les mets choisis. Un manuel italien propose, par exemple, une dictée de Brillat-Savarin sur l’art d’apprécier un bon vin. Notons que ces menus sont toujours impressionnants par leur abondance. Je ne résiste pas au plaisir de donner un exemple tiré d’un manuel portugais, et qui met en scène le jeune Michel et ses grands-parents dans un restaurant à la mode : le menu choisi se compose d’huîtres, d’un petit consommé, d’un poisson, de pigeon aux petits pois, d’un rôti, de tarte aux fraises comme « entremets », et, comme dessert, d’oranges, de bananes, de mendiants, et de camembert ! Tout cela arrosé d’une demi-bouteille de vin blanc pour les huîtres, d’une demi-bouteille de Bordeaux pour le reste et... d’une bouteille de Vichy, incontournable après un tel repas ! Si l’on se replace dans le contexte des années 1960, il est certain que le souvenir des temps de disette était encore vivace, et que l’abondance était synonyme de bien-être. En outre la France faisait figure de pays de cocagne par rapport à l’Europe du Sud, encore très pauvre, et qui cultivait un certain complexe d’infériorité culturelle.
La deuxième période, celle qui va de 1975 à 1990, considère encore la France comme le pays de la bonne chère : un manuel anglais présente par exemple un article intitulé « En France, on mange bien ! ». La gastronomie française perd cependant de son importance, et doit laisser un peu de place aux cuisines des autres pays. Dans le même manuel anglais, à quelques pages de l’article précédemment cité, on en trouve un autre intitulé « On mange bien en Grande-Bretagne ? » qui valorise les plats nationaux. Dans cette période, l’élégance des manières n’est plus vraiment appréciée, et l’abondance est considérée de façon critique : on apprend à dire « Je n’ai plus faim », « J’ai trop mangé ». On considère ce qui est plus léger, plus approprié au repas de midi ou du soir. À côté des gros menus traditionnels, on en voit apparaître d’autres plus réduits, et moins typiquement français : apéritifs, (dans les manuels espagnols), plats uniques, et pas seulement français : spaghettis bolognaise, couscous, etc. La notion de restauration rapide commence à faire son chemin. On fait des courses dans des magasins bien précis dont il faut apprendre le nom ; c’est-à-dire que l’on commence à s’intéresser aux produits bruts et non plus seulement aux mets élaborés. Enfin une place importante est accordée à la notion de diététique. Il y a souvent dans ces chapitres une page consacrée à des conseils sur la façon de s’alimenter, indiquant les quantités idéales de nourriture pour les adolescents, ou pour maigrir. Ce mouvement est encore timide et dépend, bien entendu, de chaque pays mais il est bien amorcé et va se développer pendant les années suivantes.
Nous en venons ainsi à la troisième période, l’actuelle, qui consacre la grande victoire de la restauration rapide et de la culture jeune ! On voit émerger la notion de menu ou de plat « du jour », forcément réduit, et pour gens pressés, et la présentation des cartes des restaurants est marquée par la fantaisie et le manque de rigueur. C’est d’ailleurs dans ces manuels que l’on trouve les tours de France cités précédemment. Le mot « hors-d’œuvre » disparaît lentement au profit des « crudités » puis des « entrées » parmi lesquelles on compte les tomates à la mozzarella, les concombres à la menthe ou les champignons à la grecque. Dans un manuel anglais, le repas au restaurant se passe même « Chez Giorgio » ! Peut-être est-ce un juste retour des choses puisque l’Enciclopedia Universale Garzanti après avoir évoqué la cuisine italienne de la Renaissance, issue des contacts de la République de Venise avec la Chine et le Moyen-Orient, souligne que
les cuisiniers italiens partis en France, avec la suite de Catherine de Médicis jetèrent les bases de la grande cuisine française, qui est en effet riche et élaborée.824
Les références aux restaurants étrangers se multiplient donc : italiens, certes, mais également tunisiens, chinois, indiens... Enfin, le fast-food est roi. Et il est surtout devenu synonyme de modernité : on boit du coca-cola et on mange des hamburgers, pizzas, hot-dogs, quiches, frites, salades... Très significatif est le chapitre intitulé « La cuisine de Mamie », dans un manuel portugais, où Lucie, la petite-fille, est excédée parce que, chez sa grand-mère, il lui a fallu manger des légumes, et pas de frites ni de hamburger. On est loin du repas que le jeune Michel savourait avec ses grands-parents ! La cuisine traditionnelle est devenue une cuisine de « vieux », ce qui est un défaut rédhibitoire à l’époque actuelle. En conséquence, on fait apprendre aux élèves des expressions comme : « J’ai faim », « Je n’aime pas ça ! », « Elle déteste les légumes ». Apparemment la gastronomie est surtout utilisée, dans les manuels récents, pour transmettre l’idée que, au-delà des différences qui peuvent exister entre les pays, les jeunes actuels sont fondamentalement semblables : unis dans leur passion pour les hamburgers et le coca-cola comme par Internet et les jeux vidéos.
L’étude diachronique des chapitres consacrés à la gastronomie dans les manuels scolaires européens met donc en valeur l’évolution de notre société qui perd peu à peu ses caractéristiques pour s’ouvrir aux influences extérieures et les faire siennes. À l’issue de ce voyage temporel et spatial entrepris à travers quelques manuels en usage dans les pays voisins du nôtre, je crains d’être obligée de conclure en remettant en question la reconnaissance de la prétendue supériorité de notre belle gastronomie ! Celle-ci semble bien, actuellement, être devenue une illusion, un stéréotype national, qui n’est plus forcément partagé par les autres pays. Cette étude aura tout de même permis d’observer et d’entrecroiser les regards portés sur la gastronomie française par plusieurs pays proches, renvoyant ainsi, par un jeu de miroir, l’image des habitudes et des préférences culinaires des pays en question, et dessinant de la sorte une esquisse de la gastronomie « européenne ».
Allemagne :
Études françaises 2, R. Erdle-Hähner, H. Rolinger, A. Wüst ; Stuttgart, Klett, 1979.
Études françaises, Échanges, Édition longue 2, A. Göller, B. Grunwald, M. et R. Lamp, H. Rolinger ; Stuttgart, Klett, 1989.
Études françaises, Échanges, Cours intensif 1, W. Hornung, L. Koesten, M. et R. Lamp ; Stuttgart, Klett, 1990.
≠Étapes 2, méthode intensive, A. Krais, C. Icard, T. Mösser, Y. Petter, A. Prédhumeau, Y. Petter, S. Schenk, H. Schnädter ; Berlin, Cornelsen, 1994.
Études françaises, Découvertes 2, série verte, M. Beutter, D. Kahl, L. Koesten, D. Kunert, U. Kunert, G. Leidinger, A. Müller, W. Spengler ; Stuttgart, Klett, 1995.
Études françaises, Découvertes, Cours intensif 1, G. Alamargot, M. Durchholz, L. Jouvet, H.-L. Krechel, I. Mülhmann, A. Nieweler ; Stuttgart, Klett, 1997.
Découvertes 2, G. Alamargot, B. Bruckmayer, I. Darras, L. Koesten, D. Kunert, I. Mülhmann, A. Niweler, S. Prudent ; Stuttgart, Klett, 2005
Angleterre :
Tricolore – Stage Four, H. Mascie-Taylor and S. Honnor ; Leeds, E. J. Arnold & Son, Ltd., 1985.
Étoiles 2, G. Taylor, D. Edwards ; London, BBC Books and Longman Group Ltd, 1992.
Étoiles 3, mêmes auteurs ; BBC Books and Longman Group Ltd, 1994.
Encore Tricolore 4, S. Honnor, H. mascie-Taylor, A. Wesson ; Walton on Thames, Thomas Nelson & sons Ltd, 1995.
Encore Tricolore 5, mêmes auteurs ; Walton on Thames, Thomas Nelson & sons Ltd, 1996.
Espagne :
Bachillerato 1° Francés, E. García, E. Fernández Montes ; Vitoria, Magisterio español, 1975.
Mon lycée 2, C. Llorente Álvarez ; Zaragoza, Edelvives, 1976 (BUP) .
Pas pareil, 1e de Bachillerato, D. Bourdais, D. Carteret, S. Finnie, C. Luna, A. L. Gordon, E. Vázquez ; Ariz-Basauri (Vizcaya), Oxford University Press España, 2000.
Action XXI, ESO 2, Méthode de français, M. Butzbach, C. Martín Nolla, D. Pastor, I. Saracíbar Zaldívar ; Madrid, Santillana, 2002.
Action XXI, 2 ESO, Cahier d’exercices, mêmes auteurs, Santillana, 2002.
Italie :
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Je lis, je parle, A. Bruzzi, E. de Stefano ; Bologna, Zanichelli, 1965.
En avant la musique, J. Blanc, J. M. Cartier, P. Lederlin, ed. italiana a cura di A. Daniele e A. Riva ; Bergamo, Grasedit, 1989 (édité à l’origine par CLE International en 1984).
Allô France, D. Leeman, D. Soulié. D. d’Oria ; Paris, Le Monnier /Larousse, 1989.
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Très bien joué ! Méthode d’apprentissage du français, C. Gislon, M.-C. Jamet, M. G. Selle ; Torino, Valmartina, 2002.
Portugal :
J’apprends le Français, O. de Carvalho, Porto, Porto editora, années 1950-1960 d’après les photos. La date n’est pas indiquée.
Le Français par les beaux textes, même auteur ; Porto editora, idem. La date n’est pas indiquée.
Le Français au Lycée, 2e ano, Guerreiro Murta ; Lisboa, Empresa literária fluminense, 1961.
Allô, France ! Niveau I, M. I. Saraiva, I. Dartout Martha ; Lisboa, Escol, 1982.
Rendez-vous des mots, 2, S. Costa, L. Pacheco ; Porto, Porto editora, 1996.
Le nouveau sans frontières, 1, P. Dominique, J. Girardet, M. Verdelhan, M. Verdelhan ; Paris, CLE International, 1998.
Folibande, A. Gueidão, I. Crespo ; Porto, Porto editora, 1999.
Manège, 10e, mêmes auteurs ; Porto editora, 1999.
Manège, 11e, mêmes auteurs ; Porto editora, 1999.
Bravo, 7e, Francês nivel 1, R. Mérieux, C. Bergeron, adaptação : L. F. Teixeira ; Lisboa, Lisboa editora, 2002. En fait méthode FLE, éditée par Didier en 2002.