« Article unique : Le seul parti à prendre lorsqu’on a le malheur de se trouver le voisin d’un enfant, c’est de le griser au plus vite, afin que sa maman lui fasse quitter la table. »825
Longtemps, l’idée a prévalu que seuls les adultes pouvaient être gastronomes : lorsque les enfants étaient tolérés à la table des parents et de leurs hôtes, ils ne partageaient pas le même menu826 et certains mets leur étaient interdits sous prétexte qu’ils étaient incapables de les apprécier, comme si un enfant ne pouvait qu’être gourmand et en aucun cas gourmet. Souvenons-nous de Sophie de Réan et de la boîte de fruits confits :
Si je grignotais un tout petit morceau de chaque fruit, je saurais le goût qu’ils ont tous, je saurais lequel est le meilleur, et personne ne verrait rien parce que j’en mordrais si peu que cela ne paraîtrait pas. Et Sophie mordille un morceau d’angélique, puis un abricot, puis une prune, puis une noix, puis une poire, puis du cédrat, mais elle ne se décide pas plus qu’avant. « Il faut recommencer », dit-elle. Elle recommence à grignoter et recommence tant de fois qu’il ne reste plus rien dans la boîte.827
Son incorrigible gourmandise vaut à la petite Sophie de multiples punitions infligées par les adultes... ou directement par le Bon Dieu.
Comme au temps de la comtesse de Ségur, la gourmandise constitue toujours l’un des sept péchés capitaux, en dépit des démarches de la famille Poilâne auprès du Vatican828 mais elle n’est plus aujourd’hui aussi diabolisée qu’au XIXe siècle, une gourmandise plus gastronomique est même franchement devenue à la mode829. Les organisateurs du salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil en ont ainsi fait leur thème principal en 2004, avec de multiples animations gourmandes. La nourriture est un thème récurrent dans les ouvrages pour la jeunesse et pour cause : c’est par la bouche que le petit d’homme découvre le monde. De ce premier stade oral, il conserve des souvenirs, des émotions, des plaisirs et une insatiable curiosité pour tout ce qui se mange.
Les éditeurs jeunesse français proposent une multitude d’ouvrages consacrés aux aliments bruts, les fruits et les légumes notamment, ou transformés : le chocolat par exemple. Ces ouvrages présentent souvent un historique de l’intégration de l’aliment comme ingrédient dans la cuisine française et aussi des conseils culinaires pour l’accommoder. L’objectif est d’éduquer les jeunes Français au goût, un souci omniprésent, comme si les éditeurs pour la jeunesse se sentaient chargés d’une mission. Le marché du livre de cuisine pour adultes étant proche de la saturation, les éditeurs ont, au cours des vingt dernières années, investi le livre pour la jeunesse, allant jusqu’à créer, avec des succès divers, des collections gourmandes spécifiquement dédiées aux enfants830.
Les recettes de cuisine sont souvent traduites, de l’anglais surtout, mais également de l’allemand, de l’italien, de l’espagnol, du néerlandais parfois. On trouve aussi... des recettes françaises. Certains de nos chefs cuisiniers ont même publié des guides de cuisine française pour les enfants. Le pionnier fut sans doute Michel Oliver qui, en 1963, publia chez Plon La cuisine est un jeu d’enfants, un livre de recettes, illustré de ses dessins, avec une préface de Jean Cocteau. D’autres titres suivirent : La pâtisserie est un jeu d’enfants (1963), Les hors-d’œuvre sont un jeu d’enfants (1969), et, plus récemment, Les confitures sont un jeu d’enfants (2000). Gaston Lenôtre est lui aussi à l’origine de plusieurs livres : il a préfacé des recettes des ateliers Lenôtre831, avec pour slogan « le savoir-faire Lenôtre offert à tous les gourmets, petits et grands. » puis ceux de sa fille Sylvie, notamment Le grand voyage des gastrognomes 832 mi-gastronomique, mi-diététique. D’autres, comme Franck Mischler, André Genin, Bernard Loiseau833, leur ont emboîté le pas. Ils s’y sont même parfois mis à trois (Ducasse, Loiseau et Robuchon), comme dans les Recettes pour Faustine et Pierre834, pour former le goût des enfants.
Ces livres ont pour ambition d’apprendre à l’enfant à cuisiner. Il ne s’agit plus toutefois aujourd’hui d’inculquer aux petites filles les bases d’une éducation ménagère, comme c’était le cas au XIXe et même jusque dans les années 1970. La série « Martine » est un exemple assez significatif : dans Martine fait la cuisine, publié en 1974, l’héroïne, revêtue du tablier de la ménagère, en bonne petite fille modèle, apprend avec sa maman à faire la cuisine. En 2001, dans Martine et les marmitons835, sous la plume de Jean-Louis Marlier, fils de Marcel, qui a pris le relais de Gilbert Delahaye depuis le décès de celui-ci en 1997, Martine fait un stage dans une école hôtelière, sur le thème du goût et des produits du terroir : elle porte la toque blanche du cuisinier et partage l’expérience avec plusieurs petits garçons, notamment Ludo qui se révèle particulièrement doué. Lors de ce stage, elle apprend à reconnaître fruits et légumes, à identifier odeurs et saveurs, à faire du pain, à cuisiner un potage, à décorer un gâteau, etc.
Le stage a duré trois jours. Il n’y a pas assez de pages pour raconter tout ce que Martine y a appris mais, sûr, elle a fait un beau voyage. Un voyage immobile, avec la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût.836
La cuisine est un art, voire une science pour certains auteurs comme Hervé This, inventeur et promoteur de la « gastronomie moléculaire » et des « Ateliers expérimentaux du goût » avec l’Éducation nationale. Dans La casserole des enfants837, deux enfants restés seuls le temps d’une soirée doivent cuisiner leur dîner. La réalisation de recettes (soufflé, poulet, crème chantilly) est pour eux l’occasion de découvrir quelques notions de physique et de chimie, en expérimentant l’univers des molécules.
D’autres livres choisissent d’aborder la cuisine sous l’angle de l’humour. Dans La cuisine c’est cool, l’auteur, Raphaël Fejtö explique :
Je m’adresse, dans cet ouvrage, à ceux qui n’ont jamais fait le rapport entre les aliments naturels et les plats préparés, et pour qui la cuisine est une chose abstraite et effrayante. Je m’adresse aussi à ceux qui, se sentant profondément diminués quand ils se trouvent au milieu de gens qui savent faire la cuisine et ayant tenté un jour de lire une recette dans un livre, sont restés pétrifiés devant le jargon employé et ont alors renoncé définitivement au bonheur incomparable de la cuisine, développant ainsi un complexe d’infériorité fort regrettable. Que les autres aillent au diable.838
Dans la collection « Roméo et la cuisine du Grand Babu », Roméo s’introduit en catimini dans la cuisine de son étrange voisin, le Grand Babu et l’observe cuisiner pâtes et pâtisseries, gratins ou fritures. Il goûte discrètement les délicieux mets préparés et découvre ainsi, par exemple, que les frites ne se cueillent pas sur les arbres l’hiver lorsqu’il fait froid...839
La (bonne) cuisine a des vertus insoupçonnées : que de contes initiatiques où des animaux féroces ou des ogres renoncent à leurs instincts carnivores, voire cannibales, en découvrant les plaisirs de la bonne chère et en dégustant des petits plats mitonnés avec amour par leurs petites victimes ! Cet effet rédempteur, on le trouve par exemple dans Le géant de Zéralda de Tomi Ungerer : Zéralda a pitié du géant à demi-mort de faim et lui cuisine :
un potage de cresson à la crème, des truites fumées aux câpres, des escargots au beurre et à l’ail, des poulets rôtis, un cochon de lait.840
Le géant se montre fort intéressé :
Le goût de tous ces plats était pour lui quelque chose de tout nouveau. Il était tellement enchanté de ce festin qu’il ne pensait plus à se régaler de son plat favori : les petits enfants. Jamais il n’avait fait un aussi bon repas.
À l’invite de l’ogre désormais civilisé, Zéralda s’installe dans l’immense cuisine de son château :
Elle essayait de nouveaux plats, composait les menus les plus extraordinaires et remplissait de ses nouvelles recettes des livres et des livres de cuisine.841
On retrouve le même thème dans l’album musical Faustine et les ogres842 où une petite fille, Faustine, enlevée par une famille d’ogres, leur fait découvrir la gastronomie et finit par ouvrir avec eux un restaurant, « le restaurant des ogres ». Comme Faustine et Zéralda, Jacquot, qui a toujours aimé manger, se découvre une passion pour la cuisine, la pâtisserie plus exactement :
Un mercredi où il traîne son ennui à la bibliothèque, parce qu’il y fait bon, le garçon tombe sur une drôle de page écrite. On appelle ça une recette, et grâce à cette recette on peut faire, paraît-il, de délicieux cookies ! Ce n’est pas facile, mais Jacquot parvient à faire les biscuits. Puis il en cuit d’autres, il recopie de nouvelles recettes, calcule ses proportions... Il a appris, grâce à son école à lui, l’école des gâteaux, que c’est bon de comprendre la vie.843
Roger Dupinfray, dans Alerte aux chouquettes, a lui aussi la vocation pâtissière depuis son enfance :
Tout petit, déjà, Roger Dupinfray rêvait d’être boulanger-pâtissier. Quand sa maman l’emmenait faire les courses, Roger restait des heures le nez collé devant les meringues, les babas et les pains dorés de la vitrine de Patissard, le grand boulanger-pâtissier de la ville où ils habitaient. Les années ont passé et la vocation est restée. Roger devient apprenti chez Patissard où ses talents font merveille, jusqu’au jour où il décide de s’installer à son propre compte. Le succès arrive vite, mais les ennuis aussi...844
Des métiers si joliment appelés « de bouche », il est aussi question dans Tous aux fourneaux 845 où Georges-Albert Bordemer doit s’improviser cuistot dans l’hôtel-restaurant de son père pour pallier l’absence de la cuisinière, malade ; et surtout dans Les pommes Chatouillard du chef846 : le restaurant Bocuchon doit fermer, suite à une visite d’un inspecteur de la répression des fraudes. Son chef soupçonne Veygnaire, son voisin et concurrent de la place Brillat-Savarin, d’être à l’origine de ses ennuis et décide de se présenter au concours de meilleur ouvrier de France. Il doit pour cela se replonger dans les livres et dans les marmites et réaliser notamment des pommes Chatouillard, une variante assez complexe des pommes soufflées. Son apprenti Maximin est largement mis à contribution. Grâce aux dessins de Michel Politzer, le jeune lecteur apprend beaucoup de choses sur les coulisses des restaurants mais aussi sur quelques cuisiniers français célèbres. À la fin du livre, l’auteur, Loris Murail se présente à ses jeunes lecteurs et leur donne quelques clés :
Pour baptiser les deux chefs de cette histoire, je me suis amusé à mélanger les noms de célèbres cuisiniers, Paul Bocuse et Joël Robuchon ont donné naissance à Bocuchon, Marc Veyrat et Pierre Gagnaire, à Veygnaire. Quant à mon apprenti, je lui ai donné pour prénom le nom d’un autre maître des fourneaux : Jacques Maximin. J’espère que les intéressés me pardonneront ce clin d’œil. S’il m’est venu l’idée de vous raconter les aventures de Maximin, c’est que je côtoie l’univers de la restauration à travers la fonction de critique gastronomique. Mais si ce personnage est absent de l’histoire c’est parce que le premier devoir du critique est de se montrer discret, anonyme, pour exercer sa tâche sans se laisser influencer. Il doit passer pour un client ordinaire. En ce qui me concerne, voici mon secret : pour garder mon « incognito », je possède un atout que m’en vient nombre de mes confrères. Je suis grand et ne pèse qu’à peine 60 kilos. Comment voulez-vous soupçonner un type aussi maigre d’être un mangeur professionnel ?847
Sur les chefs français, signalons aussi un court album promotionnel de Lucky Luke, intitulé Le cuisinier français848 : Antonin Escudier, originaire d’Avignon, ouvre un restaurant français à Sunrise, cité minière des États-Unis, au grand dam du maître des lieux, Horacio Grizlee, qui ne jure que par les « beans » (haricots) et n’apprécie pas que tous, y compris sa femme, préfèrent la cuisine d’Escudier. Un concours est organisé entre les deux cuisiniers : Escudier le remporte évidemment, grâce à l’aide de Lucky Luke et malgré les tentatives de sabotage de Grizlee.
Après le restaurant, côté cuisine, voyons maintenant ce qui se trame côté salle : il se passe parfois de drôles de choses dans les restaurants, qui n’ont pas forcément grand-chose à voir avec la gastronomie. Plusieurs histoires évoquent les expériences, heureuses, ou plus souvent malheureuses, de petits convives qui s’ennuient en attendant les plats (Oscar va au restaurant 849 ou Un déjeuner mouvementé850) ou qui restent perplexes devant les noms des mets annoncés sur la carte, comme dans Aux menus plaisirs que l’auteur Lilie Mélo dédie à « tous les becs fins qui n’ont pas des appétits d’oiseaux » :
C’est dimanche, toute la famille va au restaurant. Le garçon accueille les grands-parents, les parents et les enfants, en leur proposant les spécialités maison : pieds paquets, bouchées à la reine, terrine du chef, île flottante, pets-de-nonne, pain perdu... Les enfants imaginent alors au nom de ces plats toutes sortes de choses...851
Pas facile pour un enfant de manger dans un vrai restaurant car il y est rarement le bienvenu, les adultes le confinant volontiers dans sa supposée immaturité gastronomique.Dans Un menu enfant pour Zaza Pestouille852, l’héroïne fait le récit de son aventure : au lieu d’utiliser les trente francs de ses parents pour manger au « Macdo », comme tous les mercredis, Zaza Pestouille décide de prélever cinquante autres francs dans sa tirelire et de s’offrir un bon déjeuner à L’Auberge fleurie, le plus grand restaurant de la ville. La fillette salive en imaginant les noms des plats qui sont servis aux autres convives ; elle hésite : que va-t-elle choisir ? Mais voilà que le maître d’hôtel lui apporte d’autorité le menu enfant, dans un plateau-repas bariolé : jambon blanc, frites, petit jus d’orange, yaourt avec un autocollant à l’intérieur, un petit ballon gonflable et un sifflet qui tourne...
Dans Toqués de cuisine853, Karine et Serge ont aussi du mal à faire comprendre aux adultes que les enfants peuvent aimer autre chose que les chips, le thon mayonnaise et la mousse au chocolat industrielle que leurs parents leur réservent chaque fois qu’ils sont de sortie au restaurant, d’autant que :
Si c’était limité à une soirée au restaurant de temps en temps et qu’on n’en parle plus, ils auraient pu le supporter. Mais non, c’étaient des conversations interminables sur telle ratatouille réinventée avec les détails sur chaque bouchée d’aubergine, de courgette, de poivron et de tomate, ou bien sur la crème bavaroise Parfait Amour, ou bien sur les artichauts farcis à la Stravinsky, ou encore sur la fricassée de poulet à la berrichonne. [...] « Tu te rappelles, mon chou, le canard à l’orange de Lasserre ? » soupirait leur mère. « Et toi, ma poule aux œufs d’or, tu te souviens du loup en croûte de Bocuse ? », chantait leur père. « Et les pêches au champagne de l’auberge de l’Ill ? [...] Et la truffe croque-au-sel de Lamazère ? »854
Après avoir tenté de faire la grève du thon-chips-mousse, en se mettant eux-mêmes aux fourneaux, les jumeaux décident finalement, devant le résultat peu concluant de leurs expériences culinaires de réclamer en cadeau d’anniversaire pour leurs douze ans un repas – sans leurs parents – au Chanteclerc, le meilleur restaurant de la ville. Non sans mal, ils obtiennent gain de cause et découvrent des saveurs insoupçonnées lors de ce repas ; ils font au dessert la connaissance du chef, intrigué par ces convives inhabituels, visiblement peu familiers d’une carte de restaurant.
Les auteurs de ce docu-fiction sont l’écrivain pour la jeunesse Susie Morgenstern qui se dépeint elle-même comme une grande gourmande et le chef français Jacques Maximin. Ils définissent ainsi leur credo pour ce livre :
Toqués de cuisine est une « cuisine-fiction » qui a comme ambition de mettre les jeunes en appétit à travers la lecture. La cuisine n’est pas un jeu d’enfants car elle nécessite un long apprentissage, de la patience, de la volonté et de l’amour. Avant de fournir les recettes de grande cuisine de Maximin, ces histoires veulent donner envie de conserver ce patrimoine culturel : la cuisine française.855
Le livre est divisé en trois parties : le récit de l’aventure des deux enfants, puis les réflexions du père :
Le papa de Karine et Serge était américain. Avant la naissance des jumeaux, avant même d’avoir rencontré sa femme française, son cœur, ou, disons-le... son estomac était en France. Sa décision avait été longuement mûrie. Il avait parcouru des pays, les rejetant l’un après l’autre, pour réaffirmer enfin sa foi dans l’assiette la mieux garnie de cette terre. Il avait lu dans un livre de cuisine l’aphorisme du grand gastronome Brillat-Savarin : « La cuisine est le plus ancien des arts », et il pensait que c’était certainement l’art qui méritait par-dessus tout une place d’honneur dans le patrimoine culturel de la France.856
La troisième partie, où le chef nous livre ses pensées tandis qu’il pourchasse en voiture les voleurs de sa Porsche, n’est malheureusement ni la plus passionnante, ni la plus convaincante.
La gastronomie française s’est aussi constituée par l’apport de multiples spécialités culinaires régionales : comme chez les adultes, on trouve donc pour les enfants des livres de recettes régionales, alsaciennes par exemple dans La cuisine de la Fée Marguerite 857 (clafoutis, tarte au fromage blanc, mannele, bretzel, agneau pascal, pain perdu à la cannelle et fromage blanc sucré), ou corses dans La cuisine des Zitellucci 858.
La collection « Carnets », de Hachette jeunesse, dans sa série consacrée aux régions françaises, n’oublie pas chaque fois les spécialités gastronomiques : galettes complètes pour la Bretagne, bouillabaisse pour la Provence, etc. Même principe dans « l’imagerie régionale des enfants » de Fleurus. En matière de cuisine régionale française, l’album de bande dessinée Le tour de Gaule d’Astérix859, paru en 1965, est particulièrement intéressant : Astérix parie avec l’inspecteur général Lucius Fleurdelotus, envoyé spécial de César, qu’il parviendra à sortir du village assiégé et à rapporter une spécialité culinaire de chaque région de Gaule : son choix se porte sur le jambon de Lutèce, les bêtises de Camaracum, le vin de Durocortorum, les saucisses de Tolosa, le saucisson et les quenelles de Lugdunum, la salade niçoise, la bouillabaisse de Massilia, les pruneaux d’Aginum et les huîtres et le vin de Burdigala.
La gastronomie française, c’est aussi l’alcool : même si cela ne concerne pas directement les enfants, cela fait bien partie de notre « identité culturelle » et l’alcool n’est pas oublié dans les livres pour la jeunesse. On trouve des documentaires pour les plus grands Les métiers du vin860 chez Casterman, La vigne 861 ou Le vin862 chez Milan. L’éditeur Milan présente ainsi son livre sur le vin dans la collection « Les Essentiels » :
Boisson mythique, symbole de plaisir et de convivialité, le vin dans l’histoire a toujours été un objet de convoitise. Sa richesse d’expression inspire poètes et écrivains. Elle est indissociable de notre culture occidentale. Comment élaborer un vin ? Comment le déguster ? Comment le choisir ? Telles sont les questions auxquelles répond cet ouvrage, en incitant à découvrir un monde passionnant, magique, mais aussi scientifique. Cheminons ensemble des vignobles à nos verres !863
L’album documentaire Les vignerons des portes d’Or 864 aux éditions Le Patio, sur les vignerons bourguignons, s’adresse lui aux enfants à partir de neuf ans :
Chez les vignerons bourguignons, l’année commence par la fête de la Saint-Vincent, ensuite au travail : cultiver et soigner la vigne, surveiller la fermentation du vin. François accompagne son père et apprend le métier, tel qu’on le pratiquait dans la première moitié du XXe siècle, dans la région de Chablis.865
Le thème viticole inspire aussi des fictions, comme Jonathan et le secret des vignes866, un roman policier olfactif selon l’éditeur, qui se déroule au cœur des vignobles de Bourgogne. Signalons également l’album de bande dessinée La bouille 867 sur l’univers des bouilleurs de cru du Périgord.
Voyons à présent de quels grands théoriciens de la gastronomie française la littérature pour la jeunesse a gardé la mémoire. Revenons aux Pommes chatouillard du chef :
En aidant Bocuchon à potasser, Maximin découvrit l’existence des grands maîtres du passé, dont les écrits continuaient à servir de référence, cent ou cent cinquante ans après leur mort. Antonin Carême, longtemps au service des rois et des tsars, auteur de L’art de la cuisine, et fondateur de la haute gastronomie française au début du XIXe siècle. Jules Gouffé, disciple de Carême, dont le livre de cuisine demeurait une somme inégalée. Auguste Escoffier, qui rédigea le célèbre Guide culinaire, inventa la pêche Melba et révolutionna l’organisation du travail en cuisine vers 1900. Puis le fameux Grand dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas, auquel le génial écrivain avait consacré les dernières années de sa vie, délaissant son œuvre romanesque.868
Carême est aussi le héros d’une courte (quatre feuillets) bande dessinée historique de William Vance (et Yves Duval pour le texte), datant de 1963 Un maître queux de génie, Marie-Antoine Carême 869 qui retrace à grands traits sa vie : de ses débuts en 1792, à huit ans, comme gâte-sauce chez un gargotier parisien, après avoir été abandonné par son père, trop pauvre pour élever ses quinze enfants, en passant par son apprentissage chez le pâtissier Bailly, son service chez Talleyrand, jusqu’à sa mort en 1833. On y parle de sa fidélité à l’empereur mais aussi de sa passion pour l’étude de l’art culinaire puisque, pour lui,
[l]a gastronomie n’est plus seulement un art mais une science.
On retrouve aussi Brillat-Savarin, l’autre grand maître de la gastronomie déjà présent dans les Pommes chatouillard du chef où l’auteur a malicieusement baptisé de son nom la place sur laquelle donne le restaurant de Veygnaire, au cœur d’un curieux album de bande dessinée, mi-polar, mi-fantastique, pour adolescents et adultes : Bouffe et châtiment , une très étrange histoire de perversions culinaires.
Le détective Paul Cork possède un don particulier : celui de goûter les couleurs. Un don partagé avant lui par le plus célèbre des gastronomes, Brillat-Savarin, mort en 1826. C’est pourquoi une respectable – et inquiétante – société de gourmets le charge de retrouver la dernière œuvre du Maître, un manuscrit posthume qui recèlerait la clé de tous les plaisirs. Mais jusqu’où peut-on aller dans la quête de l’extase ? Jusqu’au meurtre ? Plus loin encore ?870
Cork enquête à Paris, Vienne, Venise, Istambul, Zürich, Londres ; il frôle parfois l’indigestion avant de découvrir que c’est à sa propre personne qu’en veut la confrérie et que son périple n’a pour but que d’améliorer la saveur de sa propre chair, grâce à la vision des tableaux commandés par Brillat-Savarin à un copiste œuvrant à la manière de Rubens pour transcrire dans les couleurs ses plus grandes recettes culinaires... Francis Rivolta explique la genèse de son œuvre :
Je me suis souvenu de Brillat-Savarin, juriste éclairé sur tout ce qui touche l’art culinaire. Je me suis renseigné sur sa biographie, je suis allé dans son village natal à Belley, j’ai réfléchi sur les rapports entre le visuel et le culinaire et j’ai imaginé ce personnage qui sent sur sa langue ce qu’il regarde. Le plus curieux, c’est que j’ai appris après coup que ce n’est pas fictif : il existe un trouble psychologique appelé synesthésie, et les gens qui en sont atteints mélan-gent deux sens, olfactif et visuel par exemple. [...] Nous avons interprété ses rapports au corps, qui vont parfois très loin. Dans ce qu’il appelle ses méditations culinaires transcendantales, il décrit notamment des femmes et leur teint rose par rapport à ce qu’elles mangent, ce que doit provoquer telle sucrerie dans leur bouche qui les rend langoureuses... L’album se termine sur ce festin cannibale dont Paul Cork est le plat de résistance, mais un léger doute subsiste : je voulais absolument que le rêve qu’il faisait après avoir été assommé continue malgré sa mort. Nous voulions absolument créer un moment magique, avec une ambiance très lourde, une cérémonie imposante dans le décor d’un temple franc-maçon de Zurich.871
L’on pourrait encore évoquer les nombreux ouvrages documentaires, même s’ils s’attachent davantage à l’alimentation qu’à la gastronomie proprement dite872, ou encore les livres artistiques, comme l’imagier A table 873 de Katie Couprie et Antonin Louchard, les livres poétiques ou humoristiques sur le thème de la cuisine, comme les jubilatoires Petites popotes pour les petits potes 874 d’Élisabeth Brami et Frédéric Rebéna, Le fablier de cuisine 875 de Pef ou encore les Contre-recettes d’une sous-douée 876 d’Andrée Chedid, habile poétesse à défaut d’être bonne cuisinière, ainsi qu’elle l’avoue elle-même dans son épilogue877.
De « journée du goût » en « semaine du goût »878, les adultes s’intéressent de plus en plus à l’éducation des consommateurs de demain. Cette évolution est très nettement perceptible dans l’édition pour la jeunesse qui, pour répondre à la demande des prescripteurs mais aussi à celle des enfants, si l’on en croit l’engouement que suscitent, chaque année, ces semaines du goût dans les établissements scolaires, multiplient les titres dédiés à la gastronomie. Le panorama offert est finalement assez complet : des livres de recettes, « nationales » mais aussi régionales (définies par conséquent dans un espace géographique) pour apprendre à (bien) cuisiner et à ne pas se contenter de la facilité, des contes initiatiques où la (bonne) cuisine adoucit les mœurs, des fictions autour des restaurants et restaurateurs français, des documentaires sur la culture viticole française, et même des mises en scène des « inventeurs » de la gastronomie française, qui l’inscrivent dans une dimension historique. L’enjeu est, dans un contexte de mondialisation galopante qui n’épargne pas l’alimentation, d’apprendre aux enfants l’art de bien manger, français de préférence, en leur transmettant dès leur plus jeune âge, les bases d’une culture de gastronome.