Si le discours gastronomique et son histoire constituent aujourd’hui des champs de recherche légitimes en histoire culturelle, son homologue, le discours « œnologique » – ou discours sur le vin905 – a toujours été largement ignoré des sciences sociales et humaines. « L’indigénité » culturelle du discours « œnologique » est d’autant plus surprenante que le vin reste l’un des symboles les plus représentatifs de l’identité culturelle française y compris dans le contexte du soi-disant déclin de l’identité nationale. Boire fait partie intégrante de notre vie quotidienne et peut être tout aussi important pour le sang de la nation que le sont son origine, ses mythes, ses héros et ses récits fondateurs906. Malgré cela, le champ d’analyse du discours « œnologique » reste largement en friche.
Parmi les raisons invoquées pour expliquer ce quasi-silence autour du vin dans le discours intellectuel français, la primauté du discours gastronomique a toujours placé le boire comme accompagnant le manger. La littérature gastronomique et son édification comme champ littéraire ont largement occulté la construction d’une littérature « œnologique » comme domaine à part entière. De nombreux exemples permettent de conclure que la littérature œnologique a été tributaire du développement d’une littérature gastronomique qu’elle a souvent accompagnée plutôt que précédée.
Pascal Ory notait :
Quand apparaît Grimod, il existe une littérature du manger et du boire comme on pouvait s’y attendre.907
Cependant, si ces deux littératures existent, elles ont des statuts différents : celle sur le boire se calque jusqu’au XIXe siècle sur les développements d’une histoire du discours gastronomique. Il faut attendre les années 1970 pour qu’une dissociation se fasse entre ces deux types de littératures, qui conservent par ailleurs des similitudes. La revue Cuisines de France devient Cuisines et Vins de France en 1950 et ce n’est que dans les années 1970 qu’une véritable presse « œnologique » voit le jour avec la Revue des Vins de France (1970) ou L’amateur de Bordeaux (1981). Alors que l’on peut citer dans le discours gastronomique des ouvrages fondateurs comme la Physiologie du goût de Brillat-Savarin, cela est moins aisé pour l’histoire du discours « œnologique » comme genre spécifique.
Autre constat, l’histoire, en tant que discipline intellectuelle, a toujours été réticente à aborder le champ du boire et de l’alcool, comme l’a souligné Myriam Tsikounas :
Les premières générations d’historiens ont ignoré le boire et l’ivresse et leur conception de l’histoire était peu favorable à l’étude systématique du boire.908
Puis l’histoire des mentalités hésite à aller au cœur de cette question :
[...] les Annalistes, qui tentent de rapprocher l’histoire des autres sciences humaines et s’intéressent aux mentalités, font de Michelet une référence obligée, mais [...] n’exhument pas ses propos sur l’ivresse. Au contraire, ils évacuent de leur vaste enquête sur les consommations alimentaires, le problème du boire excessif, ce qui témoigne encore en 1975 de la relative indigénité culturelle du sujet.
Cette conception prédomine jusqu’à une période récente dans les publications académiques et il faut attendre les écrits des années 1950 pour redonner des lettres de noblesse à une histoire du vin et de ses usages par le biais de la géographie historique avec Roger Dion909 ou de l’histoire culturelle avec Didier Nourrisson910. Le boire a donc souvent posé problème au chercheur quant à son appréhension comme objet d’analyse.
Enfin, selon Alain Ehrenberg, le champ social de l’alcoolisation a toujours inclus deux types de littératures, les histoires du vin et les travaux sur l’alcool qui, bien qu’ayant des statuts à part, posent des problèmes quant à leur appréhension. Ces deux discours stigmatisent aussi l’opposition entre vin et alcool :
Les histoires « du vin » n’ont rien à voir avec celles de l’alcoolisme : ce sont souvent, sous forme de beaux livres, des sortes d’éloges cultivés de sa valeur emblématique. Elles couvrent, souvent la longue durée et tendent à privilégier la question de la qualité comme création esthétique.911
L’un et l’autre discours renvoient à des bibliographies dispersées et hétérogènes, illustrant les obstacles liés à leur définition respective.
Cet article se propose donc de définir la notion de discours « œnologique », puis de retracer brièvement son histoire à travers une variété de sources pour ensuite illustrer les nombreux paradoxes qui semblent régir le champ littéraire, les médias et les discussions des amateurs et professionnels aujourd’hui. Par discours « œnologique », nous incluons toutes les formes discursives de la littérature aux médias en passant par les sites internet et les revues spécialisées. Dans ce brouhaha où chacun cherche à établir des légitimités, nous chercherons à analyser les principales tensions qui régissent les pratiques discursives sur le boire.
En France, vigne et vin s’inscrivent comme les deux pans du même objet, la culture du vin. Si comme l’a souligné Pascal Ory, « faire l’histoire de la gastronomie, c’est faire l’histoire d’une littérature »912, en revanche faire l’histoire de « l’œnologie », c’est faire l’histoire des écrits sur la vigne et le vin mais aussi de la culture et de la filière viti-vinicole dans la mesure où la reconnaissance de l’œnologie comme branche de la chimie au début du XXe siècle va jouer un rôle fondamental dans la redéfinition des métiers. La filière viti-vinicole, par la professionnalisation croissante de ses métiers, redéfinit progressivement, à partir des années 1950, des champs de compétences précis.
La « littérature du boire », comme la nomme Pascal Ory dans son travail fondateur, est partagée, dès son origine, entre trois genres littéraires qui d’une manière ou d’une autre se retrouvent sous des formes diverses dans les publications ou rééditions récentes : un discours diététique, poétique et technique. Ces trois récits et leur contenu respectif offrent une fenêtre sur la constitution du discours « œnologique » – dans le sens large de discours sur la vigne, le vin, et la filière viti-vinicole – et sur les changements qui ont affecté le vin comme produit culturel.
Le discours diététique fait référence au discours médical et hygiénique qui, dans le cas du vin, s’adresse aux vertus thérapeutiques du produit comme l’illustrent, en 1555, Les secrets d’Alexis de Piémont ou, en 1974, l’ouvrage du docteur Maury, réédité seulement en 1992, Le vin est la meilleure médecine. À cette catégorie s’ajoutent aussi les multiples références à la consommation d’alcool et ses effets comme le montrent, dès l’origine, les écrits de Columelle et Pline l’Ancien. À l’instar du champ gastronomique, le médecin devient un compagnon de route apprécié de l’amateur de vin tout en se confondant avec lui. De nombreux gourmets et amateurs de vins appartiennent ainsi au milieu médical. Ce registre diététique oppose aujourd’hui dans les médias les tenants d’une consommation modérée et réfléchie du vin aux défenseurs de l’abstinence. Dans ce champ, le corps médical est largement partagé dans ses opinions quant à une définition du boire modéré qui, selon chacun, peut varier d’un extrême à l’autre. Deux autres éléments sont entrés dans le discours diététique et ont renforcé l’argument médical autour du vin. Il est important de noter que ces arguments sont directement liés aux préoccupations croissantes de nos sociétés quant à la diététique alimentaire et à sa redéfinition dans un contexte de changements et crises.
Un premier développement important a eu lieu avec l’émergence du concept de French Paradox dans les années 1990913. Cette théorie fut développée aux États-Unis dans l’émission Soixante minutes, puis largement médiatisée en France, notamment par le professeur Renaud. En 2000, la création de la Vinothérapie, concept de centre de santé basé sur le vin et ses propriétés médicales, a gagné en popularité, s’établissant d’abord à Bordeaux, puis en Californie et en Italie. Répondant à la montée de nouveaux produits naturels, demandés par une population urbaine en croissance et souvent séparée d’un contact direct avec la nature, ainsi qu’à l’hédonisme associé à l’individualisation de nos sociétés contemporaines, les produits de la vigne et du vin, tout comme ceux de la mer et de la thalassothérapie quelques années auparavant, contribuent à une certaine reconnaissance des vertus thérapeutiques des produits considérés comme naturels et patrimoniaux. De multiples publications ont accompagné cette médiatisation des vertus médicales du vin et de la vigne.
Dans le genre poétique, le discours « œnologique » fait référence à la littérature des sociétés bachiques élitistes ou sociétés de caveaux914. Cette forme littéraire qui a pris pour thème l’alcool, le vin et l’ivresse se retrouve tout autant dans la publication du Vieil Hypocras au Vin de Beaune du bourguignon Annibal de Monchanut, publié en 1812 à Paris et célébrant le terroir et le vin, que dans Le Pinard, pièce anti allemande écrite par Jean Bastia et jouée en 1916 à divers endroits en France. Par ces différentes facettes et par le biais de l’écriture poétique, elle célèbre tout autant la nation que la région et aborde par l’humour des thèmes de société importants. Elle renvoie aussi à une certaine contemporanéité existentielle avec les poèmes Alcools d’Apollinaire ou Le vin de Baudelaire, mais son contenu est alors très éloigné de celui des caveaux bachiques et sociétés gastronomiques. Ce discours poétique autour du boire fait, dans certains cas, partie intégrante de la constitution d’un discours régionaliste contemporain et touristique dans les régions viticoles, discours incarné par les chantres du terroir comme les Joyeux enfants de la Bourgogne ou par le poète négociant en vins bourguignons, Pierre Poupon.
Enfin, si le genre technique de la littérature gastronomique devient de nos jours synonyme de littérature gourmande915, le discours « œnologique », tel que nous l’avons précédemment défini, choisira de s’intéresser aux mondes de la vigne et du vin. La viticulture apparaît comme un secteur du vaste domaine agricole et à cet égard, elle est aussi à la croisée des discours sur l’agriculture. Des titres comme le Traité sur la nature et sur la culture de la vigne, sur le vin, sur la façon de le faire et la manière de bien le gouverner, publié en 1759 par Nicolas Bidet, sommelier de Marie-Antoinette, ou bien encore l’Œnologie ou discours sur la meilleure méthode de faire le vin et de cultiver la vigne rédigé en 1770 par Edme Béguillet pour un concours organisé par l’Académie de Metz visant à favoriser une réflexion sur la viticulture, appartiennent à ce champ discursif et aux sources d’une littérature technique qui, progressivement, différencie l’art de faire les vins de celui de cultiver la vigne. On assiste depuis les années 1950 à une différenciation professionnelle croissante des métiers autour de la vigne et du vin qui oppose certaines formes littéraires à d’autres, notamment le clivage entre le « boire froid » des œnologues et le « boire chaud » des sommeliers 916.
L’invention de l’œnologie accompagne celle de la gastronomie au XIXe siècle et instaure une rupture radicale dans les pratiques discursives. Cette rupture est liée à l’avancée des techniques permettant de faire vieillir un vin mais aussi aux énormes progrès de la chimie, puis à ceux de l’œnologie au cours des XIXe et XXe siècles. Le discours œnologique trouve une légitimité avec les travaux d’Ulysse Gayon, élève de Pasteur qui propose en 1916 le diplôme national d’œnologie à l’Université de Bordeaux. La tradition est ensuite maintenue avec le professeur Ribereau-Gayon917 et le docteur Émile Peynaud dont les publications jouent un rôle fondamental dans la reconnaissance de l’œnologie comme branche de la chimie, mais aussi comme méthode d’analyse des vins. De nombreux ouvrages ont été publiés depuis le XIXe siècle autour de la dégustation des vins, mais il faut véritablement attendre la reconnaissance de l’analyse sensorielle et son enseignement, notamment avec Max Léglise à la station œnologique de Beaune dans les années 1970 et le travail d’Émile Peynaud918 dans le Bordelais, pour qu’une véritable révolution œnologique prenne place.
La comparaison de ces deux figures du monde du vin illustre d’une certaine manière la régionalisation des discours sur le vin, mais explique aussi les causes de l’absence d’un discours homogène et unique autour de la perception et l’analyse des vins919. Tous deux, férus de littérature, étaient capables de parler et d’écrire sur le vin et la dégustation d’une façon claire et rigoureuse s’appuyant sur une expérience exceptionnelle920 ; par conséquent ils ont beaucoup contribué à vulgariser des méthodes de dégustation921. Pour Léglise,
il fut un temps ou rien ne s’écrivait sur la dégustation des vins autrement que par des superlatifs, des exclamations, des hyperboles ou des images fleuries.922
Ce temps-là se trouve révolu avec l’approche sensorielle ou avec les méthodes prônées par Peynaud et la dégustation devient l’une des branches maîtresses de l’œnologie923. Ces ouvrages restent cités par les amateurs comme des références dans une culture du vin décrite souvent comme élitiste, contradictoire et hétérogène.
L’émergence d’un discours « œnologique » prend aussi place à partir des années 1970 dans le contexte d’une intellectualisation du commun qui touche surtout l’alimentation. Ce discours « œnologique » s’appuie en parallèle sur le développement du discours gastronomique, sur une réinvention de la région comme lieu d’identités et sur une professionnalisation de la filière viti-vinicole qui établit la notion de « métiers de la vigne et du vin ». Parallèlement, une nouvelle culture du vin se met en place décrite par Jean-Pierre Albert924 ; le vin devient objet culturel et enjeu de débats passionnés qui n’ont cessé de se multiplier jusqu’à maintenant. Les émissions qui y sont consacrées présentent le vin comme l’objet de tensions, polémiques et discussions. Loin d’être un objet consensuel, le vin révèle plus ou moins les changements et tensions au cœur des questions d’identité culturelle dans le contexte d’une France nostalgique925. Cette nouvelle culture du vin a pris des formes plurielles, allant de la librairie spécialisée l’Athénaeum, située à Beaune, capitale des vins de Bourgogne, et inaugurée en 1988, à l’exposition de la Villette sur la vigne et le vin ou encore incluant la multiplication des confréries et cercles d’œnologie au niveau local pour donner à chacun la possibilité d’exprimer cette nouvelle passion. Une véritable fragmentation caractérise les consommateurs de cette nouvelle culture du vin.
Ce nouveau discours sur le vin est à replacer dans le cadre plus large des mutations de grande ampleur qui affectent la France depuis les années cinquante. Une nouvelle donne économique induite par l’entrée de l’Italie puis celle de l’Espagne dans le Marché commun ainsi que la nécessité de redéfinir l’économie viti-vinicole française dans un contexte plus compétitif ont été des facteurs décisifs dans la modernisation de la viticulture française. Avec la mondialisation récente de l’opposition entre terroir et marques, entre artisanat et industrie, entre rural et urbain, la position du discours « œnologique » en France a été plutôt celui autour de la tradition, le lien au lieu, la distinction et l’esthétique, l’authenticité, l’artisanat et la région. Cette vision s’est développée au moment où les producteurs ont accédé de plus en plus à la propriété, ont développé la vente en direct et sont devenus à l’instar des « chefs » des intermédiaires de choix dans le processus commercial relativement anonyme du consumérisme. L’accent est mis sur l’authenticité du producteur, son histoire, sa filiation et l’aspect artisanal de ses techniques. Tout comme la figure du « chef », celle du « vigneron » assurant la maîtrise de l’ensemble de la filière – de la production à la consommation – devient progressivement la figure clé sur le plan médiatique. De nombreux ouvrages sont alors consacrés aux vignerons et à la promotion des régions, du terroir et des produits de qualité.
Accompagnant ce phénomène, la montée du tourisme avec l’attrait pour le rural, l’authentique ont permis de jouer la carte du vigneron comme étant l’un des derniers représentants de la convivialité bucolique des campagnes. Les syndicats d’initiative, en partenariat avec les régions viticoles, établissent à partir des années 1990 les routes du vin alliant gastronomie et visites chez le producteur. Ce mouvement s’inscrit dans une montée de la régionalisation sous toutes ses formes avec de nombreuses publications sur le rural, le patrimoine ou les ressources du terroir. Dans cette mouvance, certaines trajectoires sociales individuelles trouvent une nouvelle direction. Toute une nouvelle littérature régionaliste émergera dans les années 1990 se concentrant sur la dégustation des vins et sur la publication d’un nouveau folklore régional autour du vigneron, des producteurs et des produits. On peut donner en Bourgogne l’exemple de Jacky Rigaux, chantre du terroir dans le sillage de Gaston Roupnel 926. Au niveau local, on assiste à la constitution de réseaux de professionnels appuyés par des guides comme le Guide Michelin, le Guide Hachette des vins ou les guides patrimoniaux qui jouent sur différents registres littéraires pour mettre en avant les produits de la région et les établir en un champ cohérent liant architecture-gastronomie-vins-tourisme 927.
L’évolution sociale et démographique générale avec une double concentration urbaine et tertiaire a joué un rôle fondamental dans cette nouvelle consommation. Un engouement certain pour la culture du vin et les vins de qualité comme moyen de se différencier socialement avec des stratégies sociales particulières ont offert à ces nouveaux passionnés – souvent des hommes issus des classes moyennes ayant un revenu assez confortable, étant à la retraite ou bénéficiant de plus de temps libre ou d’occasions sociales –, un moyen d’exercer leur passion. Leur passion se donne ainsi à voir à travers un nouveau maillage du territoire français autour des régions viti-vinicoles, de leurs producteurs emblématiques et d’une initiation à cette diversité par le biais des dégustations organisées. À la fragmentation de la société correspond une fragmentation du lien au territoire viticole constitué d’une multitude de lieux de dégustations, rencontres et expériences autour du boire. Dans cette relation souvent est mis en avant par les consommateurs, amateurs et experts le fossé entre rural et urbain, proximité et éloignement par rapport au produit et aux producteurs. À cette montée de nouveaux consommateurs s’ajoute en parallèle une soif de connaissances qui ne semblait guère être tarie par la profusion des discours offerts sur le vin tant dans la manière de le déguster que dans tous les aspects touchant sa culture et sa médiatisation.
Le discours « œnologique », à cet égard, souffre au départ d’un manque de spécialisation des journalistes qui bien souvent n’ont pas été formés spécifiquement au vin et viennent en général de la littérature gastronomique ou se forment sur le tas par passion ou dépit. Jean-Luc Fernandez928 cite l’exemple de Michel Dovaz, Thierry Desseauve et Dominique Couvreur qui ont tous collaboré à des revues gastronomiques à leurs débuts et ont des parcours relativement variés. Ce n’est qu’au cours des années 1980-90 que de nombreuses publications entièrement ou partiellement spécialisées dans le vin voient le jour929 et qu’une véritable critique viticole s’établit à partir d’une pratique intense et critique de la dégustation et d’un code de conduite professionnel. Malgré la profusion de magazines spécialisés, le consommateur moyen trouve difficilement son chemin et tout apprentissage de la dégustation se heurte au caractère prolixe des discours « œnologiques ».
Dans le désordre des pratiques discursives contemporaines autour du vin, l’argument régionaliste est le seul à s’imposer comme le dernier bastion dans l’imaginaire du vin. Publications, expositions, visites chez les producteurs, mises en scène, témoignent de l’image persistante de l’artisan vigneron comme garant de la qualité dans un monde en déroute. Cette figure du vigneron artisan, voire artiste, sert de support à l’expression d’un imaginaire du vin que l’on retrouve dans de nombreux discours professionnels930. Il caractérise aussi l’attachement passionné au produit des amateurs, experts et critiques931. Dans cette rhétorique du discours œnologique, les travaux d’Herman Lebovics932 sur les enjeux de l’identité culturelle française pendant l’entre-deux-guerres permettent de poser un certain nombre de questions quant à l’édification du vigneron comme le parangon de la qualité, de l’authenticité, du naturel et de la tradition, le principal acteur d’une filière devenue plus que complexe pour le consommateur. Pour Philip Whalen933, l’exemple offert par la construction d’un folklore bourguignon au niveau local et national à travers l’Exposition universelle de 1937 permet de conclure que de multiples interprétations peuvent être offertes à la combinaison d’éléments discursifs essentialistes incarnant la « Vraie France » sans pour autant conserver un contenu idéologique et politique d’extrême droite marqué.
Dans le contexte contemporain, si les représentations perdurent comme point d’ancrage dans la constitution d’un discours autour de la tradition, il n’en demeure pas moins vrai que le contenu a largement changé. La construction emphatique du vigneron comme acteur privilégié dans le champ de représentation œnologique contemporain est intéressante à deux égards. Le vigneron s’inscrit comme l’un des derniers garants d’une France rurale, traditionnelle et authentique alors que dans le même temps la filière et la profession se trouvent largement redéfinies à cause des progrès techniques et de la formation professionnelle des nouvelles générations934. Le vigneron est présenté comme un rempart contre la modernité s’inscrivant dans une longue durée imaginaire et revendiquant tout comme le grand chef, une signature particulière, qui elle aussi se trouve d’une certaine manière remise en compte pour des raisons de progrès techniques (rôle clé de l’œnologue, standardisation des pratiques viti-vinicoles et effets de mode).
Dans cette conception de la « Vraie France » incarnée par le vigneron, mais mise en mots par l’écrivain (celui qui sait écrire sur le vin et en parler), le vigneron se trouve dépossédé de son savoir. On peut en effet facilement opposer dans la pratique du terrain le savoir écrire au savoir-faire. Dans la cave et lors de dégustations avec les vignerons, l’ethnologue est souvent frappé par l’absence de discours de la part du vigneron sur son produit alors que dans le même temps, la critique et les experts, souvent d’origine urbaine et en tout cas éloignés de la production, se définissent souvent par la maîtrise de leur écriture, la mise en mots de leur expérience de dégustateur et par la non-proximité avec le produit. Jean-Luc Fernandez a montré de façon convaincante comment le métier de critiques de vins se structure autour de normes déontologiques et techniques qui se sont imposées pour permettre une reconnaissance professionnelle de la dégustation935. La rencontre de deux types de compétences, l’une dégustative et l’autre littéraire ou journalistique, nécessite une coopération qui dans bien des cas ne va pas de soi. Jean-Luc Fernandez argue que la presse œnologique spécialisée a recherché cette synthèse entre capital scolaire et compétence dégustative936. Au niveau régional, une pléthore d’écrivains s’est récemment lancée dans la promotion de leur vignoble sous des formes diverses s’inscrivant dans ce vaste mouvement régionaliste littéraire qui s’appuie tout autant sur le patrimoine, le tourisme et une certaine conception du folklore que sur l’argument vin comme élément de civilisation et de culture à protéger de la mondialisation. Ce champ discursif est loin d’être normalisé.
Autre élément permanent du paysage discursif qui construit « La Vraie France » sous la forme de grands crus, premiers crus et villages, ce sont les AOC et l’idéologie du terroir qu’elle sous-tend. Hiérarchie du paysage, grammaire des appellations et surtout système de base de la critique œnologique, les AOC et leur établissement confirment l’esprit corporatiste du milieu du vin. Le terroir dans toute sa complexité réaffirme une certaine conception de la qualité enracinée dans un paysage et son histoire. L’ensemble de la filière professionnelle reprend en effet cette construction du produit basée sur l’AOC et le terroir. La géologie et l’œnologie ont toutes deux contribué à l’édification du système AOC en validant le lien entre terroir, qualité des sols et hiérarchie des prix. Dans le champ discursif sur l’authenticité et le naturel proposé par les vins des terroirs français, différentes représentations du produit s’opposent dans le domaine du discours scientifique. La filière vin est définie par le rôle de nombreux intermédiaires entre le producteur et le consommateur incluant l’œnologue, le sommelier, le négociant, le courtier, le caviste et les critiques qui contribuent tous à la construction d’une rhétorique autour du vin. Pour l’œnologue, la nature technique du produit est centrale à l’exercice de sa profession et à la description qu’il en fait.
Par conséquent, un discours spécifique et technique accompagne son jugement, qui, pour des raisons particulières, peut jouer sur plusieurs registres, en particulier le registre littéraire œnologique plus commercial. Citons Émile Peynaud :
Mes deux premiers livres écrits dont le texte et le style s’adressent plus au vin qu’à l’œnologie (je souligne ici comme science et domaine de la chimie) sont collectifs.937
La plupart des œnologues rencontrés et interviewés restent très critiques vis-à-vis de l’approche humaniste du produit telle que celle mise en scène par le sommelier autour de la carte des vins. Claude Fischler argue qu’il y a deux cultures du boire, illustrant les divisions notées auparavant :
Le boire froid caractérisé par l’approche technique qui dissèque, analyse et cherche les défauts (médecins du vin) et le boire chaud qui rêve, imagine, se souvient, ressent et éventuellement s’intoxique avec ses sensations.938
L’anthropologue américain Robert Ulin, dans son analyse du vignoble du Sud-Ouest a utilisé cette dichotomie opposant deux mondes, l’un scientifique et l’autre culturel en décrivant les différences qui opposent les scientifiques aux artisans du vin939. On peut aussi argumenter que chaque camp se trouve représenté dans la filière viticole. Alors que la dimension scientifique et technique domine aujourd’hui l’arène professionnelle au point, dans certains cas, de remettre en question le système des AOC, la dimension humaine ou hédoniste règne dans le champ du discours œnologique et semble rencontrer un succès affirmé et croissant chez le consommateur.
Boire, comme l’a souligné Thomas Wilson dans Drinking Cultures, est un acte d’identification, de différenciation et d’intégration, projetant l’homogénéité ou l’hétérogénéité de l’ethnicité et de l’identité nationale. L’analyse du discours « œnologique » et de son développement illustre remarquablement l’attachement des Français au vin qui reste l’objet privilégié de l’expression de leur identité culturelle dans toute sa complexité et dans l’opposition nation/région. Trois conclusions s’imposent. Tout d’abord, le discours « œnologique » se construit maintenant différemment par rapport au discours gastronomique. Depuis les années 1980-1990, il devient une culture en soi, une partie intégrale d’un processus d’identification par lequel des individus établissent des relations, communiquent et échangent. Le vin et son discours sont lieu d’identité et de pratiques multiples où l’appartenance devient plurielle, fragmentaire et occasionnelle. Reflet des changements affectant l’individu et sa place dans la société, le vin est devenu aussi un moyen de se socialiser, de justifier certaines trajectoires, de construire des légitimités. Formidable bastion de l’identité culturelle française, il peut aussi signifier un tropisme passéiste, un attachement plus ou moins fort aux traditions ; de nombreux discours autour du vin témoignent souvent d’un refus d’entrer dans la modernité ou peuvent s’inscrire dans des choix politiques marqués. Sans y voir l’expression d’une France nationaliste, elle montre cependant la variété des modes d’identification et la pérennité d’un discours autour de la ruralité qui joue encore un rôle fondamental dans la définition de l’identité culturelle française.