Le lendemain après-midi, j’étais assise dans la balançoire du porche à me balancer paresseusement, lorsqu’Evan s’approcha tranquillement dans l’allée. Je fermai le journal de Melina et je lui souris.
— Tu parais bien en blanc, dit-il.
— Tu es vraiment flatteur.
Il faisait référence aux bandages blancs qui enveloppaient mes bras — les entailles étaient mineures et toutes superficielles.
— Je suis venu t’apporter de mauvaises nouvelles, dit-il, mal à l’aise, et se déplaçant d’un pied à l’autre.
Après la semaine que je venais de vivre, je ne voyais pas comment les choses pourraient empirer.
— Explique.
— Sylar a menti au sujet de sa maladie, hier.
— Oh ?
— Il paraît que lui et Dorothy se sont enfuis pour se marier hier soir.
Je souris.
— C’est vrai ?
— Tu souris ? Pourquoi ? Ce ne sont pas de bonnes nouvelles. N’est-ce pas ?
— Longue histoire, dis-je. Mais ce ne sont pas de mauvaises nouvelles.
— Attention ! cria Archie au-dessus de nous.
Je levai les yeux et les plissai contre le soleil. Un éclair coloré contre le ciel d’été, Archie exécutait des cercles. Alors qu’ils descendaient pour atterrir sur la rampe du porche, Pepe se cramponnait aux plumes du cou de l’oiseau au péril de sa vie. Pepe glissa sur la queue d’Archie comme sur une glissoire.
— Êtes-vous en train de parler de ma bravoure à Evan ? demanda Archie, en étendant ses ailes et en faisant un salut.
Pepe lui donna un coup de coude.
— Notre bravoure.
— Notre bravoure, dit Archie à contrecœur.
Ils avaient entendu mon cri la nuit dernière, et nous avaient suivis, Zoey et moi, jusqu’à la maison de Patrice. Ensuite, ils étaient partis chercher de l’aide, mais étrangement, Nick était déjà en route.
— Oui, vous êtes tous les deux très courageux, dis-je. Merci.
— Sait-on ce qui va se passer maintenant avec Zoey ? demanda Evan.
— Pas encore, dis-je. Crois-tu que Dorothy est au courant des événements ?
Evan hocha la tête. L’œuf d’oie avait presque disparu de sur sa tête.
— Apparemment, Glinda lui a téléphoné hier soir et lui a tout raconté.
— Dorothy va-t-elle rentrer à la maison ?
— Non, pas avant la fin de sa lune de miel.
Pauvre Zoey. Sa vie familiale n’excusait pas ce qu’elle avait fait — loin de là –, mais ça ne l’avait pas aidée non plus.
J’avais pensé que Dorothy m’avait avertie de laisser tomber le travail à la maison Keaton parce qu’elle avait peut-être quelque chose à voir avec la disparition de Patrice… Mais peut-être était-ce plutôt parce qu’elle savait que Zoey avait quelque chose à y voir et qu’à sa façon, elle avait essayé de protéger sa fille ?
Je doutais qu’il puisse y avoir un moyen de le savoir, à moins que Dorothy soit prête à avouer tout ce qu’elle savait.
Ce qui n’arriverait jamais.
Mais cela ne voulait pas dire qu’elle s’en sortirait indemne. Dès son retour de son escapade pour se marier, elle allait devoir faire face à des accusations — à cause de son assaut sur Evan. Il n’y avait pas suffisamment de preuves pour l’accuser d’avoir provoqué l’incendie, même si Glinda avait confirmé que c’était l’œuvre de sa mère.
— Qu’est-ce que tu es en train de lire ? demanda Archie en sautant tout près de moi.
Je passai ma main sur le journal. J’avais lu plusieurs fois la page qui parlait des sorts.
— Quelque chose d’éclairant, comme aurait dit Starla.
— Tu n’as pas envie d’en parler ? demanda Evan.
Je souris.
— Une fille doit garder quelques secrets.
— Est-ce que ça a quelque chose à voir avec le fait que Godfrey était ici si tôt ce matin ? demanda Pepe, qui était curieux.
Je haussai les épaules.
— Peut-être.
Moins il y avait de gens au courant de ce que j’avais planifié, mieux c’était.
— Bien, il faut que je retourne à la boulangerie, dit Evan. As-tu besoin de quelque chose ?
— Ça va, dis-je. Vraiment. Ce ne sont que quelques éraflures. En fait, je prévois de me rendre à la maison de Patrice cet après-midi pour aller faire un peu plus de travail.
Je ne voulais pas tout leur dire. J’avais une autre intuition à vérifier. Ensuite, j’avais un rendez-vous… avec Mimi.
— Seule ? demanda Archie.
Je levai les sourcils.
— Tu peux peut-être t’installer à l’extérieur et être mon homme de guet ?
Archie tomba à la renverse sur le porche et se couvrit la poitrine de ses ailes.
— Un coup avec un mot frappe plus profondément qu’un coup d’épée.
Il se laissa tomber comme s’il était en train de mourir.
— Ne t’avais-je pas dit qu’il était vraiment dramatique ? demanda Evan. Il agita la main et partit d’un pas léger.
Archie était encore sur le sol du porche.
— Dramatique ? Moi ?
Je souris.
— Était-ce une citation de film ?
— Non19, c’est d’un ancien vicaire anglais, dit Pepe.
Archie se redressa.
— Pepe l’a peut-être connu personnellement, il est si vieux.
— Il est amusant, n’est-ce pas ? demanda Pepe sur un ton sarcastique.
Ils restèrent avec moi un peu plus longtemps, puis ils continuèrent leur route. Je pris à nouveau le journal, je récitai le sort que Godfrey m’avait enseigné, je lançai le livre dans les airs, et je le regardai disparaître.
Je souris. J’avais cherché plus profondément en moi et j’avais finalement compris ce que l’Ancienne m’avait dit.
J’étais une artisane.
Une sorcière.
J’avais des sorts au bout des doigts. Littéralement.
Mais alors que je réfléchissais à la conversation que je devais avoir avec Mimi plus tard, je savais qu’il me restait tellement de choses à apprendre sur mon propre héritage.
La maison de Patrice était étrangement calme. Je me promenai en regardant le fouillis que la bagarre de la veille avait laissé derrière. Du verre jonchait le sol.
Les taches de sang avaient pris une couleur rouille. Mes boîtes bien rangées avaient été renversées.
Il y avait encore tellement de travail à faire.
Mais ce n’était pas pour cette raison que j’étais ici.
J’étais là à cause d’une intuition. À propos d’un souhait que j’avais formulé — que la police et l’ambulance arrivent — et qui avait été exaucé immédiatement. Et je pensai au souhait d’Yvonne pour trouver le corps de Patrice, à ceux de Zoey pour la pizzelle et l’apparition de Jonathan la nuit dernière, et je me dis que tous ces souhaits n’avaient peut-être pas été exaucés par mes propres sorts.
Mais par l’Anicula.
Je me rappelai qu’Elodie avait expliqué qu’il suffisait que l’Anicula soit à proximité immédiate de la personne qui faisait le souhait pour qu’il soit exaucé, et je regardai autour de moi.
Je nettoyai l’endroit sur le sol où j’avais été assise la veille, et je pris conscience que c’était à peu près au même endroit que s’était tenue Yvonne quand elle avait souhaité retrouver le corps de Patrice quelques jours avant. Je regardai autour de moi, à environ 30 centimètres dans toutes les directions.
Je frappais sur le mur, à la recherche d’un endroit creux, lorsque la porte d’entrée s’ouvrit. Je fus plus qu’un peu surprise de voir entrer Jonathan.
Il avait l’air pire que d’habitude. J’ignorais si c’était relié à sa maladie — ou si c’était parce que Zoey avait des ennuis.
J’essayai de faire semblant que j’étais tout simplement assise sur un plancher jonché de verre.
— Que faites-vous ici ?
— Je suis venu vous voir, dit-il, en nettoyant un endroit et en s’assoyant à côté de moi. J’avais l’impression que vous reviendriez ici.
— Pourquoi ?
— Parce que votre souhait pour amener ici la police et une ambulance a été exaucé hier soir.
Il plia les genoux et y posa ses coudes.
— Parce que j’ai pensé qu’à ce point-ci vous croiriez que l’Anicula se trouve ici.
À son arrivée, je n’avais pas eu peur, mais maintenant je me sentais un peu nerveuse. Zoey avait-elle agi seule pour tuer Patrice ?
— Connaissez-vous mon passé avec l’Anicula ? demanda-t-il.
— Un peu. Ce qu’Elodie m’en a dit. Que vous vous étiez servi de Patrice pour vous débarrasser des rats ?
— Qu’est-ce qu’elle a dit d’autre ?
Je ne voyais aucune raison de mentir.
— Que vous étiez un coureur de jupons et que vous trompiez sa mère. Que vous et Patrice aviez eu une grosse dispute que Zoey aurait entendue, et que l’Ancienne a avait dû effacer la mémoire de Zoey, et qu’ensuite vous aviez perdu vos pouvoirs.
Il sourit d’un sourire sans joie.
— Là, elle se trompe. Je n’ai pas perdu mes pouvoirs à cause de ce qu’avait entendu Zoey.
— Non ?
— J’ai perdu mes pouvoirs parce que Patrice voulait que je les perde. La rupture l’avait mise en colère. Très en colère.
Je respirai profondément.
— Elle a souhaité que vous perdiez vos pouvoirs ?
— Ce n’est pas tout. Elle a aussi souhaité que tout ce que je cuisinerais à partir de là ait un goût terrible et rende les gens malades. Je vous ai dit qu’elle était en colère, non ?
Une femme bafouée.
— Pourtant, vous avez continué à cuisiner ? Pourquoi ?
— Il m’arrive parfois d’oublier, dit-il avec un soupir. Je saute dans la mêlée de la cuisine et j’aide quand il y a une bourrée. Mes clients en paient le prix.
— Vous n’aviez aucun recours ? Avec l’Ancienne ?
— Aucun. Les souhaits de l’Anicula sont contraignants. Ainsi, quand Patrice a menacé de souhaiter que Zoey et moi rompions, je savais que je devais faire quelque chose. Je ne pouvais le permettre. J’adore Zoey. C’est un sentiment si incroyable d’être amoureux. Même si c’est quelque chose qu’on m’a imposé sans mon consentement, je ne pouvais le perdre.
— Vous êtes au courant de ce souhait ? demandai-je doucement.
— Patrice m’a raconté ce qu’avait fait Elodie. Elle espérait que ça changerait mon opinion d’une certaine manière. Ça n’a pas fonctionné. C’est alors qu’elle a menacé de souhaiter que Zoey et moi divorcions.
— Qu’avez-vous fait ?
Il sourit.
— J’ai volé l’Anicula.
— Mais… mais… Si vous avez l’Anicula, pourquoi ne pas souhaiter de pouvoir recommencer à cuisiner ? Pourquoi ne pas souhaiter de vous rétablir ?
— J’ai pris une décision le jour où je l’ai volée de ne jamais l’utiliser. C’était dangereux. Maléfique, même. La vie doit se dérouler selon le destin.
— Comme lorsque vous et Zoey êtes tombés amoureux ?
— Touché, dit-il, avec un mouvement ironique de son sourcil. Mais je maintiens ma décision. Le genre de pouvoir de l’Anicula — c’est dévorant. Dévastateur.
Il prit une profonde inspiration.
— Ça me brise le cœur de voir que Zoey l’a cherchée tout ce temps. Je me reproche ce qui s’est passé. Ce qu’elle a fait à Patrice.
Ah, donc elle avait agi seule.
— Pour les introductions par effraction. Pour ce qui vous est arrivé.
— La querelle que j’ai entendue près de la benne, l’autre jour — vous soupçonniez Zoey, n’est-ce pas ?
Ce qui expliquait le commentaire au sujet de la police.
— Je l’ai suppliée d’arrêter de chercher l’Anicula, que si elle cessait, la police ne découvrirait jamais que c’était elle. Je ne pouvais imaginer jusqu’où elle était allée avec son obsession. J’ignorais ce qu’elle avait fait à Patrice.
Il soutint mon regard.
— Je voulais que vous sachiez que je vais me livrer à la police cet après-midi.
— Vous livrer ?
Je ne comprenais pas.
— Pour l’assassinat de Patrice. Je vais signer une confession complète. Admettre les effractions. Tout. Je ne peux évidemment pas mentir au sujet de ce qui s’est passé hier soir, mais j’espère que dans les circonstances le juge sera clément avec Zoey.
— Mais vous n’avez rien fait… Pourquoi prendre le blâme ?
— Je vais mourir, Darcy, dit-il simplement. Et Zoey a toute sa vie devant elle. Elle mérite de vivre.
Je ne savais pas si j’étais d’accord. Nous restâmes assis en silence pendant un moment.
— Pourquoi me dites-vous tout cela, Jonathan ? demandais-je ensuite. Pourquoi m’avez-vous suivie jusqu’ici aujourd’hui ?
— L’Anicula ne doit pas tomber en de mauvaises mains. Elle doit revenir à quelqu’un qui apprécie son pouvoir et est capable de le protéger. Vous, Darcy.
— Moi ? Qu’est-ce qui vous fait penser que vous pouvez me faire confiance avec l’Anicula ?
— Je vous ai observée, dit-il. J’ai vu votre façon d’être avec votre sœur. Avec votre tante. Avec Mimi Sawyer. L’Ancienne a confirmé que vous êtes la bonne personne à qui faire confiance. Vous saurez ce qu’il faut faire avec l’amulette.
J’étais honorée et en même temps horrifiée. Que ferai-je avec l’Anicula ? Pourrais-je jeter un sort sur elle comme je l’avais fait avec le journal de Melina ?
— Quand j’ai volé l’Anicula, dit Jonathan d’un ton solennel, je l’ai cachée dans le seul endroit où elle ne penserait jamais à regarder. Sous son nez.
Il fouilla dans une boîte-vitrine fracassée sur le sol à côté de moi et en sortit le hochet de bébé d’Elodie. Il le secoua et l’objet fit un bruit sec. Il me passa le hochet.
— Bonne chance à vous, Darcy.
Il se leva et se dirigea vers la porte de devant.
Je le regardai partir, puis j’ouvris le hochet. À l’intérieur, il y avait une petite opale en forme de larme.
L’Anicula a la forme d’une petite larme. Parce que, disait mon père, elle apportait tellement de douleur à ceux qui en abusaient.
Je serrai la pierre dans ma main, et je songeai à Patrice, et à la façon dont elle avait pris sa revanche sur Jonathan ; je pensai à Elodie, et à la façon dont ses efforts pour protéger sa mère du côté coureur de jupons de Jonathan, tout en essayant d’aider son amie, avaient mal tourné et avaient été la cause indirecte de la mort de Patrice. À Zoey, qui aurait fait n’importe quoi par amour, et à Jonathan, qui avait finalement appris que l’amour signifiait le sacrifice ultime. Je pensai à Roger qui aurait donné sa vie pour sauver la fille de son ennemi — parce qu’elle était, d’une certaine manière, aussi sa fille. Et même à Andreus avec son étrange sagesse. Ses paroles flottèrent à nouveau vers moi.
Vous devez vous rappeler que les choses, les gens ne sont pas toujours tels qu’ils paraissent.
Je me levai, la pierre chaude dans ma main, et je savais ce que je devais faire avec elle.
Mais j’ignorais comment y arriver.
19. N.d.T.: En français dans le texte.