Un signe — au sens problématique et délibérément ambigu où ce texte prend le mot, aux fins de mesurer les limites de validité du concept dans le champ de l’analyse picturale —, un signe a une valeur d’emploi, qui le définit. Un recensement rapide des occurrences du nuage dans l’œuvre du Corrège et dans celles de ses contemporains et prédécesseurs immédiats conduirait à distinguer, par comparaison, entre les valences les plus conventionnelles du signe et des combinaisons autrement exceptionnelles, et peut-être transgressives. Telles, essentiellement, celles qui sont au principe des coupoles « célestes » de Parme, où le motif est utilisé au titre d’élément constructif, servant — pour reprendre encore le mot de Burckhardt — à la désignation d’un espace.
Les figures de Michel-Ange, au plafond de la Sixtine, n’avaient pas besoin du secours de nuées pour se déplacer dans les airs ; et mis à part le « ciel » du Jugement dernier, où s’ébattent des anges porteurs de la croix et de la colonne de la Passion, le nuage n’intervient pas dans la composition au titre d’élément constructif. L’ordonnance du décor conçu par Michel-Ange n’implique pas la négation de la bâtisse : bien au contraire, elle introduit dans un volume construit dépourvu de toute structure apparente un réseau feint de corniches, de pilastres et d’arcs en grisaille, où trouvent à s’inscrire des scènes conçues comme autant de tableaux de chevalet1 ; et quant aux figures des Prophètes, des Sibylles et de leur suite d’esclaves, établies sur les retombées de la voûte, elles sont implantées sur des membres architectoniques en trompe l’œil, et non pas, suivant la remarque de Burckhardt, sur des amas nébuleux, comme le seront les Evangélistes du Corrège, dans les pendentifs des coupoles de Parme. A l’inverse, l’usage fait par le Corrège du nuage dans tel de ses panneaux répond — abstraction faite de la connotation fantasmatique qui peut s’y attacher — à une pratique conventionnelle qui permettait de distinguer ou, pour mieux dire, d’associer dans une même composition deux registres en apparence exclusifs l’un de l’autre, un registre « terrestre » et un registre « céleste ». Empruntant au « divin » Raphaël, il n’est que de citer à cet égard la Vierge de Foligno, laquelle a valeur de prototype (encore qu’elle ne soit pas sans précédents), telle apparition de Jahvé à Isaac, Jacob ou Moïse, dans les Loges du Vatican, et surtout la fameuse Dispute du Saint-Sacrement, où la superposition des registres revêt une ampleur monumentale (tandis qu’au plafond de la même Chambre de la Signature apparaissent, dans des oculi ménagés dans un décor en trompe l’œil, des figures allégoriques établies sur des nuées) ; ou encore l’énigmatique Vierge de Saint-Sixte, du musée de Dresde, qui paraît s’avancer vers le spectateur sur un tapis de nuées ; le décor de la Salle de Psyché, à la Farnésine, qu’il est de règle d’évoquer à propos du Corrège de la Camera di San Paolo et des Amori di Giove, avec ses figures mythologiques disposées parmi des arcades de feuillage, dans des écoinçons où s’accumulent quelques flocons nébuleux, et — au plafond — la procession des Dieux dans un Olympe de nuées ; et, encore, le petit panneau de la Vision d’Ezéchiel (Florence, palais Pitti), dans lequel le paysage où se laisse deviner la minuscule figure du prophète se réduit à une étroite bande de terre et de mer, reléguée dans la partie basse de la composition, et sans échelle commune avec la nuée argentée où apparaît, dans tout l’éclat d’une Gloire dorée, un Créateur aux allures jupitériennes, entouré d’anges et des symboles des Evangélistes.
Vouée qu’elle aura été à la conciliation, à la transaction, à la composition (partie de la peinture où le peintre excellait, à en croire l’Académie), l’œuvre cependant si « lisible » de Raphaël pose des problèmes d’interprétation trop difficiles, la nouveauté y emprunte trop subtilement les dehors de la convention, pour fournir un bon terme de comparaison. On lui préférera ici un corpus d’œuvres plus tardives (mais contemporaines du triomphe, à Rome, du grand décor plafonnant) et qui, pour être étrangères au cercle aristocratique de la culture humaniste, portent témoignage sur nombre des ressorts les plus communs de la communication iconique telle que l’a entendue l’âge classique. Liés qu’ils furent, par le jeu de la commande, à l’activité des ordres monastiques espagnols, au carrefour des routes de l’Ancien et du Nouveau Monde, les grands cycles religieux peints par Zurbaran à Séville, entre 1629 et 1640, ressortissent quant à l’iconographie (et quels qu’en soient les prestiges, la splendeur picturale) à l’horizon traditionnel de l’imagerie de piété. Si Raphaël a dû d’obtenir une audience internationale à la diffusion de ses œuvres par le canal de la gravure de reproduction, Zurbaran au contraire, à l’instar de beaucoup de ses contemporains, n’aura pas hésité à emprunter le modèle de ses compositions à des estampes, le plus souvent germaniques ou flamandes, et non sans renchérir à l’occasion sur leurs aspects les plus traditionnels2. Sans doute n’est-il guère, d’un point de vue sémiologique, de notion plus équivoque que celle d’archaïsme : comme l’observe Jakobson, « quand le facteur temporel entre en jeu dans un système de valeurs symboliques…, il devient lui-même un symbole et peut être utilisé comme moyen stylistique3 ». Mais, délibéré ou non, l’archaïsme où la critique s’accorde à voir l’un des traits dominants de l’art de Zurbaran offre une garantie supplémentaire d’avoir ici affaire à un répertoire convenu, à des normes confirmées. Il reste à voir quel usage est fait du nuage dans un pareil contexte, à des fins et suivant des voies qui ne sont pas, de toute évidence, celles-là seulement de la « peinture » au sens où la conçoit le musée.
Destinée à l’origine à orner l’autel de la sacristie de l’église des Jésuites, à Séville, la Vision du bienheureux Alonso Rodriguez, par Zurbaran (planche II), présente dans sa partie inférieure le père Rodriguez, portier du collège des jésuites à Majorque et auteur de célèbres ouvrages mystiques, agenouillé en état d’oraison dans un couloir obscur ouvrant sur une veduta architecturale, après avoir laissé choir sur le sol, quadrillé suivant un strict tracé perspectif, le Contentus Mundi de Thomas a Kempis. Debout à ses côtés se tient un ange intercesseur. Tous deux dirigent leurs regards vers la partie supérieure de la composition où sont assis, dans un cadre de nuées peuplées de têtes d’angelots, le Christ et la Vierge, l’un et l’autre pressant entre leurs doigts une bourse en forme de cœur d’où émanent des rayons que le bienheureux reçoit en son sein. A droite, sur un nuage disposé légèrement en contrebas, un groupe d’anges musiciens. Si la volonté de réalisme — au sens que le mot peut avoir dans ce contexte — le dispute ici à l’expression d’un mysticisme quelque peu équivoque, le procès signifiant paraît s’articuler pour l’essentiel sur l’opposition entre les jeux d’ombre et de lumière de l’espace construit et l’éclat diffus de la nuée. Mais la division du tableau en deux registres, l’un terrestre et ordonné suivant les règles de la perspective linéaire, l’autre céleste et d’une profondeur indéfinie, cette division n’a rien d’exceptionnel dans l’œuvre de Zurbaran. Pour ne retenir que quelques images particulièrement révélatrices à cet égard, la Portioncule du musée de Cadix — sans doute contemporaine du tableau précédent (1630) — montre saint François en extase sur le sol carrelé de sa cellule, et auquel apparaissent dans une nuée le Christ et la Vierge médiatrice, entourés d’anges ; dans la Pentecôte (également à Cadix), la nuée divine se répand sur la Vierge et les Apôtres qui font cercle autour d’elle ; dans une production plus tardive, la Messe du père Cabanuelas, ressortissant au cycle hiéronymite de Guadalupe (1638-1639), c’est encore dans le cadre d’une nuée, celle-là de dimensions plus modestes, qu’apparaît à l’officiant agenouillé devant l’autel le symbole de l’Eucharistie ; et quant au Saint Jérôme du même cycle, c’est porté par une nuée mêlée de putti qu’il monte vers le ciel où a déjà accédé le Saint Joseph couronné par le Christ du musée de Séville.
La compréhension de ces images ne semble pas devoir présenter de difficultés particulières. Les schémas figuratifs adoptés par Zurbaran sont parfaitement conventionnels, quand ils ne sont pas directement empruntés à des estampes de piété, comme c’est le cas du Saint Bonaventure priant, du musée de Dresde, peint pour les franciscains du collège de Saint-Bonaventure, et dont la composition, très proche de celle de la Messe du père Cabanuelas, est imitée d’une gravure anversoise de 16054. L’introduction, par le détour d’une nuée, d’un groupe ou d’un symbole divin dans une composition en perspective est l’un des procédés de construction les plus répandus dans la peinture religieuse des XVIe et XVIIe siècles. L’intérêt de pareilles compositions, s’agissant principalement des apparitions que l’image donne à voir au spectateur sous les deux espaces simultanées d’une scène « réelle » et d’une vision miraculeuse, réside moins dans la dichotomie spatiale qu’elles imposent que dans les modalités de la communication qui s’établit entre l’étage terrestre et l’étage céleste et, à l’intérieur d’un même registre, entre les figures dont celui-ci est peuplé : soit que l’élu demeure lié au sol, à la terre (satisfait qu’il est de ce monde ?), mais qu’il paraisse accueillir la vision dont il est honoré et, tout ensemble, la présenter au spectateur qui y trouve accès par son intermédiaire (la Vision d’Alonso Rodriguez, la Portioncule) ; soit que le saint personnage soit ravi au ciel ou soustrait temporairement à l’espace commun ; soit enfin (et c’est là une dramaturgie où Zurbaran excelle) que le bénéfice de la vision soit réservé à un seul, ceux qui l’entourent en étant exclus, et que le spectateur ait ainsi le privilège de participer, par la grâce de l’image, des deux modes de perception à la fois : les compagnons de saint Bonaventure l’observent avec respect tandis qu’il s’absorbe dans sa méditation ; mais ils ne soupçonnent rien d’une vision dont l’événement déchire le réseau des certitudes sensibles.
On est tenté d’établir entre ces images et quelques-uns des thèmes caractéristiques de la mystique espagnole un certain nombre de rapprochements. Les écrits de sainte Thérèse abondent en descriptions de montées au ciel d’hommes de « haute oraison », éclatants de gloire, et parfois accompagnés — la faveur est insigne — par des anges, voire par le Christ lui-même, et de « ravissements », « élévations », « vols d’esprit », « transports » même, que la sainte décrit en ces termes dans le Libro de su vida : « Le seigneur prend l’âme et l’élève complètement de terre, comme les nuées ou le soleil attirent les vapeurs, ainsi que je l’ai entendu dire. La nuée divine s’élève dans le ciel, emporte l’âme à sa suite et commence à lui découvrir les splendeurs du royaume qui lui est préparé5. » On notera la vertu à la fois motrice et initiatique attribuée par sainte Thérèse à la nuée divine, le pouvoir d’attraction que celle-ci est censée exercer sur l’âme qu’elle emporte à sa suite (l’extériorité entre les deux registres étant ainsi bien marquée). Et si les saints personnages de Zurbaran ne quittent pas le sol (conformément au mécanisme de l’union où, à la différence du ravissement, « nous demeurons sur notre terrain6 », il n’en allait pas de même pour sainte Thérèse dont le corps, à l’instar du saint Diego de la Cuisine des Anges de Murillo, perdait parfois sa pesanteur : « Mon âme était enlevée et même ordinairement ma tête suivait ce transport sans qu’il y eût moyen de la retenir ; quelquefois même le corps tout entier était emporté lui aussi, et ne touchait plus terre7. » Le phénomène se produisait en général hors de la vue de ses suivantes ; survenait-il en société, celles-ci devaient la retenir : « Mais cela n’est arrivé que rarement8. »
Nuages et nuées jouent ainsi dans les écrits de sainte Thérèse un rôle comparable à celui qui paraît leur être imparti dans les peintures de Zurbaran, mais aussi bien chez le Corrège — à cette différence près que celui-ci aura donné la plus grande extension possible, dans le décor des coupoles de Parme, à un événement qui non seulement contredisait aux normes de l’expérience commune mais interrompait la régularité de l’ordre constructif. Répartis sur le tambour, les Apôtres demeurent « à l’intérieur » de la cathédrale, de ce côté-ci de la balustrade, à l’instar du saint accroupi dans un recoin de la corniche de Saint-Jean-l’Evangéliste : simple affaire de proportion entre la part dévolue dans la composition à la manifestation du divin et celle réservée au monde empirique, et sans que l’opposition des deux registres puisse, semble-t-il, se résorber tout à fait au bénéfice exclusif de l’autre monde9. Non seulement le nuage soustrait ceux qu’il supporte aux lois de la pesanteur, mais il manifeste l’ouverture de l’espace profane sur un autre espace, qui lui donne sa vérité : vols d’esprit, ravissements, visions miraculeuses, du Saint François de Giotto ou de Zurbaran à Madame Bovary10, en passant par la sainte Thérèse du Bernin, il est l’accompagnement obligé — sinon le moteur — de l’extase et des diverses formes d’ascension ou de transport. Plus généralement, il est régulièrement associé à l’irruption de l’autre, du sacré. Tantôt il s’entrouvre pour permettre à l’élu d’apercevoir l’objet de son adoration — grâce refusée aux compagnons de saint Bonaventure et à celui du père Cabanuelas, dans les tableaux de Zurbaran —, les réalités divines ne pouvant se manifester qu’à travers la déchirure de l’écran qui les dérobe à la conscience commune ; tantôt il apparaît comme la manifestation immédiate du sacré, sous les dehors d’une nuée divine qui partage l’exil de l’homme, comme le fit, jadis, la colonne de nuée qui servit de guide au peuple d’Israël, à sa sortie d’Egypte11.
Si le thème de la montée au ciel et les diverses formes d’ascensions ou de « passages » sont une composante peut-être nécessaire de toute vision ou extase, et si les nuages ou nuées semblent participer directement de la transcendance céleste, n’est-ce pas qu’avant toute valorisation religieuse le ciel apparaît, du point de vue phénoménologique, comme le lieu de la transcendance, à la fois origine de toutes choses et de la loi, siège de la force et de la souveraineté12 ? Est-ce à dire qu’étudiant les toiles d’un artiste provincial de l’Espagne du XVIIe siècle, on atteigne un ordre de données qui, par leur dimension essentielle, échapperaient à l’histoire, sinon une forme a priori de la conscience religieuse ? Pour emprunter au vocabulaire de l’histoire des religions, le nuage aurait valeur de hiérophanie, c’est-à-dire d’objet qui manifeste le sacré, ou sert à sa manifestation. Mais le repérage d’un élément hiérophanique isolé n’a pas par lui-même d’intérêt ; il demeure sans signification théorique aussi longtemps qu’on se satisfait d’y reconnaître un emblème archétypal ressortissant à un symbolisme prétendument éternel, et qui soutiendrait les diverses formes religieuses sans être jamais épuisé par cette participation13. La distinction du sacré et du profane suppose un partage toujours renouvelé entre les objets et les êtres, et il en va des signes du sacré comme de tout autre signe : ils ressortissent à des ensembles, à des systèmes historiquement constitués, où le rapport latéral de signe à signe l’emporte sur la relation directe, verticale, entre signifiant et signifié, qui définirait le symbole.
L’examen même le plus superficiel de la production de Zurbaran donne à penser que celle-ci fournirait une matière privilégiée pour une recherche d’ordre comparatif. Une grande partie des éléments, des « objets figuratifs14 » dont on note l’occurrence dans ce corpus — éléments en nombre limité et dont la fréquence d’apparition est remarquable — peuvent en effet être qualifiés de « hiérophaniques ». Fait significatif, il s’agit souvent d’éléments dont le phénoménologue considère qu’ils relèvent d’un symbolisme étroitement apparenté au symbolisme céleste. L’association de la nuée à une colonne massive, généralement disposée dans l’axe de la composition, ressortit de toute évidence au « symbolisme du centre », étudié par Mircea Eliade15. Mais cette référence n’a par elle-même aucune valeur opératoire. La même colonne autour de laquelle s’ordonne la scène terrestre et qui se perd dans les nuées, assurant ainsi la communication entre la terre et le ciel, se retrouve régulièrement dans l’œuvre de Zurbaran, de l’Annonciation et des deux Adorations du musée de Grenoble, à la Messe du père Cabanuelas, en passant par l’Apothéose de saint Thomas d’Aquin, du musée de Séville. Dans l’Entretien du pape Urbain II avec saint Bruno16, destiné à la chartreuse de Santa Maria de las Cuevas, une colonne massive occupe le centre de l’image, les deux personnages principaux étant disposés symétriquement de part et d’autre de cet axe. Cette fois, la partie supérieure de la colonne n’est plus cachée par une nuée, mais tout ensemble par le dais qui surmonte le trône papal et par un rideau relevé au-dessus du saint. Séquence que l’on observe encore dans le portrait de Gonzalo d’Illescas, évêque de Cordoue, du cycle de Guadalupe : la colonne est au centre de la composition, tandis qu’un rideau gonflé « en façon de nuée » semble signifier que le prélat écrit sous la dictée de Dieu (ces deux éléments servant encore à introduire dans la composition une distance entre l’évêque, travaillant dans sa retraite, et une scène d’extérieur, disposée au second plan, où l’on voit des moines faire œuvre de charité sur le seuil du monastère). Mais le fait qu’un objet puisse ainsi se substituer à un autre dans l’économie du texte hiérophanique, ce fait (déjà noté à propos des Vierges du Corrège) est instructif : le /nuage/ n’a pas de signification qui lui soit assignable en propre ; il n’a d’autre valeur que celle qui lui vient des relations de consécution, d’opposition et de substitution qu’il entretient avec les autres éléments du système.
Qu’en est-il du statut de l’image, de la représentation figurée, dès lors que le peintre paraît en emprunter les données à un ordre d’expression extérieur à celui de la peinture, son rôle se réduisant à la limite à celui d’un simple illustrateur tâchant à fixer par les moyens de son art, et aux fins d’édification, le souvenir d’expériences dont les écrivains mystiques ont laissé d’innombrables descriptions17 ? Mais les rapports entre la réalité de l’expérience mystique et sa traduction littéraire ou plastique sont, en fait, des plus ambigus. Après avoir décrit dans les termes qu’on a vus le ravissement dont elle avait été la proie, sainte Thérèse ajoute cette remarque — combien précieuse pour ce qu’elle laisse pressentir des fonctions de la métaphore (de l’« image ») dans l’économie du phénomène mystique : « Je ne sais si la comparaison est exacte. En tout cas les choses se passent vraiment ainsi18. » Mais si la représentation, même mal fondée, d’un processus physique — en l’occurrence celui de l’évaporation — est susceptible de s’imposer au titre de forme de l’expérience, celle-ci ne saurait être qualifiée plus longtemps d’originaire et l’on ne peut distinguer, en toute rigueur, entre la « réalité » de l’extase et son « expression ». Como se vede en la pintura : à la limite l’expérience s’identifie — comme il apparaît de façon éclatante chez Jean de la Croix19 — avec sa traduction poétique. Mais s’il se peut qu’elle emprunte sa forme d’une image, c’est bien que le peintre n’en est pas réduit à noter, à fixer une vision à l’élaboration de laquelle il n’aurait point de part : à son niveau, et par ses moyens propres, il travaille à l’établissement d’une relation entre l’homme et Dieu et à la définition des voies et des figures de cette communication20.
Et de fait, s’il est un point dans l’expérience mystique où s’abolissent les « puissances » et l’imagination elle-même, il reste que ni Jean de la Croix ni Thérèse d’Avila n’auront condamné l’usage des images, peintes ou sculptées. Bien plutôt plaignaient-ils les hérétiques qui, par leur faute, s’étaient privés d’une pareille source de consolation et — mieux encore — du recours que l’âme peut y trouver quand le Seigneur est absent ou la laisse dans la « sécheresse21 ». Si sainte Thérèse jugeait que la contemplation d’une image du Sauveur pouvait faciliter le dialogue avec celui-ci22, Jean de la Croix n’hésitait pas, quant à lui, à blâmer ceux qui traitent les images avec peu de respect, et ces ouvriers encore « qui les sculptent si mal qu’au lieu de favoriser la dévotion ils l’enlèvent », et qui devraient se voir interdire l’exercice d’un art qu’ils ne pratiquent que de manière inhabile et grossière23. Certes, l’image ne doit pas être recherchée pour elle-même, ni pour l’attrait qu’y trouvent les sens : mais c’est assez dire qu’elle n’a pas seulement des fonctions décoratives et que la contemplation des œuvres de l’art peut aider et soutenir la prière.
Or c’est là une vue parfaitement conforme à la position du concile de Trente sur l’emploi légitime des images24, aussi bien qu’à l’enseignement de saint Ignace, dont la pédagogie faisait concourir grands et petits moyens à l’établissement du « colloque », du dialogue où se consumait l’oraison : après le rappel de l’histoire ou du motif qui fait le sujet de la méditation, chacun des « exercices spirituels » comporte une composition qui revient à voir par le « regard de l’imagination » le lieu matériel où se situe la scène biblique, mais aussi bien, figurativement, le point de doctrine, l’article de foi que le retraitant veut « contempler » (la grotte de la Nativité, la maison d’Anne ou de Caïphe, la « vallée » où le composé humain, âme-corps, est exilé parmi des animaux sans raison25), le colloque s’achevant par une façon de représentation totale (l’« application des sens »), destinée à recueillir le fruit d’une journée26. Les jésuites, lorsque au XVIIe siècle ils en viendront à regarder les images, au même titre que la poésie ou le théâtre, comme l’une des armes les plus efficaces d’une propagande tout entière fondée sur la représentation, seront en cela parfaitement fidèles à l’enseignement de saint Ignace et à l’esprit du Concile. Mais là où les écrivains mystiques visaient avant tout à ouvrir les voies de la méditation d’un retraitant, dans la solitude de son oratoire, les clercs devaient poursuivre des buts autrement étendus, qui s’efforcèrent de faire servir les images tout à la fois à la formation des cadres de l’Eglise et à l’édification des foules. L’Iconomystica27, la science des images qui enseignent « profitablement, vivement et délicieusement28 » les mystères de la foi, peut revêtir à l’occasion les allures d’une technique ésotérique : cette technique n’a de sens qu’ordonnée à des effets qui, loin d’être contradictoires, sont en fait complémentaires, et qui supposent en tout cas l’existence d’un langage commun, un langage que puissent entendre, chacun à son niveau et selon sa perspective propre, aussi bien le peuple que ceux qui s’en veulent les « directeurs ».
« Il n’y a rien qui plus délecte et qui fasse glisser plus suavement une chose dans l’âme que la peinture, ni qui plus profondément la grave en la mémoire, ni qui plus efficacement pousse la volonté pour lui donner le branle et l’émouvoir avec énergie29. » : l’énuméré des fonctions imparties à la peinture dans le cursus studiorum suffit à démontrer que les images ne sont plus faites à l’intention d’une caste fermée, comme pouvaient l’être celles de Raphaël. Les mêmes moyens seront mis en œuvre, s’agissant de favoriser l’expérience de quelques solitaires ou d’endoctriner les foules, sans qu’il y ait là aucune contradiction. La même époque qui a produit les grands mystiques aura vu, simultanément, l’Eglise s’affirmer avec éclat dans le siècle : et c’est à la présence explicite de ce débat dans sa peinture que Zurbaran, avant d’être contraint à s’aligner sur les normes de la bondieuserie où triomphera un Murillo, a dû d’apparaître comme l’un des très rares artistes qui auront su tirer des enseignements de l’Eglise le meilleur de leur inspiration. L’Entretien d’Urbain II avec saint Bruno, où l’on voit le pape tenter de convaincre son confesseur de renoncer à sa retraite pour participer plus activement aux entreprises de la papauté, manifeste assez bien les ressorts d’une propagande qui ne produisait tous ses effets qu’à proposer aux foules l’image de saints personnages dont les interventions dans le monde prenaient d’autant plus de relief qu’ils avaient su se soustraire plus entièrement à ses séductions. En fait, l’Eglise avait reconnu de longue date dans la pédagogie d’un Loyola l’un des moyens les mieux appropriés pour s’assurer le contingent de saints dont elle avait besoin à chaque génération30, le courant mystique et le courant mondain apparaissant comme les deux faces complémentaires d’une même politique qui visait à toucher le plus grand nombre par l’intermédiaire de quelques figures — ou images ? — d’exception. Pour servir à l’édification des foules, l’expérience mystique devait revêtir une forme telle qu’elle pût faire l’objet d’une représentation à la fois lisible et efficace. Le paradoxe de l’art de Zurbaran est celui d’une peinture d’inspiration monastique où les exigences de la représentation, de l’efficacité symbolique, l’emportent à la fin sur toute autre considération. D’où le statut ambigu assigné, dans l’ordre pictural, aux éléments d’une iconographie tout ensemble mentale et figurative et qui fonctionnait sur plusieurs registres à la fois.
« N’est-ce point un miracle que de voir réunis, dans un ensemble compact, une telle variété de figures et de mouvements ? Sans un système d’architecture, ce résultat n’eût jamais été obtenu. » Heinrich Wölfflin, L’Art classique, Paris, 1911, p. 71 (je souligne).
Cf. Martin S. Soria, The Paintings of Zurbaran, Londres, 1953, p. 6.
Jakobson, Essais…, p. 37.
Soria, op. cit., p. 139 (catal. no 24, pl. 9, et fig. 16).
Sainte Thérèse de Jésus, Œuvres complètes, trad. française, Paris, Ed. du Seuil, 1949, p. 194-196.
Sainte Thérèse de Jésus, Œuvres complètes, trad. française, Paris, Ed. du Seuil, 1949, p. 194-196.
Sainte Thérèse de Jésus, Œuvres complètes, trad. française, Paris, Ed. du Seuil, 1949, p. 194-196.
Sainte Thérèse de Jésus, Œuvres complètes, trad. française, Paris, Ed. du Seuil, 1949, p. 194-196.
La réduction inverse étant au contraire parfaitement licite : dans la Prémonition de Pierre de Salamanque, du cycle de Guadalupe (Soria, cat., no 151, fig. 104), la composition est circonscrite au registre terrestre et seul le revers du prodige est donné à voir sous l’espèce de nuées annonciatrices.
« Les rideaux de son alcôve se gonflaient mollement, autour d’elle, en façon de nuées. »
Thérèse de Jésus, op. cit., p. 193 : « Nous pourrions bien croire que la nuée elle-même de la Majesté infinie se trouve avec nous dans cet exil. »
Sur le symbolisme du ciel et le « monde d’en haut », cf. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, trad. française, Paris, 1953, chap. II, et Gerardus Van der Leeuw, La Religion dans son essence et dans ses manifestations, trad. française, Paris, 1948, p. 54-65.
Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, p. 103-104.
Sur la notion d’« objet figuratif », cf Pierre Francastel, La Figure et le Lieu, Paris, 1967, chap. II, et La Réalité figurative, Paris, 1965, troisième partie.
Cf. Mircea Eliade, Images et Symboles, Paris, 1952, p. 33-72.
Musée de Séville, Soria, op. cit., catal. no 70, pl. 46.
Parmi les extases les plus fameuses de sainte Thérèse, celle dont elle fut l’objet en même temps que saint Jean de la Croix, venu la visiter au couvent de l’Incarnation, est faite pour retenir l’attention par son retentissement dans l’ordre des images. Commande fut aussitôt passée, en effet, d’un tableau destiné à commémorer la scène et qui fut placé dans le parloir du couvent en même temps qu’une inscription rappelant l’événement : « Siendo priora deste convento de la Encarnacion nuestra Santa Madre, y vicario de dicho convento San Juan de la Cruz, estando en este locutorio hablando en el misterio de la Santissima Trinidad, se arrobaron entrambos, y el santo subio elevando tras si la silla, como se vede en la pintura. » (Cité par Olivier Leroy, La Lévitation, contribution historique et critique à l’étude du merveilleux, Paris, 1928, p. 100, n. 3, je souligne.)
Thérèse de Jésus, op. cit., p. 194.
Cf. chez Jean de la Croix, le motif de la nuit comme expression plastique nécessaire de l’absorption de l’être apparent dans l’être réel : « Par un prodige de l’imagination mystique, la nuit est à la fois la traduction la plus intime de l’expérience et l’expérience elle-même. » (Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, Paris, 1924, p. 330.)
Pour d’autres exemples d’influences de la représentation picturale sur la vision mystique, cf. Erwin Panofsky, Early Netherlandish Painting, Cambridge (Mass.), 1958, t. I, note 277/3, p. 469-470.
Thérèse de Jésus, op. cit., p. 764.
Thérèse de Jésus, p. 715.
Saint Jean de la Croix, Œuvres spirituelles, trad. française, Paris, Ed. du Seuil, 1964, p. 443.
Cf. le Décret sur l’intercession des saints, l’invocation, la vénération des reliques et l’emploi légitime des images, promulgué par le Concile lors de sa dernière session, en 1563, et qui visait moins, comme l’a montré Pierre Francastel, à ramener l’art chrétien dans les limites de la décence ou de l’orthodoxie, qu’à répondre à l’accusation d’idolâtrie lancée par les protestants (cf. Pierre Francastel, « La Contre-Réforme et les arts en Italie à la fin du XVIe siècle », in La Réalité figurative, p. 339-389).
Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels, trad. française, Paris, 1960, p. 44.
Ibid., p. 76, no 1. « S’agissant de l’enfer, le regard de l’imagination en verra les feux immenses, l’oreille entendra les hurlements, cris et blasphèmes, l’odorat sentira la fumée, le soufre, le cloaque et la putréfaction, le goût goûtera les choses amères, les larmes, la tristesse, le tact touchera le feu qui embrase les âmes… » Ibid., p. 53-54.
Ainsi dénommée par le jésuite allemand Jacob Masen dans son Ars nova argutiarum, Cologne, 1649, et le Speculum imaginum veritatis occultae, exhibens symbola, emblemata, hieroglyphica, oenigmata, etc., Cologne, 1650, cité par Mario Praz, Studies in seventeenth Century Imagery, 2e éd., Rome, 1964, p. 173-174.
Epithètes et citation empruntées au père Richeome, Tableaux sacrés des figures mystiques du très auguste sacrement de l’Eucharistie, Paris, 1601, cit. par Praz, op. cit., p. 21.
Epithètes et citation empruntées au père Richeome, Tableaux sacrés des figures mystiques du très auguste sacrement de l’Eucharistie, Paris, 1601, cit. par Praz, op. cit., p. 21.
Cf. François Courel, Introduction aux Exercices de saint Ignace, op. cit., p. 8.