« Tout ce que l’analyse de la valeur nous avait révélé, la toile elle-même nous le dit, dès qu’elle entre en société avec une autre marchandise, l’habit. Seulement, elle ne trahit ses pensées que dans le langage qui lui est familier, le langage des marchandises. Pour exprimer que sa valeur vient du travail humain, dans sa propriété abstraite, elle dit que l’habit en tant qu’il vaut autant qu’elle, c’est-à-dire est valeur, se compose du même travail qu’elle-même. Pour exprimer que sa réalité sublime comme valeur est distincte de son corps raide et filamenteux, elle dit que la valeur a l’aspect d’un habit, et que par conséquent elle-même, comme chose valable, ressemble à l’habit, comme un œuf à l’autre. »
A travers toute son histoire — une histoire que le texte pictural décrit dans son ordre et à son niveau spécifique —, la pensée occidentale, d’Aristote à Léonard de Vinci et Descartes, a repoussé obstinément l’idée du vide, par un mouvement idéologique qui est à son tour l’indice d’un refus autrement plus profond, où le matérialisme — ainsi qu’on commence aujourd’hui de l’entrevoir, après les travaux d’Althusser et de Sollers sur le texte de Lénine — s’est constitué comme le refoulé de cette même pensée. Un tel refus, un tel refoulement se traduit, dans l’économie picturale, par la neutralisation, la « néantisation » du support matériel et technique de l’image de peinture, cette neutralisation, cette néantisation trouvant son accomplissement avec l’institution de l’espace perspectif au titre de milieu objectif, de continuum sensible qui emprunte de la lumière sa substance. Orient/Occident : on a vu comment le nuage paraît remplir dans l’un et l’autre système des fonctions parfaitement symétriques, puisqu’il sert dans le système occidental à dissimuler le principe même qu’il lui revient, en Extrême-Orient, de produire — la question restant ouverte de savoir si l’on est en droit de réunir sous une même rubrique, et en se fondant sur la seule dénotation, des éléments qui assument dans des systèmes aussi hétérogènes des valeurs et des fonctions dont la symétrie n’est peut-être qu’apparente. Si le détour par la Chine, plus immédiatement, manifeste l’articulation, matérialiste en son principe, du vide et du support — du vide comme support, du support comme vide —, il dévoile en même temps le sens du travail par lequel la peinture d’Occident s’est systématiquement employée à en oblitérer l’instance. Pour se limiter à un exemple particulièrement révélateur, lors même qu’avec les scènes de corrida de Goya (cf. le Chien dans l’arène, de la série des « peintures noires » de la Quinta del Sordo), cette peinture paraîtra s’ouvrir aux sollicitations du vide, une pareille ouverture obéira encore aux déterminations du trompe-l’œil, la zone laissée vide ne se donnant pour telle que moyennant l’évacuation des figures et leur regroupement dans les marges de la composition. L’impression de « vide » ainsi obtenue se réduit à un effet de « manque » qui n’en fait que mieux ressortir le plein du « fond » sur lequel les figures s’enlèvent, conformément à la donnée d’un système qui n’aura su produire la scène de la représentation qu’en substituant aux fonds d’or médiévaux un espace illusionniste construit selon les règles d’une perspective plus ou moins contraignante, un espace qui fût lui-même une figure, la cohérence formelle du système se mesurant en définitive moins à la rigueur, souvent relative, des figures dont il propose le modèle, qu’au degré de forclusion du support qu’il autorise, (et c’est bien pourquoi il aura fallu attendre le détour par la Chine pour avancer, en lui donnant enfin sa pleine résonance théorique, le mot : dialectique).
La rupture décisive interviendra avec les dernières œuvres de Cézanne, où, dans les lacunes, dans les manques de l’image, la toile elle-même impose l’évidence de sa matérialité, tandis que la prise en considération de la surface plane du tableau l’emporte, sans retour possible, sur la recherche de l’illusion de profondeur. C’est par ce déplacement de l’image, proposée à l’imagination, au tableau, offert comme tel à la perception, plus encore que par la déconstruction de l’espace traditionnel qui aura été le moyen de ce déplacement, que l’œuvre de Cézanne prend, au détour du XXe siècle, figure de coupure. Certes, l’impressionnisme, en substituant à la superposition en épaisseur des couches et glacis la juxtaposition sur le plan de touches discrètes de couleurs, avait déjà restitué à la surface picturale un semblant de réalité physique (à propos des peintures de Whistler, Huysmans observait même que « la toile est avec cela à peine chargée, montrant pour un peu son grain173 »). Mais la touche n’était encore pour Monet que l’instrument d’une dissolution des formes dans l’atmosphère ; il faudra que vienne Cézanne pour la voir assumer, sur la toile, une fonction constructive174. Occupé qu’il était non plus à noter ses impressions, mais à transcrire des sensations, poursuivant avec obstination « la réalisation de cette partie de la nature qui, tombant sous nos yeux, nous donne le tableau175 », Cézanne aura finalement été conduit à donner le pas à la lettre du tableau sur le chiffre de la représentation. Entre la lecture du modèle et sa réalisation176, le tableau s’offre comme le lieu fini d’une conversion dont la touche, qui le répète dans sa forme et sa position177, se présente comme l’opérateur. La touche, et non le trait : car la méthode de construction ne saurait se réduire au dessin, lequel ne restitue que la configuration du visible et ne saurait donner le « reflet », la lumière qui, par le « reflet général », fait l’enveloppe des choses (avec cette réserve d’importance capitale que la lumière n’existe pas pour le peintre, et qu’il faut distinguer, du point de vue théorique, entre les sensations optiques, qui se produisent dans l’organe visuel et font classer les plans selon leur degré de luminosité relative, et les sensations colorantes (et non : « colorées »), soit les signes qui représentent ces mêmes plans sur la toile, moyennant la conversion que Cézanne dénote « réalisation », et qui impose de produire, en termes théoriques, la question du signifiant en peinture178).
Tels sont les rapports radicalement nouveaux que le dessin noue chez Cézanne avec la couleur, que « les touches qui constituent les objets dans toute leur densité sont des lignes ouvertes », le contour d’une pomme étant constitué « d’innombrables traits qui se recouvrent les uns les autres, mais se glissent aussi dans les objets voisins », tout en se trouvant parfois, paradoxalement, à l’extérieur de la pomme179. Mais cette attention en partie double — attention au texte de la nature, attention au tableau comme texte, un texte, comme l’observe Clement Greenberg, dont la densité l’emporte en fin de compte sur celle de l’objet — explique encore le surgissement final de la toile dans l’intervalle des touches qui la ponctuent. La thèse à développer étant, « quel que soit notre tempérament ou puissance en présence de la nature — de donner l’image de ce que nous voyons en oubliant tout [ce] qui est apparu avant nous », Cézanne verra se poser à lui, l’âge venant, des problèmes qu’il n’avait pas prévus et qui ajouteront encore à la difficulté de la tâche : « Or, vieux, soixante-dix ans environ, les sensations colorantes qui donnent la lumière sont cause d’abstractions qui ne me permettent pas de couvrir ma toile, ni de poursuivre la délimitation des objets quand les points de contact sont ténus, délicats ; d’où il ressort que mon image ou tableau est incomplète180. » Bien entendu, l’aspect extraordinairement novateur des tableaux aussi bien que des aquarelles peints par Cézanne dans les dernières années de sa vie ne saurait être porté au compte d’une baisse quelconque de son acuité visuelle : ce qui importe, bien au contraire, c’est que le peintre ait tiré argument d’une moindre « puissance en présence de la nature » pour donner libre cours aux sensations colorantes181, c’est-à-dire, encore une fois, aux signes des sensations optiques, et ouvrir ainsi les voies de l’abstraction, une abstraction dont il a su dire — avec quelle pré-science — que, rompant tout ensemble avec la néantisation du support et la délinéation, elle serait la conséquence de la conjonction dialectique de la couleur et de la surface. Car il n’était pas question, parvenu à ce point, de tâcher encore à sauver la figure par les moyens du trait, comme s’y emploieront les néo-impressionnistes : d’un côté l’image (mais non le tableau, ainsi que s’attacheront à le démontrer les peintres qui reprendront le travail de Cézanne au point où celui-ci l’aura laissé) est incomplète ; « d’un autre côté les plans tombent les uns sur les autres, d’où est sorti le néo-impressionnisme qui circonscrit les contours d’un trait noir, défaut qu’il faut combattre à toute force182 ».
Il est remarquable que Cézanne, tout en déplorant les infirmités de l’âge, ait su prendre la mesure de la rupture que préparait son travail : l’idée en revient sans cesse dans la correspondance des dernières années, sur un ton parfois prophétique (« Je travaille opiniâtrement, j’entrevois la terre promise. Serai-je comme le grand chef des Hébreux ou bien pourrai-je y pénétrer183 ? »). Et il était si bien alerté du caractère parfaitement transgressif de sa pratique par rapport aux canons traditionnels de la figuration qu’il n’hésitait pas à se comparer au peintre du chef-d’œuvre inconnu (« Frenhofer, c’est moi »), à l’auteur de ce « prétendu tableau », de cette « muraille de peinture », comme parle Balzac, qui n’empruntait rien des dehors de la représentation et qui n’offrait aucune prise à une analyse procédant de la dénotation — sauf pour le spectateur à repérer dans « ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme », le bout d’un pied nu, « fragment échappé à une incroyable, à une lente destruction », et qui faisait le Pourbus de la nouvelle de Balzac s’écrier, rassuré en quelque façon : « Il y a une femme là-dessous ! » Les toiles de la dernière période de Cézanne n’ont rien de palimpsestes : mais comme dans le chef-d’œuvre inconnu, cette « muraille de peinture », les relations latérales de touche à touche, de ton à ton, l’emportent de façon décisive sur la relation verticale entre les figures et leur référent, la seule dont puisse connaître une lecture astreinte à l’ordre de la dénotation verbale ; cette latéralité s’imposant à son tour comme ordre de la lettre, littéralité où les « blancs » eux-mêmes « assument l’importance » (Mallarmé), et où le support s’égale au vide, ce même vide — comme un support — dans lequel les atomes se groupaient, selon Epicure, dans un ordre et un arrangement divers, « comme les lettres qui, tout en étant en petit nombre, produisent pourtant, quand elles sont diversement rangées, des mots innombrables184. »
Lecteur assidu du De Natura rerum, Cézanne prétendait que pour bien peindre un paysage, il lui fallait en découvrir d’abord les assises géologiques185. D’où, au rebours des études de ciels et de nuages de ses prédécesseurs romantiques et impressionnistes, tant d’études de rochers, saisis dans leur stratification, leur morcellement, leurs failles, et dont il aura poussé l’analyse, en termes de sensations colorantes, jusqu’à leur donner l’apparence d’amoncellements de nuées, retournant en somme la phrase de Lucrèce (« Souvent il nous semble voir s’avancer de hautes montagnes, entraînant des roches arrachées à leurs flancs… », cf. 1.5.). Mais ce renversement, à la différence de celui que paraît impliquer le « service des nuages », revêt une portée véritablement dialectique, dans la mesure où la dé-construction cézannienne, loin qu’elle s’inscrive dans le prolongement d’un nuagisme plus ou moins fantasmatique, produit au contraire, au titre de composante matérielle du procès pictural, l’élément même que le paysage romantique tâchait encore à oblitérer, la surface comme support de toute inscription, de toute construction, le support comme surface, matière première qu’il appartient à la peinture d’articuler. Cette production confère à l’interminable théorie du /nuage/ dans la peinture d’Occident son sens, en même temps qu’elle en rend manifeste la fonction d’écran au service du refoulement : refoulement du signifiant, refoulement de la peinture en tant que pratique spécifique, procès matérialiste de production. Il appartenait à la théorie, entendue non plus comme procession d’œuvres ou de textes, mais comme production de concepts, de montrer comment un certain « nuagisme » a pu faire écran au retour du refoulé que signale, dans ses contradictions mêmes, le texte de Ruskin, et de pointer le moment où s’opère, dans l’œuvre de Cézanne, la levée de la censure. Mais il importe, au terme de ce travail, de prévenir toute confusion : le support, la « toile » telle que Cézanne la dévoile, la constitue au titre de signifiant, ce support, cette toile n’a rien, comme le voudrait l’idéologie positiviste, d’une donnée de fait (il suffit à cet égard d’observer, avec Meyer Schapiro, que le plan pictural préparé, délimité, pour ne rien dire du panneau indépendant, est un acquis relativement récent dans l’histoire de l’humanité, et que pendant des millénaires la peinture aura eu pour support les parois les plus irrégulières, allant jusqu’à tirer parti à l’occasion — comme on le voit par exemple à Altamira — des accidents de la roche186). Elle est le produit d’une histoire, l’histoire de la peinture occidentale, qui reste encore à écrire d’un point de vue matérialiste.
Le vide, en particulier, avec lequel Cézanne renoue dans ses aquarelles, ne saurait être confondu avec celui dont joue la peinture chinoise et qui est, quant à lui, le produit d’une autre histoire, elle aussi encore à écrire. Mais si l’idée d’une telle histoire, en même temps que celle d’une théorie générale qui articulerait les histoires particulières dans une perspective dialectique, si cette idée peut aujourd’hui être avancée, c’est que la peinture contemporaine, par son développement, en impose la tâche. D’où le paradoxe où cette peinture trouve son départ, et qu’El Lissitzky a traduit à sa façon dans sa conférence sur « le nouvel art russe » (1922), lorsqu’il affirmera tout à la fois que, l’art ne connaissant pas d’évolution, le nouvel ordre pictural ne devait rien au passé, et que la surface plane de la toile suprématiste apparaissait comme l’expression ultime de l’espace, le dernier chaînon dans la longue suite des « impressions d’espace » à quoi se ramène cette évolution187. Le plan blanc, « infini », de Malevitch, les panneaux finis (mais, fini ou infini, ces notions n’ont plus alors le sens qu’elles pouvaient avoir dans le contexte renaissant), carrés ou rectangulaires de Mondrian, en même temps qu’ils apparaissent comme le produit direct de la coupure cézannienne, s’inscrivent au départ de la peinture moderne, une peinture enfin débarrassée des nuages qui l’encombraient. Et bien sûr, il faudrait ici marquer encore les retours du nuage, à l’époque cubiste, en tant qu’élément à la fois constructif et de remplissage, dans les Fenêtres et les Tours de Delaunay ou dans la Noce de Léger, sa récurrence, chez le même Léger, au titre d’objet « démystifié », cerné du même contour qu’une feuille ou un guidon de vélo, élément hasardeux que fixeront, suivant le mot du peintre, les structures métalliques des Constructeurs ; ou encore, chez Liechtenstein, sous l’espèce d’une déchirure dans la continuité d’une trame régulière ; sans oublier le rôle qu’il aura assumé, reflet indéfiniment reporté, dans la série — contemporaine des premières compositions de Mondrian — des Nymphéas de Monet, qui préparent, par leur format, le travail d’un Pollock, étendu aux dimensions de la toile qui en supporte l’impact. Mais ces retours, ces détours n’ont de sens, ne prennent leur sens dialectique qu’au regard d’une autre histoire, encore improbable, celle de l’art moderne, dont ce travail, en même temps qu’il en procédait, aura seulement prétendu à désigner le seuil : une histoire où la peinture, pour emprunter enfin le langage de Marx, cesserait de feindre que la réalité sublime que l’habit confère à la toile puisse être séparée de son corps plus ou moins raide et filamenteux, et qui tâcherait à exprimer ses pensées dans un autre langage que celui de la marchandise, ce même langage qui faisait Pontormo considérer la peinture comme une manière de tissage qui ne se distinguait pas, sinon par la valeur relative qui s’y attache, du tissage de la toile elle-même, conformément au principe énoncé par Marx et qui veut que tout travail, en tant qu’il produit de la valeur, se laisse ramener à une même mesure abstraite qui fait de l’habit l’équivalent de la toile et le miroir de sa valeur (dans le système classique, la toile n’a de valeur, d’ailleurs dérisoire, que dans son rapport au tableau, référence où s’abolit sa matérialité, ayant seule un prix la croûte superficielle dont elle est recouverte, le vêtement qui la dissimule) ; une histoire, à être posée comme matérialiste, non plus quantitative mais qualitative, non plus comptable mais dialectique, et qui, loin de traiter le travail pictural comme une marchandise, et eu égard à la seule valeur qu’il produit, saurait le penser dans ses déterminations matérielles, au titre de pratique spécifique dont la productivité se mesurerait à l’étendue des effets auxquels elle peut prétendre dans l’ordre symbolique.