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Ici CNN.
Un barrage de police sur Connecticut Avenue – je fais la queue avec les autres, attendant mon tour de passer devant le scanneur. Un accident de téton pour Ri-Ri, avec un plan sous la jupe comme dessert, la circulation est bloquée sur plusieurs pâtés de maisons, cliquez ici, les flics du district mènent de voiture en voiture des chiens dressés à renifler les drogues, il y a des inspections aléatoires, certains conducteurs descendent se faire scanner, d’autres passent sans difficulté. Flash choquant d’une New-Yorkaise poussée sur les rails du métro, cliquez ici. Je texte Simka : Barrage, je vais être en retard. Pris par mon habituelle paranoïa, je fouille mes poches à la recherche de caramel ou autres saletés, mais je suis clean – je suis clean.
Simka me répond : Je passe vous prendre, restez à proximité du barrage.
Les flics portent des visières opaques et braquent leurs armes sur nous, mais nous obtempérerions tous sans qu’il soit besoin d’intimidation. Ils sont trois, assez pour maintenir l’ordre. L’un d’eux me fait signe de passer sous l’arche du scanneur. Les voyants jaunes deviennent verts. On me pousse sur le côté – je reste les bras écartés et les pieds à la verticale des épaules tandis qu’un autre flic me passe au détecteur manuel. Quand il effectue un balayage de neurospam, mon antivirus réagit mais je clique autoriser pour en finir. Les voyants jaunes passent au vert. Je me poste devant le mur de brique pour qu’un autre flic encore prenne ma photo. Ma e-signature déclare que mon identité correspond à l’image. Je suis libre.
Simka passe me prendre dans son coupé Smart City. Il me serre la main et me tapote l’épaule.
« Coupez votre connexion », dit-il.
J’ai une petite cicatrice ronde derrière la tête, là où mon crâne entame sa lente descente en coquille d’œuf vers ma nuque : un interrupteur marche/arrêt. Quand je le pousse, mon neurospam s’éteint, la réalité augmentée disparaît d’un coup, me laissant une vision soudain curieusement floue sans les lentilles rétiniennes.
« On peut parler », dis-je.
Simka reste sur la file de droite de la rocade, son limiteur de vitesse réglé un petit peu en deçà de la valeur légale, tandis que d’autres voitures nous doublent en un éclair.
« Quand vous m’avez contacté, vous disiez avoir des problèmes avec le docteur Reynolds ? reprend-il.
– Vous pensez qu’il pourrait nous écouter à travers mon neurospam ?
– Possible. Certains psychiatres utilisent cette ruse-là pour épier leurs patients. Allez, dites-moi : qu’est-ce qui se passe ?
– Timothy m’a menacé, réponds-je. Il a mis en cause mon programme de réhabilitation et m’a menacé d’une incarcération à l’institut de santé…
– Pour quelle raison ?
– Parce que j’ai quitté mon emploi. Parce que j’ai cessé d’aider ce Waverly dans l’Archive. J’ai démissionné…
– Et il vous a menacé ? C’est grave, Dominic. Non, non… c’est même illégal. Je puis écrire à certains collègues… »
Simka habite près de Chevy Chase, sur une petite route isolée qui borde le Rock Creek, dans une maison typique du Maryland : une boîte oblongue à deux tons, des briques au rez-de-chaussée et du crépi blanc à l’étage. J’y suis déjà venu pour une fête de Noël qu’il avait organisée à l’époque où j’allais mieux – j’étais le seul patient invité. J’avais rencontré sa famille, son épouse et ses jumeaux. Les garçons n’étaient que des bébés la première fois que je les ai vus, ce sont à présent des enfants, avec la brutalité de la jeunesse, des jouets et des débris de jouets éparpillés dans tout le salon, mais ils restent polis quand j’entre avec leur père. S’ils ne me reconnaissent pas, naturellement, ils me disent leur prénom et me serrent la main avant de filer dans une autre pièce faire trembler la maison de leurs empoignades. La femme de Simka, Regina, a quelques années de moins que lui et des cheveux frisés toujours d’un noir de jais – elle me serre comme si j’étais un fils perdu enfin retrouvé, se rappelant même mon nom, et m’implore de m’asseoir dans la cuisine pour boire quelque chose. Ayant pris mon manteau, elle m’apporte un soda.
Nous dînons ensemble. Je n’ai pas aussi bien mangé depuis un bon moment, les garçons revêtus de panoplies des Washington Redskins meublent par des commentaires sur les éliminatoires les silences qui peuvent se produire entre adultes. Regina a préparé des escalopes milanaises, les informations caloriques apparaissent dans l’appli Gastronomie, sa recette dans Échange de recettes. Tarte aux pommes et café suivent le dîner. Simka m’exhibe devant ses enfants comme si j’étais un exemple de réussite, comme si mon éducation faisait de moi quelqu’un d’important. Les garçons posent à propos des Aventures de Tom Sawyer des questions auxquelles je suis capable de répondre, et cela me fait du bien – beaucoup de bien, même. Quand je déclare que la scène de la peinture blanche est un document fondateur du capitalisme américain, ils me contemplent avec perplexité. Simka leur explique qu’il s’agit seulement d’une astuce, une histoire drôle. Il me demande de rester pour la nuit – un lit confortable, loin de mes angoisses.
« D’accord, dis-je. Personne ne m’attend. »
Tout en buvant un cognac dans son bureau, dont les fenêtres donnent sur une arrière-cour boisée, nous bavardons une petite heure, évitant délibérément le sujet du moment. Simka me demande ce qu’était le roman d’un dénommé Lear, avant d’expliquer : « Si on orthographie son nom l-e-e-r, c’est une histoire salace sur un vieux dégoûtant1, Dominic. Mais Freud relèverait le jeu de mots, même si vous orthographiiez son nom comme celui du roi… »
Resté seul, je fais un brin de toilette tandis que mes hôtes couchent les garçons.
« Mettez votre manteau », m’intime Simka une fois redescendu.
Il me précède dehors, par la porte du vestiaire à manteaux et chaussures, puis le long d’une allée empierrée qui traverse le jardin de sa femme, une lanterne à la main. Nous descendons en silence une pente herbue boisée et obliquons vers la grange qu’il a rénovée pour en faire son atelier de menuiserie. Il allume la lumière – des alignements de tubes au néon – et m’invite à entrer. À l’aide d’une longue allumette, il fait démarrer un poêle à bois noir au centre de la pièce.
« Je pourrais chauffer à l’électricité, dit-il, mais j’ai beaucoup de chutes, et puis j’aime l’odeur du feu de bois. »
Je m’assieds sur un des bancs qui bordent la table massive, près du poêle. Simka a apporté une thermos de café.
« On peut parler librement ici, dit-il. Je me suis aperçu que le travail du bois m’aidait à me vider l’esprit – comme le zen, d’une certaine manière. Quand j’ai converti cette grange en atelier, je l’ai isolée avec des rouleaux de firewall. Ici, je ne veux pas être interrompu par des pop-up. C’est une zone de calme. De paix… »
Les meubles qu’il fabrique sont authentiquement élégants. J’en ai déjà vu dans sa salle d’attente et dans son cabinet, en ville, mais son atelier est une véritable exposition. Bureaux et salles à manger, chaises et tables, le tout de style Mission, avec chevilles visibles et superbe lasure. Simka me sert un café tiré de la thermos puis emplit sa propre tasse. Ce local est d’un calme exceptionnel – je note que je perçois le lointain murmure du Rock Creek. Un son que je n’ai pas entendu depuis des années, l’eau coulant dans le lit d’un ruisseau – sans doute pas depuis mon enfance, quand mes parents m’emmenaient en randonnée dans le parc naturel d’Ohiopyle.
« Il y a eu un problème entre le docteur Reynolds et vous, dit-il. Vous disiez qu’il vous a menacé ?
– Timothy est trop proche d’un certain Waverly. On dirait que sa seule raison de s’intéresser à mon cas était de me recruter pour ce travail : chercher Albion, la fille de Waverly, dans l’Archive.
– Theodore Waverly est le père du docteur Reynolds », m’apprend mon compagnon, une information qui dévale ma colonne vertébrale en zigzags.
Remarquant mon trouble, Simka poursuit :
« J’ai fait quelques recherches pour vous. L’autre jour, vous avez appelé sur ma ligne fixe – j’ai trouvé ça bizarre jusqu’à ce que je comprenne que vous vouliez garder notre rendez-vous confidentiel. J’ai un ami très proche qui siège à la Commission de santé judiciaire, je l’ai interrogé à propos du docteur Reynolds, et j’ai dû le convaincre… »
Je m’ouvre à lui sans difficulté, aussi aisément qu’à un vieil ami. Il prend des notes sur un bloc, comme à son habitude quand il m’écoute. Je parle d’Albion, de Mook. Je ressasse les menaces de Timothy à mon endroit.
« Le docteur Reynolds a ses propres problèmes, commente Simka. J’ignore pourquoi il tenait tant à traiter votre cas spécifiquement. Pensait-il à vous pour Waverly ? C’est possible, je n’en sais rien. J’avais les mains liées quand on vous a arrêté sur le rond-point Dupont l’autre nuit – la Commission de santé judiciaire a exigé un changement du fait de la condamnation pour usage de stupéfiants. J’ai voulu rester votre thérapeute mais Reynolds a fait un lobbying monumental pour que vous soyez transféré sous sa tutelle. Je ne sais pas pourquoi…
– Quels problèmes ? »
Simka ouvre la chemise qu’il a apportée.
« Le dossier du docteur Timothy Reynolds, dit-il. Il est assez courant, quand on travaille dans ma branche, d’effectuer une thérapie après avoir commencé à exercer, par précaution, pour s’assurer qu’on n’est pas affecté négativement par son travail. Timothy et moi avons vu le même thérapeute pendant un certain nombre d’années. Ce dossier regroupe les informations qu’a conservées de leurs séances le psy en question.
– Comment l’avez-vous eu ?
– Comme je vous le disais, certains thérapeutes influents me devaient une faveur, répondit Simka. Celui que Timothy et moi voyions tous les deux est un de mes mentors, un très vieil ami. Je lui ai expliqué la gravité de la situation…
– Vous n’êtes pas obligé de discuter de tout ça avec moi, lui dis-je. Je ne veux pas que vous vous y sentiez tenu, si ça doit vous valoir des ennuis.
– Partager des informations sur des patients viole mon éthique professionnelle, mais je suis inquiet…
– Que se passe-t-il, docteur Simka ?
– Reynolds n’est pas son vrai nom. Au début du dossier, il se fait appeler Timothy Billingsley. Avant cela, c’était Timothy Waverly. Il a des antécédents de violences conjugales, et il a eu un tas d’ennuis avec la justice…
– Violences conjugales ? Il frappait sa femme ? Timothy m’a dit qu’il n’était pas un très bon mari, mais je n’aurais jamais cru… »
Simka feuillette le contenu du dossier puis déclare :
« Je veux que vous voyiez ça. »
Il déplie des feuilles de mauvais papier – des dessins, des plans du souvenir pareils à ceux que je réalisais avec lui, mais ces dessins-là sont exceptionnels. Les premiers représentent la Maison du Christ, dont Waverly a fait don à la congrégation de son épouse – ce refuge pour femmes. Timothy, fils de Waverly, a habité la Maison du Christ que dirige sa mère. Toutes ses conneries chrétiennes commencent à s’expliquer.
Simka trouve un autre dessin et l’étend sur la table. C’est un démarquage d’un tableau de Rossetti, une femme brossant ses cheveux cramoisis.
« Albion… dis-je.
– Reynolds luttait contre la violence et la dépression. Complexe du survivant après Pittsburgh. Il était accro au porno, des trucs très hard. Violents. Son thérapeute et lui ont parlé très longuement de ce problème. Les traitements se sont arrêtés brutalement – selon le dernier rapport, Timothy a appelé son psy de l’hôpital, pour lui dire qu’il était né chrétien à nouveau…
– Il a arraché son propre neurospam, dis-je. Il m’a tout raconté…
– Il a failli y rester. »
Simka me laisse regarder les autres dessins du dossier, car il y en a plusieurs, tous extraordinairement réalistes, aux crayons de couleur ou au fusain. Pendant ce temps, il met un peu d’ordre dans son atelier pour s’occuper les mains, visiblement troublé d’avoir violé son serment et dévoilé l’intimité d’un patient. L’ancien thérapeute de Timothy en a classé les dessins par groupes : plusieurs de la Maison du Christ, plusieurs d’Albion. Le troisième groupe s’avère étonnamment brutal : une femme enchaînée par les poignets dans un cachot ; deux femmes menottées sur un lit ; une autre en train de se noyer dans une espèce de marigot, entourée de plantes aquatiques ; une autre encore enfouie dans la vase d’une rivière.
« Nom de Dieu… »
C’est elle, oh, putain, c’est elle.
« Qu’est-ce qui se passe ? » demande Simka.
Le Nine Mile Run dessiné avec précision. Un corps à moitié enfoui dans la vase, en bas d’une pente abrupte au sommet de laquelle le parcours de jogging serpente à travers le parc. La rivière est figurée par un ruban noir. À regarder ce croquis, la scène me revient : agenouillé dans la boue froide, contemplant la chair blanche et les cheveux noircis par la boue. De fortes pluies ont eu raison d’une sépulture trop peu profonde, ou bien le cours d’eau est entré en crue, exposant le cadavre tiré de-ci de-là par les courants, le visage de la femme que j’ai tant cherchée et que je retrouve dessiné ici.
« C’est Hannah Massey, dis-je. C’est la scène du crime. C’est le cadavre, c’est…
– Vous êtes sûr ? interroge Simka. Absolument sûr ? Je vais appeler la police…
– Non, non, ce n’est pas la meilleure solution. Je vais contacter Kucenic. Dans ces cas-là, il y a des protocoles à observer. Merde. La police se contrefout des crimes conservés dans l’Archive de la Ville ; elle ne fera que tout embrouiller. Kucenic, lui, saura quoi faire. »
J’affirme avoir besoin de réfléchir. Simka me répond qu’il compte rester debout pour explorer le dossier de Timothy par le menu, essayer de découvrir autre chose, traquer la moindre information susceptible de m’être utile. Vers une heure du matin, nous regagnons la maison par le jardin de sa femme. Il me prépare la chambre d’amis, avec deux couettes au cas où j’aurais froid.
« Il y a des courants d’air dans cette maison, dit-il. On pourra discuter encore au petit déjeuner. »
Je me mets au lit, subissant l’étreinte rafraîchissante de draps rêches. Mon esprit tourne à cent à l’heure. Les yeux ouverts dans l’obscurité, j’écoute les bruits d’une maison inconnue qui s’installe pour la nuit. Autoconnexion à Norwegianwood, le wifi de Simka. Je cogite…
Peut-être Waverly n’a-t-il jamais voulu que je trouve Albion.
Peut-être n’y a-t-il pas d’Albion, peut-être n’y en a-t-il jamais eu…
Albion est le nom d’un voilier, point final.
Waverly et Timothy, le père et le fils, m’ont attiré dans leurs rets parce que j’ai découvert le corps d’Hannah Massey. Peut-être sont-ils venus me chercher pour me tenir à l’œil, découvrir ce que je sais, ce qu’ils doivent faire de moi…
Me laisser m’empêtrer dans la fiction d’Albion, me distraire…
L’écœurante certitude d’avoir compris – mais certains détails ne collent pas : Albion existe, bien sûr, puisque Timothy l’a dessinée pour son ancien thérapeute. Et pourquoi un type comme Waverly prendrait-il la peine de m’engager pour la chercher dans le seul but de me surveiller ? Il pourrait me faire suivre, ou… organiser un accident : je ne manquerais pas très longtemps à grand monde. Je frissonne à cette pensée, la panique dans mes nerfs venant à bout de mon incrédulité : je ne crois pas que Waverly veuille me faire tuer, ni Timothy, je m’efforce en tout cas de ne pas le croire, mais ces croquis de corps féminins sont des aveux et la possibilité de mourir se forme autour de moi comme de la glace.
Je texte Kucenic pour lui dire que j’ai besoin de le voir. Des messages de Timothy m’attendent dans ma boîte, de vagues avertissements concernant mon traitement : il semble savoir que je suis avec Simka en ce moment. Comme Kucenic ne répond pas, je le texte à nouveau.
Deux heures du matin. Je m’inscris pour une séance de chat au bureau de référence 24/24 du catalogue Infos Mondiales. Un e-bibliothécaire me rejoint, une interface d’IA avec un avatar Hello Kitty.
Que puis-je pour vous ?
Je demande une recherche sur le nom Timothy Billingsley dans les Archives du Pittsburgh Post-Gazette. Les résultats sont immédiats. Le visage de Timothy il y a des années. Plus maigre, avec une barbe broussailleuse qui cache ses lèvres fines, mais les yeux sont bien les siens. Je lis. Troubles domestiques, arrestations. Je demande à l’IA de chercher ce visage dans toutes les sources disponibles, et obtiens un résultat tiré du Times-Picayune : sous le nom de Timothy Filt, il a été accusé du meurtre de sa femme, Rhonda Jackson, du 9e district de La Nouvelle-Orléans, trouvée dans son appartement, le crâne défoncé par une batte de base-ball en aluminium. Il s’est fait arrêter sur la route pour un feu stop cassé, et on l’a alors relié au crime. Du sang dans la voiture, un test ADN. Condamné à la peine capitale mais jamais exécuté : influence politique, suivie au bout du compte d’une grâce du gouverneur de Louisiane.
Filt devient Billingsley. Il fait surface en Géorgie à l’occasion d’une nouvelle affaire de violences domestiques, désormais marié à une dénommée Lydia Holland. Lydia… la femme dont m’a parlé Timothy, celle qu’il trompait, celle avec qui il vivait au moment de la fin. Ils habitaient Pittsburgh mais devaient venir de Géorgie. Son épouse et lui voyageaient dans le Sud quand Pittsburgh a été détruit, m’a-t-il dit, donc je fais une recherche sur le nom de jeune fille Lydia Holland – qui apparaît dans le numéro de février du Times-Picayune, quatre mois après la fin de Pittsburgh. Son corps a été retrouvé pieds et poings liés au fond du marais de Honey Island. C’est un pêcheur qui l’a découverte, d’abord inconscient de ce qu’il rapportait. Elle avait le visage lacéré et gonflé par son séjour sous l’eau, une coupure à la gorge si profonde qu’elle en était presque décapitée. Ses mains lui avaient été retirées.
Un message atteint ma boîte de réception et, dans la chambre d’amis silencieuse de Simka, le tintement me fait sursauter. Je m’assieds, voyant mon compte luire dans l’obscurité. Le mail émane d’une certaine Vivian Knightley ; l’objet en est : Aubade. J’ouvre – Tu voulais lire mes poèmes, alors en voici quelques-uns. J’espère que tu n’es pas un gros con et que ça t’intéresse vraiment, parce que je ne montre pas ça à tout le monde. Bisous. Twigs.
Elle m’a envoyé un manuscrit aussi long qu’une plaquette – une trentaine de pages. L’aubade qui ouvre le recueil ne comprend qu’un seul vers :
J’ai tendu la main vers toi ce matin mais tu étais parti.
Je ne peux pas rester ici. J’appelle un taxi puis passe un quart d’heure penché au-dessus des toilettes de la chambre d’amis, à contempler mon reflet dans l’eau et à me concentrer pour retenir le vomi que mes nerfs poussent à remonter. Timothy a-t-il tué Hannah ou sait-il juste où le cadavre a été déposé ? La maison est silencieuse – Simka a dû aller se coucher, finalement. Je sors sur le perron dans le froid saisissant du petit matin, mon souffle jaillit en un petit nuage blanc, et je tape des pieds pour me réchauffer. Quand le taxi arrive, je m’empresse de le rejoindre afin que le chauffeur ne perce pas d’un coup de klaxon la peau du silence qui précède l’aurore. Je donne l’adresse de Kucenic, sans cesser de songer au cadavre d’Hannah couvert de vase. Et à Albion – mais songer à elle revient à fixer un objet si longtemps qu’il commence à disparaître.