LE FONCTIONNEMENT DES CHOSES
IL y a cent façons de lire le Tchouang-tseu, mais il n’y en a en principe qu’une bonne : celle qui saisit dans cette œuvre et dans chacune de ses parties, avec assurance et précision, le sens qu’y a mis l’auteur lorsqu’il l’a écrite. C’est de cette lecture-là que je cherche à me rapprocher – d’abord parce qu’elle a toutes les chances d’être la plus intéressante, mais aussi parce que ce postulat initial me semble nécessaire du point de vue de la méthode. S’ils ne tendent pas vers un tel but, je ne vois pas comment les chercheurs pourraient conjuguer leurs efforts et progresser de concert dans l’intelligence du texte.
Je m’inscris donc en faux contre une sorte d’accord tacite que les sinologues paraissent avoir établi entre eux. Le texte serait si difficile, son état si problématique, la pensée qui s’y exprime si éloignée de la nôtre que ce serait de la naïveté ou de l’outrecuidance de prétendre le comprendre exactement. En Chine même, tant de gloses, de commentaires, d’interprétations lui ont été ajoutés au cours des siècles, et sont souvent eux-mêmes d’une telle obscurité, que les obstacles seraient devenus insurmontables. On s’entend d’autant plus volontiers là-dessus que cela dispense d’étudier le texte de près et permet de reprendre indéfiniment à son propos quelques lieux communs approximatifs, ou de l’interpréter à sa guise sans risquer d’être contredit.
Mon intention est de briser ce préjugé. Je ne le ferai pas en essayant d’imposer une lecture particulière, mais en exposant comment je m’y suis pris pour tenter de comprendre le Tchouang-tseu, en présentant quelques résultats que je tiens pour acquis, mais en faisant aussi état de mes doutes et des questions que je me pose. Je souhaite donner une idée des découvertes que l’on fait quand on entreprend d’étudier ce texte de façon à la fois scrupuleuse et imaginative.
Voici comment cette recherche a commencé. Pendant des années, j’ai traduit des morceaux isolés du Tchouang-tseu, par goût pour cet exercice et pour le plaisir de discuter ces passages avec un ami. En travaillant ainsi de façon intermittente, je me suis peu à peu aperçu de la supériorité de l’original, non seulement sur les traductions qui existaient, mais sur les interprétations qu’en avaient données les sinologues occidentaux et sur les commentaires chinois eux-mêmes, anciens et modernes. Mon intérêt croissant pour le texte est allé de pair avec une défiance de plus en plus marquée à l’endroit de toute cette littérature seconde. Plus je comprenais l’œuvre elle-même, ou commençais à la comprendre par endroits, plus j’étais frappé par la méconnaissance dont elle a été l’objet en Chine même depuis une époque ancienne. De sorte que je me suis trouvé devant deux grands sujets d’étude au lieu d’un : le Tchouang-tseu lui-même et l’histoire des réductions, des détournements, des appropriations de toutes sortes que l’on a pratiqués sur cette œuvre au cours des âges.
J’ajoute que jamais ma recherche n’aurait pris cette tournure si je n’avais pas commencé par la traduction et constamment fait de la traduction mon but principal. Car aucune autre méthode, aucune autre discipline intellectuelle ne contraint à tenir si rigoureusement et si complètement compte de toutes les propriétés d’un texte, y compris de sa composition, de son rythme, de son ton – propriétés qui concourent toutes à lui donner son sens. Rien ne vaut l’aller et retour critique entre l’original et les versions successives de son équivalent français. Je ne suis pas loin de penser qu’une interprétation qui ne résulte pas de l’épreuve de la traduction est nécessairement subjective et arbitraire.
Dans l’ensemble, les exégètes et les traducteurs qui m’ont précédé me semblent avoir abordé le Tchouang-tseu de quatre façons. Le plus souvent, ils l’ont traduit et commenté en s’inspirant de l’exégèse chinoise traditionnelle. Certains ont cherché à préciser ou à renouveler cette exégèse en recourant à l’histoire des idées et à l’histoire religieuse de la Chine ancienne. D’autres ont privilégié l’étude philologique du texte. Ils s’en sont généralement tenus aux questions de transmission, de provenance et d’authenticité. Les derniers ont tenté d’innover en rapprochant tel motif du Tchouang-tseu de certaines idées propres à tel philosophe occidental, le plus souvent contemporain.
Bien qu’utiles jusqu’à un certain point, ces procédés m’ont paru bien peu satisfaisants mais, pendant des années, je n’en ai pas vu d’autres. Puis une idée m’est venue : le Tchouang-tseu, me suis-je dit, n’est pas un texte quelconque. Cet ouvrage est, au moins en partie, l’œuvre d’un philosophe. Et par “philosophe”, j’entendais un homme qui pense par lui-même, en prenant pour objet de sa pensée l’expérience qu’il a de lui-même, des autres et du monde ; qui s’informe de ce que pensent ou de ce qu’ont pensé avant lui les autres philosophes ; qui est conscient des pièges que tend le langage et en fait par conséquent un usage critique.
Cette idée créait une nouvelle perspective. Comme j’avais du goût pour l’activité philosophique ainsi comprise, elle instaurait une sorte d’égalité de principe entre Tchouang-tseu et moi. Et s’il pensait par lui-même, en prenant pour objet son expérience, je pouvais le rejoindre en faisant de même pour mon compte – car son expérience et la mienne devaient se recouper au moins en partie. Tel est depuis lors le premier article de ma méthode. Quand j’aborde un texte du Tchouang-tseu, je me demande d’abord, non quelles idées l’auteur développe, mais de quelle expérience particulière ou de quel aspect de l’expérience commune il parle.
J’ai trouvé le deuxième article de ma méthode dans Wittgenstein, plus précisément dans la remarque que voici : “Nous rencontrons ici un phénomène curieux et caractéristique des études philosophiques, note-t-il dans ses Bouts de papier (Zettel). La difficulté n’est pas, pour ainsi dire, de trouver la solution, mais de reconnaître la solution dans ce qui a l’air d’en être seulement la prémisse. (Cette difficulté) tient, je crois, à ce que nous attendons à tort une explication alors qu’une description constitue la solution de la difficulté, pour peu que nous lui donnions sa juste place, que nous nous arrêtions à elle, sans chercher à la dépasser. – C’est cela qui est difficile : s’arrêter 1.” Wittgenstein a fait cette remarque de différentes façons, en différents endroits de son œuvre. Il la reprend sous cette forme-ci dans son dernier manuscrit : “De l’explication, il faut bien tôt ou tard en arriver à la simple description 2.” Dans sa seconde philosophie, il procède en effet par la description patiente, inlassablement reprise, de certains phénomènes élémentaires. C’est ce qui rend ses écrits de la dernière période si déroutants. Il y étudie avec une extrême attention ce que l’on pourrait appeler l’infiniment proche ou le presque immédiat.
Or je me suis aperçu que, dans certains textes que je connaissais bien, Tchouang-tseu faisait à sa façon la même chose. J’avais posé qu’il était un philosophe, autrement dit qu’il pensait par lui-même et consultait avant tout sa propre expérience. Je découvrais maintenant qu’il la décrivait et que ses descriptions étaient d’une grande précision et d’un grand intérêt. C’étaient des descriptions de l’infiniment proche, du presque immédiat. Je pouvais m’appuyer sur certaines d’entre elles pour comprendre quelques éléments importants de sa pensée. À partir de là, j’allais pouvoir explorer de proche en proche d’autres parties qui m’étaient encore obscures.
Il faut savoir s’arrêter à la description, dit Wittgenstein. Cela signifie deux choses : qu’il faut savoir suspendre nos activités habituelles pour examiner avec attention ce que nous avons sous les yeux ou ce qui se trouve même en deçà, plus près de nous, et qu’il faut ensuite décrire de façon précise ce que nous observons, en prenant le temps de chercher les mots justes, en résistant aux entraînements du discours, en imposant au contraire sans faiblir au langage notre volonté de dire exactement ce que nous percevons, et cela seul. Ce second exercice exige une parfaite maîtrise de la langue. Ce n’est pas un hasard que Wittgenstein et Tchouang-tseu, si différents, aient l’un et l’autre un style si remarquable.
Voici un premier exemple de ces descriptions que l’on trouve dans le Tchouang-tseu. Il figure dans un dialogue très connu du livre 3. Ce dialogue met en scène un contemporain de Tchouang-tseu, le prince Wen-houei, souverain de l’État de Wei 3, et l’un de ses cuisiniers – un personnage imaginé par Tchouang-tseu :
Le cuisinier Ting dépeçait un bœuf pour le prince Wen-houei. On entendait des houa quand il empoignait de la main l’animal, qu’il retenait sa masse de l’épaule et que, la jambe arc-boutée, du genou l’immobilisait un instant. On entendait des houo quand son couteau frappait en cadence, comme s’il eût exécuté l’antique danse du Bosquet ou le vieux rythme de la Tête de lynx.
– C’est admirable ! s’exclama le prince, je n’aurais jamais imaginé pareille technique !
Le cuisinier posa son couteau et répondit : Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses, non la simple technique. Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le bœuf devant moi. Trois ans plus tard, je n’en voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf. Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elle. Elle ne touche ni aux veines, ni aux tendons, ni à l’enveloppe des os, ni bien sûr à l’os même. (...) Quand je rencontre une articulation, je repère le point difficile, je le fixe du regard et, agissant avec une prudence extrême, lentement je découpe. Sous l’action délicate de la lame, les parties se séparent avec un houo léger comme celui d’un peu de terre que l’on pose sur le sol. Mon couteau à la main, je me redresse, je regarde autour de moi, amusé et satisfait, et après avoir nettoyé la lame, je le remets dans le fourreau. (...) 4.
Je n’ai cité qu’une partie de ce texte parce que seule m’importe pour l’instant la description du début, celle que le cuisinier fait des stades de son apprentissage.
Lorsqu’il a commencé à pratiquer son métier, explique-t-il au prince, “il voyait tout le bœuf devant lui”. Il se sentait impuissant devant l’objet qui s’opposait à lui de toute sa masse. Puis cette opposition initiale du sujet et de l’objet s’est modifiée. Après trois ans d’exercice, “il ne voyait plus que certaines parties du bœuf”, dit-il, celles dont le découpage exige le plus d’attention. Il était devenu plus habile, il avait commencé à vaincre la résistance de l’objet, il avait désormais moins conscience de l’objet que de sa propre activité. Puis le rapport s’est transformé tout à fait : aujourd’hui, dit-il au prince, “je trouve le bœuf par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf”. Son adresse et son expérience sont maintenant telles que le bœuf ne lui offre plus aucune résistance et n’existe donc plus pour lui en tant qu’objet. Cette abolition de l’objet va de pair avec celle du sujet. Le cuisinier est si complètement engagé dans l’action qu’il “trouve le bœuf par l’esprit sans plus le voir de ses yeux”, dit le texte. Dans la logique de la progression que je viens d’esquisser, “l’esprit” (chen) ne peut être une puissance extérieure au cuisinier, ni une puissance distincte qui agirait en lui. Cet “esprit” ne peut être que l’activité parfaitement intégrée de celui qui agit. Quand une synergie si complète se produit, l’activité se transforme et passe à un régime supérieur. Elle semble s’émanciper du contrôle de la conscience et ne plus obéir qu’à elle-même. C’est le phénomène que décrit le cuisinier : “Mon esprit, dit-il, agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf 5.”
Il suffit de réfléchir un peu pour s’apercevoir que les étapes décrites par le cuisinier ne sont pas une affabulation gratuite. Elles nous sont familières, nous les avons parcourues cent fois. Lorsque, enfants, nous avons appris à verser de l’eau dans un verre ou à couper une tranche de pain, par exemple, il a fallu que nous commencions par vaincre l’inertie des objets. Les objets cessant peu à peu de nous résister, nous avons pu concentrer notre attention sur les points délicats – en veillant à ne pas laisser tomber de goutte de vin sur la nappe ou à couper des tranches de pain d’égale épaisseur. Enfin nous avons accompli ces opérations en jouant et en nous jouant des objets. Dans certains cas, nous avons même réalisé cette synergie qui transforme qualitativement l’activité et lui confère une efficacité merveilleuse : après un coup de marteau bien ajusté, par exemple, qui envoyait sans effort un gros clou dans le bois, ne nous est-il pas arrivé de réagir comme le cuisinier Ting qui, sa tâche accomplie, “se redresse, son couteau à la main, et regarde autour de lui, amusé et satisfait” ?
Quand il ne s’agit pas de manier des objets, mais seulement de coordonner nos mouvements, les étapes de l’apprentissage sont les mêmes. Nous les avons parcourues pour apprendre à marcher ou à parler. Nous les parcourons quand nous apprenons une langue étrangère. Comme le boucher son bœuf, nous la voyons d’abord tout entière devant nous, faisant obstacle à notre désir de nous exprimer, puis nous n’en voyons plus que les parties difficiles, enfin “nous la trouvons par l’esprit”.Lorsque nous la parlons, notre esprit “agit comme il l’entend et suit de lui-même ses linéaments”. Elle a cessé de nous être extérieure, elle n’est plus un objet. Pensons à la musique, à la maîtrise d’un instrument, du violon par exemple – aux étapes qui mènent des difficultés du débutant au miracle que produit le musicien accompli dans certains moments de grâce.
Nous connaissons ces stades de l’apprentissage, mais nous n’avons pas songé à les résumer ainsi, en quatre phrases brèves et frappantes. Tchouang-tseu nous fournit le paradigme qui nous manquait. Il nous donne le moyen de rassembler et d’ordonner une foule d’observations restées éparses, de les compléter par d’autres et d’éclairer d’un jour nouveau une part de notre expérience. C’est un fait que nous sommes passés par ces stades dans l’acquisition de toutes nos activités conscientes, des plus simples aux plus complexes.
Le lecteur aura remarqué que je donne au mot “expérience” un sens particulier. Je ne parle pas de celle qu’on pratique en laboratoire, ni de celle qu’on acquiert en exerçant une profession ou en traversant la vie, ni de celle qu’on fait une fois, dans des circonstances exceptionnelles. Je désigne par ce terme le substrat familier de nos activités conscientes, auquel nous ne prêtons normalement pas attention et que nous percevons mal parce qu’il est trop proche et trop commun, mais que nous pouvons apprendre à mieux appréhender. Cela demande une forme d’attention que nous pouvons cultiver. Il faut la cultiver pour bien lire Tchouang-tseu.
Voici un autre dialogue mémorable, également imaginaire bien qu’il mette aussi en scène un personnage historique, le duc Houan, célèbre souverain de l’État de Ts’i 6. Cette fois-ci, l’interlocuteur est un charron nommé Pien. La scène se passe dans l’une des cours du palais. Je précise tout de suite qu’il est inconcevable qu’un charron gravisse les marches menant à la salle où se tient le souverain et lui adresse la parole sans y avoir été invité, comme va le faire le charron :
Le duc Houan lisait dans la salle, le charron Pien taillait une roue au bas des marches. Le charron posa son ciseau et son maillet, monta les marches et demanda au duc : Puis-je vous demander ce que vous lisez ? – Les paroles des grands hommes, répondit le duc. – Sont-ils encore en vie ? – Non, ils sont morts. – Alors ce que vous lisez là, ce sont les déjections des Anciens ! – Comment un charron ose-t-il discuter ce que je lis ! répliqua le duc ; si tu as une explication, je te ferai grâce ; sinon tu mourras ! – J’en juge d’après mon expérience, répondit le charron. Quand je taille une roue et que j’attaque trop doucement, mon coup ne mord pas. Quand j’attaque trop fort, il s’arrête [dans le bois]. Entre force et douceur, la main trouve, et l’esprit répond. Il y a là un tour que je ne puis exprimer par des mots, de sorte que je n’ai pu le transmettre à mes fils, que mes fils n’ont pu le recevoir de moi et que, passé la septantaine, je suis encore là à tailler des roues malgré mon grand âge. Ce qu’ils ne pouvaient transmettre, les Anciens l’ont emporté dans la mort. Ce ne sont que leurs déjections que vous lisez là. 7
Ce dialogue renferme une richesse de sens qui n’apparaît qu’à la réflexion, comme dans le cas précédent. Arrêtons-nous sur un seul élément, celui de la description que le charron fait de son métier.
Il y a d’abord un problème technique. “Quand je taille une roue et que j’attaque trop doucement, dit le charron, mon coup ne mord pas. Quand j’attaque trop fort, il s’arrête dans le bois.” C’est ainsi que j’ai traduit une phrase quelque peu obscure dans l’original. Ma traduction est conjecturale. Il est certain que le charron taille, puisqu’il travaille avec un ciseau et un maillet. Je suppose qu’il taille une jante et lui donne sa courbure en attaquant le bois dans le sens de la tangente. Pour l’instant, je ne sais pas si cette hypothèse est la bonne. Il est possible qu’il ne s’agisse pas d’une jante, mais d’une roue pleine comme il y en a eu en Chine jusqu’au XXe siècle, faite de planches assemblées, puis découpées sur le pourtour de façon à former une sorte de disque massif, consolidé par de la ferronnerie. Mais la phrase importante est la suivante : “Entre force et douceur, poursuit le charron, la main trouve et l’esprit répond.” Et il ajoute : “Il y a là un tour que je ne puis exprimer par des mots.” Il dit vrai, il décrit exactement ce qui se passe en effet.
Faisons comme lui, jugeons-en d’après notre expérience. Nous ne taillons pas de roues, mais nous savons nous servir d’un marteau pour enfoncer un clou dans une planche. Pour peu que nous examinions notre expérience, nous constaterons que nous possédons là, comme le charron, un “tour que nous ne pouvons pas exprimer par des mots” et que, pas plus que lui, nous ne “pouvons le transmettre par des mots”. Nous ne pouvons même pas le transmettre du tout. Quiconque possède ce geste en a fait la conquête par lui-même, en affrontant les inévitables difficultés initiales, en parcourant des phases analogues à celles du cuisinier et en atteignant finalement la maîtrise de la même façon que lui. Le langage peut certes jouer un rôle dans cet apprentissage, mais seulement pour guider l’apprenti, pour l’aider à comprendre ses erreurs et en tirer rapidement les leçons. “Il y a là un tour que je ne puis exprimer par des mots, de sorte que je n’ai pas pu le transmettre à mes fils”, dit le charron. Il faut comprendre qu’il n’a rien pu faire pour eux parce qu’ils n’ont pas voulu apprendre le geste par eux-mêmes. C’est pourquoi, ajoute le charron, “je suis encore là à tailler des roues malgré mon grand âge”. Il n’a pas de successeurs, il n’a pas eu de maître non plus. Il n’est certes pas l’inventeur de ses outils, ni de sa technique, mais il a lui-même mis au point son geste. “Entre force et douceur, explique-t-il, la main trouve, l’esprit répond.” Le texte est précis. Par approximations successives, la main trouve le geste juste. L’esprit (sin) enregistre les résultats et en tire peu à peu le schème du geste efficace, qui est d’une grande complexité physique et mathématique, mais simple pour celui qui le possède. Le geste est une synthèse.
Ce fait a une portée considérable. L’adulte ne se rend plus compte qu’il lui a fallu accomplir un travail de synthèse pour mettre au point chacun des gestes qui forment le soubassement de son activité consciente, y compris de son activité intellectuelle. Il ne voit plus ce fondement et ne peut par conséquent plus le modifier. J’ajoute qu’il serait évidemment absurde de dire que le geste, du fait qu’il ne peut être transmis par la parole, aurait quelque chose “d’indicible” et de suggérer par là qu’il serait inconnaissable. La maîtrise du geste implique au contraire une connaissance qui est, je crois, la plus sûre et la plus fondamentale qui soit, mais que la philosophie n’a jamais prise en compte. À cette cécité, je vois trois raisons. La première est que cette connaissance n’est pas de nature discursive. La deuxième est qu’elle est trop commune et familière pour paraître digne d’intérêt, voire trop proche de nous-mêmes pour que nous en prenions conscience. La troisième est qu’un geste pratiqué quotidiennement devient inconscient. Plus nous le pratiquons avec assurance, plus il se soustrait à notre attention – et plus encore à l’attention des philosophes.
Le dialogue du duc et du charron est précédé d’un exposé philosophique qui lui sert de préface.
Ce texte bref est centré sur la question du langage. Je n’en citerai que les deux phrases que voici :
Ce que nous entendons, ce sont des mots et des sons. Pour leur malheur, les gens s’imaginent (...) que ces mots, que ces sons leur font saisir la réalité des choses – ce qui est une erreur. Mais ils ne s’en rendent pas compte car, quand on perçoit, on ne parle pas et, quand on parle, on ne perçoit pas 8.
Les gens s’imaginent que le langage leur fait saisir la réalité des choses, dit Tchouang-tseu. Ils commettent cette erreur parce que, dit-il, “quand on perçoit, on ne parle pas et (que), quand on parle, on ne perçoit pas.” Il décrit dans cette phrase une relation que nous pouvons observer pour notre propre compte. Quand nous concentrons notre attention sur la perception d’une réalité sensible, à l’extérieur ou l’intérieur de nous-mêmes, le langage disparaît du centre de notre conscience. Inversement, quand nous nous servons du langage, nous ne cessons sans doute pas de percevoir, mais nos perceptions deviennent périphériques, nous ne pouvons pas nous concentrer sur elles. Wittgenstein fait une observation analogue quand il note : “Quand je vois un objet, je ne peux pas me le représenter 9.” Il note aussi, inversement : “Quand nous nous représentons quelque chose, nous n’observons pas 10.” Valéry remarque dans ses Cahiers : “Ce que je pense gêne ce que je vois – et réciproquement. Cette relation est observable 11.” C’est à cause de cette relation inhérente au fonctionnement de notre esprit, dit Tchouang-tseu, que le langage fait illusion : quand nous parlons, nous ne percevons plus, de sorte que, n’apercevant pas l’écart entre le langage et la réalité, nous prenons étourdiment le langage pour l’expression adéquate de la réalité. Et quand nous concentrons notre attention sur une réalité sensible (par exemple sur un geste que nous sommes en train de mettre au point), nous oublions le langage et l’écart passe également inaperçu. C’est évidemment le rôle du philosophe et de l’écrivain de surmonter cette incompatibilité naturelle, de confronter le langage et la réalité sensible et de corriger le langage quand il nous induit en erreur. Une fois de plus, Tchouang-tseu nous fait faire une observation essentielle.
Les lecteurs qui connaissent le texte pensent peut-être que je déraisonne. La phrase que je viens de commenter, m’objectent-ils, est un dicton archiconnu que tout le monde traduit par “celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas”. C’est ainsi qu’on l’a toujours traduit dans le chapitre 56 du Lao-tseu, où il apparaît aussi 12. D’où vous vient l’idée de rendre le verbe “savoir”, tcheu, par “percevoir” ? Elle me vient d’abord du désir de comprendre le texte. La traduction habituelle ne donne aucun sens, si l’on veut bien y réfléchir, ni dans ce passage du Tchouang-tseu, ni dans le Lao-tseu. Le dicton est absurde, à moins de poser que le savoir est secret ou indicible par nature. J’en conclus que la phrase a été mal traduite. Pour sortir de l’équivalence tcheu / savoir, qui est paralysante, j’élargis. J’examine d’une part l’emploi du verbe tcheu dans les textes anciens et les verbes voisins qui forment avec lui un champ sémantique. J’examine d’autre part l’emploi que nous faisons du verbe “savoir” et des autres verbes qui forment un champ sémantique correspondant à peu près au champ sémantique chinois. Pas besoin d’une longue enquête. Il apparaît très vite qu’en français, le verbe “savoir” a pour objet un fait certain ou une connaissance assurée et qu’il ne suppose pas de relation de proximité avec la chose sue. En chinois, tcheu implique au contraire une telle proximité. Tcheu a toujours un objet conçu comme présent d’une façon ou d’une autre. Le meilleur équivalent français n’est donc pas “savoir”, mais plutôt “appréhender” ou, dans certains cas, “percevoir”. Dans le passage que j’ai cité, tant que je traduisais tcheu par “savoir”, la phrase restait obscure. En traduisant par “percevoir”, je montre qu’elle décrit de façon précise et frappante un fait d’expérience : “quand on perçoit, on ne parle pas ; quand on parle, on ne perçoit pas”. Dans les limites de ce qui est lexicalement et syntaxiquement autorisé, c’est en fin de compte l’expérience qui justifie la traduction.
J’aimerais en faire la démonstration en vous présentant un troisième dialogue :
Confucius admirait les chutes de Lü-leang. L’eau tombait d’une hauteur de trois cents pieds et dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c’était un malheureux qui cherchait la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours. Mais quelques centaines de pas plus loin, l’homme sortit de l’eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant.
Confucius le rattrapa et l’interrogea : “Je vous ai pris pour un revenant mais, de près, vous m’avez l’air d’un vivant. Dites-moi : avez-vous une méthode pour surnager ainsi ? – Non, répondit l’homme, je n’en ai pas. Je suis parti du donné, j’ai développé un naturel et j’ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l’eau sans agir pour mon propre compte. – Que voulez-vous dire par : partir du donné, développer un naturel, atteindre la nécessité ?” demanda Confucius. L’homme répondit : “Je suis né dans ces collines et je m’y suis senti chez moi : voilà le donné. J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis peu à peu senti à l’aise : voilà le naturel. J’ignore pourquoi j’agis comme je le fais : voilà la nécessité 13.”
De nouveau, un homme qui a fait preuve d’une maîtrise exceptionnelle répond à une question. Le nageur dit en substance à Confucius : non, je n’ai pas de méthode, mais je puis vous faire part de mon expérience. Elle tient en trois mots : le donné, le naturel, la nécessité. En chinois : kou, sing, ming, trois termes surprenants, dont le sens n’est pas évident et dont Confucius demande au nageur de lui expliquer le sens. Kou désigne habituellement ce qui appartient au passé, ce qui est révolu ou ce qui précède, d’où le sens possible de “cause”. Sing se traduit par “nature”, au sens abstrait de la nature d’un objet ou de la nature humaine. Chez les auteurs anciens, cette nature n’est pas une donnée qui serait d’emblée présente. Elle est plutôt conçue comme la pleine réalisation des virtualités propres à un être, réalisation que cet être atteindra ou n’atteindra pas. S’il l’atteint, elle sera sa vérité parce qu’elle révélera les virtualités qui étaient en lui. Le troisième terme, ming, signifie l’ordre que l’on donne, le mandat, le décret, mais aussi le destin, la fatalité, la nécessité. Nous ne saurions que faire de ces trois termes si le nageur n’évoquait pas, pour les expliquer, trois moments de son expérience. “Je suis né dans ces collines et je m’y suis senti à l’aise : voilà kou”, littéralement “ce qui était là au départ”, d’où “le donné”. – “J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis senti à l’aise : voilà sing”, que j’ai rendu, faute de mieux, par “un naturel”, dans le sens d’un naturel acquis au terme d’un long exercice 14. – “J’ignore pourquoi j’agis comme je le fais : voilà ming”, que j’ai traduit par “nécessité”, mot qu’il faut prendre ici en un sens particulier : le nageur a acquis la faculté d’agir en accord complet avec les courants et les tourbillons de l’eau et en même temps de façon complètement spontanée, autrement dit de façon nécessaire, car les mouvements à faire s’imposent à lui de façon immédiate et naturelle. Nous pouvons comprendre et traduire ce texte de façon sûre malgré sa difficulté parce que nous avons affaire à la description d’une progression que nous connaissons.
Mais pour prendre la juste mesure de l’expérience en question, il faut considérer tout le texte. Confucius, le maître, le spécialiste des cérémonies, l’érudit féru d’histoire des rites, l’homme attentif à la règle en toutes choses, est saisi par le spectacle prodigieux des eaux “qui tombent d’une hauteur de trois cents pieds et dévalent en écumant sur quarante lieues”. Il y voit une sorte d’au-delà de l’humain. Il ne songe pas qu’on puisse s’y aventurer, mais y aperçoit un homme. Il ne peut s’agir que d’un “malheureux qui cherche la mort”. Il demande à ses disciples – car il n’est pas de maître sans disciples – de longer la rive pour aller le secourir. Mais quelques centaines de pas plus loin, ce n’est pas un homme en détresse qui fait surface. Le nageur sort de l’eau pour se promener sur la berge en chantant. Tout compte dans cette scène. Le nageur a les cheveux épars alors que Confucius et ses disciples ont certainement des chignons impeccablement noués. Il est seul alors que les disciples et leur maître forment une société hiérarchisée. Il se promène tandis que les disciples se hâtent, inquiets, et que Confucius se hâte à leur suite. Le monde s’inverse. La règle veut que, plus quelqu’un occupe une position élevée, plus il se déplace lentement. Confucius court après ses élèves, qui courent après l’homme solitaire. Lorsque tout ce monde s’attroupe autour de lui, qui à ce moment-là interrompt son chant, Confucius l’interroge. Il est dans son rôle. Dans le Tchouang-tseu, Confucius est celui qui croyait savoir, qui ne comprend plus et cherche à comprendre, prêt à s’incliner devant plus savant que lui. Il a été le témoin d’un phénomène de transcendance, il a cru voir un revenant et se trouve maintenant en présence d’un homme qu’il peut interroger. “Je voudrais connaître la méthode qui vous permet de passer ainsi d’un monde à l’autre”, lui dit-il, car il se sait incapable d’accomplir lui-même ce passage. “Je n’ai pas de méthode”, lui répond l’homme, mais, si vous voulez, je vais vous raconter ce qui m’est arrivé. Suit la brève description que Confucius se fait ensuite expliquer. La scène implique que Confucius n’a pas rejoint la “nécessité”, qu’il n’a pas développé le “naturel” qu’il faut pour cela. Il se pourrait que ce soit parce qu’il n’est pas parti du “donné”, c’est-à-dire des données les plus immédiates, les plus simples et les plus communes de l’existence. L’art, lui dit en substance le nageur, consiste à faire fond sur ces données-là, à développer par l’exercice un naturel qui permet de répondre aux courants et aux tourbillons de l’eau, autrement dit d’agir de façon nécessaire, et d’être libre par cette nécessité même. Il ne fait pas de doute que ces courants et ces tourbillons ne sont pas seulement ceux de l’eau. Ce sont toutes les forces qui agissent au sein d’une réalité en perpétuelle transformation, hors de nous aussi bien qu’en nous.
Après l’explication du nageur, le dialogue s’arrête. Confucius n’a rien à ajouter, ni à l’intention du nageur, ni à l’adresse de ses disciples. Ils ont vu, ils ont entendu. Je songe parfois à ce qu’un grand peintre aurait tiré de cette scène, Giotto par exemple.
Ai-je bien lu ? Ai-je saisi le sens que l’auteur a mis dans ce dialogue et dans les deux précédents ? Je pense en tout cas m’en être beaucoup approché. Sans doute mon assurance heurtera-t-elle. Je vais contre certaines habitudes bien établies dans le milieu universitaire où, comme le fait remarquer l’helléniste Jean Bollack dans un ouvrage récent, “la décision de comprendre les textes dans leur portée, et jusqu’au bout, est rare et en un sens proscrite 15.” Il observe que, dans le monde académique, “la possibilité même de parvenir à un accord sur le sens des textes est niée de façon générale aujourd’hui 16.” Je me bornerai à défendre ma lecture par trois arguments.
Premièrement, elle me semble d’autant plus juste et sûre qu’elle rend mieux compte de l’effet d’ensemble du texte et montre de façon plus complète comment l’auteur a conjugué les procédés lexicaux, syntaxiques, logiques, littéraires, dramaturgiques pour exprimer sa pensée.
Deuxièmement, elle me semble d’autant plus sûre que la pensée exprimée dans une partie de l’œuvre se trouve confirmée directement ou indirectement dans d’autres parties. Ainsi les trois dialogues que j’ai cités ont-ils des points communs. Dans les trois cas, un homme travaille ou agit, et suscite l’admiration ou l’effroi. Il est absorbé par l’exercice de son art. S’il en dit quelque chose, c’est parce qu’il est interrogé et s’arrête pour parler. Il s’exprime avec netteté, en peu de mots, car il n’a rien à prouver ; le pouvoir dont il vient de faire la démonstration est une preuve suffisante. Il décrit ce qui se passe quand il agit et donne tout naturellement à sa description une portée générale. Artisan ou homme du peuple “né là, dans ces collines”, il s’adresse à des souverains fameux dans les deux premiers cas, à Confucius et ses disciples dans le troisième. Il n’y a pas trace d’obséquiosité pourtant chez ces trois hommes. La maîtrise de plus en plus poussée de leur art leur a donné une complète indépendance en même temps qu’une parfaite lucidité. De telles correspondances sont importantes. Elles sont très nombreuses dans le Tchouang-tseu, tantôt évidentes, tantôt cachées. Plus on progresse, plus on en découvre. On aperçoit aussi un nombre grandissant de différences, de dissonances, voire d’incompatibilités – car le Tchouang-tseu n’est pas homogène.
Mon troisième argument est celui de la conformité avec l’expérience. Quand je trouve dans un texte une description que l’expérience confirme, c’est que j’ai bien lu – surtout lorsqu’il s’agit d’une description de l’infiniment proche qui forme le substrat le plus universel de notre existence. Cette façon de lire paraîtra réductrice aux amateurs de mystères qui, comme on sait, sont nombreux parmi les fervents du Tchouang-tseu. Mais les énigmes qui m’intéressent ne sont pas dans le texte, elles sont dans la réalité ; et plus le texte me les montre de façon vive et précise, mieux cela vaut.
D’autres seront peut-être fâchés que, dans la lecture que j’en fais, le fond de ces textes n’ait rien de spécifiquement chinois. Ils seront déçus que leur substance ne corresponde pas à l’idée qu’ils s’en faisaient et dont ils attendaient de Tchouang-tseu la confirmation. Mais c’est ainsi que nous lisons la plupart du temps les auteurs : en y projetant des idées toutes faites. Nos préjugés déterminent ce que nous y trouvons et constituent de puissantes défenses contre les lectures nouvelles. Je prends évidemment le parti inverse. Au lieu de définir a priori Tchouang-tseu comme un penseur chinois, ou taoïste, ou que sais-je encore, et de le lire en conséquence, je m’efforce d’en faire une lecture critique – “scrupuleuse et imaginative” – et de juger ensuite si ce que je trouve correspond aux idées reçues. Si je découvre que ces idées reçues sont fausses, je me demande accessoirement d’où elles viennent, à quand elles remontent, de quelle erreur, de quelle forme d’aveuglement ou de quelle opération de détournement elles résultent. Dans ce domaine aussi, la matière est riche. J’aurai l’occasion de revenir sur les fausses perspectives que l’on crée en qualifiant Tchouang-tseu de “taoïste”.
Du parti que je prends découle une façon de traduire. J’ai indiqué tout à l’heure que, dans les limites de ce qui est lexicalement et syntaxiquement autorisé, c’est l’expérience qui justifie la traduction. C’était l’un des articles de ma méthode. J’évite en outre dans la mesure du possible les termes qui risquent de faire croire au lecteur qu’il est en présence de notions, de représentations ou de réalités spécifiquement chinoises, alors qu’il a sous les yeux la description d’une expérience universelle. Ainsi, le mot tao figure deux fois dans les dialogues que j’ai cités, mais j’ai pris soin de n’en rien faire paraître. Quand, ayant vu son cuisinier à l’ouvrage, le prince Wen-houei s’exclame : “Admirable ! je n’aurais jamais imaginé pareille technique !”, le cuisinier lui répond littéralement : “Ce qu’aime votre serviteur, c’est le tao, ce qui va bien au-delà de la technique”. Fallait-il mettre “le Tao” dans la phrase française, ou “la Voie” ? C’eût été le moyen d’estampiller la traduction, de lui imprimer bien visiblement une marque d’origine chinoise et de mettre en même temps son sens hors de portée du lecteur. J’ai au contraire considéré que tao était un simple mot, que Tchouang-tseu s’en servait pour exprimer quelque chose que le contexte me permettait de fort bien comprendre et que ma tâche était de trouver les termes français qui feraient le mieux saisir de quoi parlait Tchouang-tseu. J’ai traduit par “Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses, non la simple technique” parce que cela donnait un ton juste à la réplique et que la suite du texte montrait à l’évidence qu’à travers sa progression dans l’art du dépeçage, le cuisinier avait exploré quelque chose comme le “fonctionnement des choses”. Lorsque Confucius rejoint ses disciples et interroge le nageur debout sur la berge, il lui demande littéralement : “Avez-vous un tao pour évoluer dans l’eau ?” J’ai traduit par “avez-vous une méthode pour surnager ainsi ?” parce que c’est exactement cela que Confucius veut dire. Dans la suite de ces leçons, j’aurai l’occasion de traduire tao de plusieurs façons différentes, et je justifierai chaque fois mon choix. J’en userai ainsi parce que j’estime que chez Tchouang-tseu, ce mot ne renvoie pas encore à une notion consacrée, encore moins à une notion sacralisée. Il se sert du mot de vingt façons différentes, parfois fort éloignées les unes des autres, et ne se soucie manifestement pas de les mettre en accord. Cette liberté dans l’usage du mot ne doit pas étonner. Elle est conforme à la philosophie du langage qu’il expose dans le livre 2, le Ts’i-wou-louen 17, et dont toute son œuvre est l’étourdissante démonstration. Mais peut-être serait-il plus juste de dire que cet emploi libre du mot est encore naturel à son époque. Il n’a encore été investi d’aucune autorité. Cela ne veut pas dire que Tchouang-tseu n’ait pas donné un sens particulier à certains mots pour exprimer sa pensée. Nous en verrons des exemples.
Pour mieux me faire entendre dans la suite, il m’a semblé nécessaire de commencer par indiquer de quelle façon je lis et je traduis le Tchouang-tseu. Je me fais l’avocat d’une philologie qui n’établirait pas seulement le texte, mais aussi son sens. Elle serait critique dans l’établissement du sens parce qu’elle soumettrait au doute méthodique les lectures antérieures, surtout quand elles sont devenues communes. Elle aurait pour but de retrouver sous l’accumulation des interprétations la plénitude du sens que l’auteur a mis dans le texte en l’écrivant. Cette philologie critique n’atteindra pas toujours son but. Devant les difficultés qui lui paraîtront insurmontables, elle avouera son impuissance. Elle ne cessera de s’interroger sur ses propres présuppositions. Le travail critique qui mène à la redécouverte du sens premier peut être long et compliqué, mais à la fin l’effort est largement récompensé. Il mène à une traduction qui montre que le texte, quand il a retrouvé sa jeunesse, dit lui-même tout ce qu’il y a à dire 18.
En entreprenant d’étudier le Tchouang-tseu de cette façon, nous ouvrons simultanément deux chantiers : celui du texte, qui est à reprendre phrase par phrase, et celui de notre expérience, que le Tchouang-tseu éclaire souvent de façon inattendue et nous invite à réinterpréter selon des points de vue parfois tout à fait nouveaux pour nous.
J’ai commencé cette exploration en présentant quelques textes plutôt faciles, qui décrivaient des aspects de notre expérience relativement aisés à mettre en évidence : les stades de l’apprentissage, le caractère non transmissible du geste, l’activité spontanée comme aboutissement d’un exercice méthodique. Nous allons étudier maintenant des textes plus déconcertants, qui nous obligeront à examiner des moments de notre expérience qui échappent habituellement à notre attention.