LES RÉGIMES DE L’ACTIVITÉ

LE Tchouang-tseu est pour une part l’œuvre d’un philosophe, c’est-à-dire d’un homme qui pense par lui-même, consulte avant tout sa propre expérience, médite aussi ce que disent les autres et fait un usage réfléchi du langage. Il fallait poser cela au départ parce que nous ne savons presque rien de la personne de Tchouang-tseu. Nous n’avons que le texte et nous n’y trouverons pas sa pensée philosophique si nous ne l’y cherchons pas.

Wittgenstein tient la description, plutôt que l’explication, pour l’acte philosophique ultime, surtout quand elle porte sur notre expérience élémen­taire, sur ce que j’ai appelé l’infiniment proche ou le presque immédiat – mais ses descriptions sont ardues, à cause des difficultés de langage sur les­quelles elles butent. La description est au cœur de la phénoménologie, mais l’interminable prose des phénoménologues nous donne rarement le senti­ment de toucher aux choses mêmes. Tchouang-tseu est très différent. Il s’exprime de façon ramassée, il aime s’arrêter net. Il paraît souvent spéculatif, auda­cieux jusqu’à la témérité, suivant avec délice les débordements d’une imagination débridée. En posant que son œuvre est pour l’essentiel une des­cription de l’expérience, voire de l’expérience com­mune, je formule une thèse dont il m’incombe donc de fournir la démonstration.Les brèves analyses que j’ai développées ne suffisent pas. Il faut que j’aille plus loin dans la démonstration.

Le cuisinier, le charron et le nageur étaient des hommes actifs. Leur activité nous était décrite de façon saisissante. Les trois s’interrompaient pour parler de l’activité qu’ils venaient de suspendre. Les trois décrivaient les transformations qu’avait connues leur activité à mesure qu’ils avaient progressé dans la maîtrise de leur art. Cette activité contraste très nettement avec les moments de l’expérience que les phénoménologues ont décrits, ceux de la sensation et de la perception principa­lement, parfois aussi ceux du souvenir ou de la réflexion. Le phénoménologue est un homme assis qui cherche à saisir ce qui se passe quand il voit sa table, sa feuille de papier, la fenêtre ouverte, le mur de la maison d’en face – ou ferme les yeux pour observer ce qu’il fait quand il y pense. Ce qu’il tente de décrire se situe dans un rapport à soi conscient et soutenu. Dans les trois dialogues de Tchouang-tseu, il était question d’une activité active (si je puis dire), qu’il fallait suspendre pour pouvoir parler. Il s’agissait des transformations de cette activité et de la modifica­tion concomitante des rapports qu’entretiennent, non pas le conscient et l’inconscient, mais plutôt la conscience et l’inconscience.

Pour mieux caractériser ces phénomènes, je parlerai des “régimes” de l’activité, au sens où l’on parle des régimes d’un moteur, c’est-à-dire des différents réglages auxquels on peut le soumettre, produisant différents rapports et différents effets de puissance. Ceci me permet de dire que, dans les textes que nous avons déjà examinés et ceux que je vais analyser, l’attention de Tchouang-tseu se porte principalement sur les “changements de régime”.

Ces changements de régime nous sont fami­liers, nous les pratiquons sans cesse, mais nous ne les observons pas beaucoup et n’en faisons jamais l’objet d’une réflexion suivie. Ils ne nous paraissent pas avoir la dignité nécessaire. Ce préjugé est lié à la primauté que nous semble posséder le rapport à soi conscient et soutenu dont j’ai parlé il y a un instant, surtout en philosophie. C’est à ce préjugé que pense Julien Gracq lorsqu’il note, dans En lisant, en écrivant : “Presque tous les penseurs, tous les poètes d’Occident privilégient les idées, les images qui évoquent l’éveil, c’est-à-dire la sécession de l’esprit d’avec le monde, et négligent non moins systématiquement celles qui ont trait à (...) l’endor­missement, la réunification. Encore s’agit-il dans cet éveil presque toujours d’un état déjà éveillé plutôt que d’un passage. Combien peu d’attention accordée dans la science comme dans la littérature occidentale, aux états réellement naissants et expirants de la conscience 19.” Julien Gracq voit juste, et reste cependant, dans son vocabulaire, tributaire de la perspective étroite qu’il dénonce : il parle des états “expirants” et “naissants” de la conscience, comme si elle ne pouvait qu’apparaître et disparaître tout entière, et non se transformer. Julien Gracq n’ignore pas, bien sûr, le mémorable récit que Montaigne fait de sa chute de cheval, de la mort qu’il frôle et de son lent retour à la vie 20. Il n’oublie pas la Recherche du temps perdu, qui s’ouvre sur une entrée dans le sommeil et culmine dans un extra­ordinaire moment de surdétermination de la sensation et du souvenir 21. Ce sont les exceptions qui confirment la règle. Dans l’ensemble, Julien Gracq a raison. Du point de vue philosophique conventionnel, les changements de régime aux­quels s’intéresse Tchouang-tseu paraissent négli­geables. Du point de vue de Tchouang-tseu, ils ne le sont pas.

Commençons par un régime particulier, celui de l’ivresse. Voici un passage où il en est question :


Quand un homme ivre tombe d’un char, il n’en meurt pas, même quand le char roule vite. Il a les mêmes os et les mêmes articulations que les autres gens, mais il ne se blesse pas parce que sa force agissante est entière. Il ne savait plus qu’il voyageait en char, il ne s’est pas rendu compte qu’il tombait. Ni mort ni vie, ni surprise ni peur ne pénètrent en lui de sorte qu’il peut heurter n’importe quoi sans éprouver de frayeur. Si l’on peut se rendre entier de la sorte par le vin, combien plus peut-on se rendre entier par le Ciel 22 !


N’étant pas sûr que l’expérience confirme ce que raconte l’auteur, je me contenterai de relever ce qu’il semble croire. Pour lui, l’ivresse est une forme d’inconscience qui permet à l’être entier d’agir, et par ce fait d’être sauf. Le texte joue sur le mot ts’iuen, qui signifie à la fois “sauf” et “entier”. L’ivrogne est sain et sauf parce “sa force agissante est entière”, ts’i chen ts’iuen yé. Je traduis ici par “force agissante” le mot chen que j’ai rendu par “esprit” dans le récit du cuisinier. La phrase la plus intéressante est la dernière : “Si l’on peut se rendre entier par le vin, combien plus peut-on se rendre entier par le Ciel 23 !”

Nous rencontrons pour la première fois ici le mot Ciel, t’ien, dont Tchouang-tseu fait un usage beaucoup plus fréquent que du mot tao, et qui a pour lui une signification plus centrale. On peut dire que t’ien, le Ciel, est l’une des quelques notions qui sont au cœur de sa pensée. Pour autant que je puisse en juger, il l’a tirée de son propre fonds. Nous dirons qu’elle désigne un régime de l’activité – un régime où l’activité est efficace, cela va sans dire ; où elle est spontanée et “nécessaire”, selon l’équivalence que nous a ensei­gnée le nageur ; où elle est “complète” ou “entière” en ce sens qu’elle résulte de la conjonc­tion de toutes les facultés et de toutes les res­sources qui sont en nous, celles que nous connaissons aussi bien que celles que nous ne connaissons pas. Cette forme d’activité est pour Tchouang-tseu une source inépuisable d’étonnement et d’interrogation.

Spinoza éprouve pour elle un semblable intérêt. Voici ce qu’il écrit dans l’un des scolies les plus importants de l’Éthique, où il dénonce l’illusion cartésienne de la libre volonté et lui oppose le détermi­nisme auquel nous sommes soumis : “Personne n’a encore acquis une connaissance assez précise des ressorts du Corps pour en expliquer toutes les fonc­tions, et nous ne dirons rien de ce que l’on observe souvent chez les animaux et qui dépasse de loin la sagacité humaine, ou des nombreuses actions qu’ac­complissent les somnambules pendant leur sommeil et qu’ils n’oseraient pas entreprendre pendant la veille ; tout cela montre assez que le Corps, par les seules lois de sa nature, a le pouvoir d’accomplir de nombreuses actions qui étonnent son propre Esprit 24.” Spinoza et Tchouang-tseu se touchent ici, et ce n’est pas l’effet d’un hasard. Il y a entre la pen­sée de l’un et l’autre une affinité profonde.

Pour suivre Tchouang-tseu, revenons à la notion de t’ien, le Ciel. On ne peut la comprendre qu’en la mettant en relation avec une notion que Tchouang-tseu lui oppose constamment : jen, l’homme, l’humain. Voici un passage où elles sont définies l’une par rapport à l’autre. Il figure à la fin du grand dialogue entre le comte du Fleuve et le seigneur de la Mer du nord qui ouvre le livre 17 :

– Que veux-tu dire par le Ciel, par l’humain ? demande le comte du Fleuve. Et le seigneur de la Mer du nord répond :

– Les chevaux et les buffles ont quatre pattes : voilà ce que j’appelle le Ciel. Mettre un licou au cheval, percer le museau du buffle, voilà ce que j’appelle l’humain 25.

Si nous considérions cette définition de façon isolée, nous pourrions être tentés de traduire t’ien, le Ciel, et jen, l’humain, par “le naturel” et “l’arti­ficiel”. Nous pourrions voir là une opposition ren­voyant à celle, plus générale, de la nature et de la culture. Mais le contexte montre qu’il s’agit de régimes d’activité. Je reprends la citation :

Les chevaux et les buffles ont quatre pattes : voilà ce que j’appelle le Ciel ; mettre un licou au cheval, percer le museau du buffle, voilà ce que j’appelle l’humain. C’est pour cela que je dis, poursuit le seigneur de la Mer du nord : veille à ce que l’humain ne détruise pas le céleste en toi, veille à ce que l’intentionnel (kou) ne détruise pas le nécessaire (ming).

Nous retrouvons ici les termes mêmes qu’utili­sait le nageur dans sa réponse à Confucius, mais dans une acception différente en ce qui concerne le premier. Dans la réponse du nageur, kou signi­fiait “ce qui a toujours été là”, “ce qui était donné”, “le donné”. Ici, kou prend l’un des sens qu’il a souvent, mais que je n’ai pas encore men­tionné : ce qui précède l’acte, c’est-à-dire “l’in­tention”, ou “la volonté bien arrêtée” d’accomplir telle ou telle action. C’est pourquoi je traduis wou yi kou mié ming par “veille à ce que l’intentionnel ne détruise pas le nécessaire”. Le parallélisme des deux dernières propositions nous apprend que l’humain n’est pas autre chose que l’intentionnel, que le Ciel n’est pas autre chose que le nécessaire. Nous retrouvons les deux régimes de l’activité dont il a été question tout à l’heure, affectés du même jugement de valeur : l’humain, l’activité intentionnelle et consciente, est inférieure ; le Ciel, l’activité nécessaire et spontanée, incons­ciente en un sens, est supérieure.

Il serait pourtant vain de vouloir nous débarras­ser de notre activité intentionnelle et consciente. Ce qui importe, c’est d’établir un juste rapport entre elle et l’activité nécessaire. “Veille à ce que l’intentionnel ne détruise pas le nécessaire”, dit le seigneur de la Mer du nord : veille à ce que ton activité consciente ne t’empêche pas d’accéder à des formes d’activité plus entières, alimentées par des sources plus profondes. Dans le passage qui précède immédiatement la question du comte du Fleuve, le seigneur de la Mer du nord dit ceci :

Le Ciel est dedans, l’humain est dehors. Ton pouvoir d’agir réside dans ce qu’il y a de céleste [en toi]. Sache en quoi consistent l’agir du Ciel et l’agir humain, place-toi dans le pouvoir d’agir en te fondant sur le Ciel. Que tu t’engages ou te dégages, que tu sortes ou que tu rentres en toi-même, [tes actes] seront justes et tes pro­pos parfaits 26.

Parfaits, c’est-à-dire spontanés, nécessaires, effi­caces. À l’évidence, l’humain, l’intentionnel, le conscient sont ici considérés comme la cause de nos erreurs et de nos échecs tandis que d’autres facultés, d’autres ressources, d’autres forces sont la cause du salut quand nous parvenons à les laisser se conjuguer et agir librement. En termes plus simples, notre esprit est la cause de nos errements et de nos défaites tandis que le corps, entendu non comme le corps anatomique ou le corps objet, mais comme la totalité des facultés, des ressources et des forces, connues et inconnues de nous, qui portent notre activité – tandis que le corps ainsi conçu, est au contraire notre grand maître.

On trouve chez Montaigne un point de vue ana­logue. “C’est une des grandes originalités de Mon­taigne, écrit Clément Rosset, non point d’avoir signalé le dérèglement de l’esprit humain, que tous s’accordent à dénoncer, mais d’en avoir situé le principe là où personne ne l’attendait :dans le fonctionnement de l’esprit lui-même, dès lors que celui-ci prétend s’émanciper des conseils et des recommandations du corps. La plupart des philo­sophes, tels Descartes et Malebranche (...), tiennent un discours opposé et ne cessent de nous adresser un avertissement inverse : pour garder l’esprit sain, point de plus sûre recette que de se désolidariser constamment de l’influence néfaste du corps. C’est le corps qui induit l’esprit en erreur : voyez les illu­sions des sens, les méfaits de l’imagination, la trom­perie des apparences. Telle est la thèse classique de Platon jusqu’à nous (...). La thèse de Montaigne est exactement opposée : si l’esprit dérape, c’est à cause de l’esprit lui-même, dès lors qu’il cesse de se laisser guider par le corps 27.”

Montaigne fait à ce sujet des réflexions pré­cieuses, mais il ne les insère pas dans la même pers­pective que Tchouang-tseu. Ainsi, par exemple, il remarque que les animaux ne divaguent pas parce que, contrairement à l’homme, ils tiennent leur esprit “sous boucle” 28, comme il dit joliment. Mais quand Montaigne propose de chercher le remède à nos errements dans une certaine “bêtise”, quand il nous recommande de “nous abêtir pour nous assagir” 29 il ne nous convainc pas vraiment. Car cela nous semble contradictoire de vouloir atteindre une supériorité en nous abais­sant, en descendant dans l’échelle des êtres. C’est que nous avons en tête un schéma hiérarchisé : en bas les animaux, qui obéissent à l’instinct ; au-dessus l’homme, doué de raison et qui fait plus ou moins bon usage de ce privilège ; au-dessus encore, la raison pure, le transcendant, le divin, la grâce ou le merveilleux.

Tchouang-tseu semble raisonner comme Mon­taigne, mais il a en tête un schéma différent. Il fait des observations proches des siennes, mais il les range dans un autre ordre, et leur donne donc une autre signification. Il n’y a que deux domaines dans sa vision des choses, l’humain et le céleste. L’hu­main est en bas, il est inférieur à tout le reste. Les animaux sont placés au-dessus, dans le domaine du céleste. Nous lisons par exemple ceci, dans un pas­sage du livre 23 : “Seuls les animaux savent [véri­tablement] agir en animaux, seuls les animaux savent agir selon le Ciel 30”. Rappelons-nous qu’il s’agit dans tous les cas de régimes de l’activité. L’activité intentionnelle et consciente, spécifique­ment humaine, est source d’erreur, d’échec, d’épui­sement et de mort. L’activité entière, nécessaire et spontanée, dite céleste, qu’elle soit le fait d’un ani­mal ou d’un homme supérieurement exercé, est au contraire source d’efficacité, de vie et de renouvel­lement. Nous verrons tout à l’heure en quoi se dis­tinguent l’activité supérieure de l’animal et celle de l’homme maître de son art.

Mais revenons à la description des régimes, de leurs rapports et du passage de l’un à l’autre. La chute dans le registre inférieur est racontée en de nombreux endroits. L’activité inférieure est épui­sante. Dans un dialogue où Tchouang-tseu ima­gine (ou reconstitue) une discussion entre lui-même et son ami Houei Che, homme d’État, diplomate et philosophe connu de l’époque, il l’apostrophe pour finir en ces termes :

“Tu dissipes ton esprit, tu exténues ton essence, tu gémis appuyé sur ton accoudoir et tu finis par tomber endormi sur ta table de bois précieux ; le corps que la nature t’a donné, tu l’uses à disputer du dur et du blanc 31.”

“Le dur et le blanc”, tsien-pai, est un terme technique qui évoque le problème de la compénétration des qualités sensibles dans un même objet, qui faisait difficulté pour les logiciens de ce temps-là 32. Dans un dialogue du livre 17, nous voyons Kong-souen Long, un autre logicien du IIIe siècle avant notre ère, avouer ses doutes à un ermite. On lui a rapporté des propos de Tchouang-tseu, confie-t-il ; il se demande si la vision que Tchouang-tseu a des choses n’est pas infiniment plus profonde et plus ample que la sienne et si ses propres recherches ne sont pas en fin de compte futiles. Il désire être rassuré, mais c’est le contraire qui se produit. Voici ce que l’er­mite lui lance à la fin de l’entretien :

“Et toi, dans la confusion où tu es, tu crois pouvoir demander à Tchouang-tseu des comptes sur telle dis­tinction ou le chicaner sur tel argument (...). N’as-tu pas entendu parler du jeune paysan de Cheau-ling qui avait tenté d’imiter la démarche du beau monde de Han-tan et qui, non seulement avait essayé en vain, mais à la fin ne savait même plus marcher comme il le faisait avant ? Il dut rentrer chez lui à quatre pattes. Va-t-en, sinon tu vas oublier ton latin et perdre ton gagne-pain !” Kong-souen Long resta bouche bée, la langue figée contre le palais, puis s’enfuit en courant 33.

Voici maintenant, moins anecdotique et plus intéressant pour nous, le passage ascendant du régime humain au régime céleste. Nous en avons déjà eu un exemple dans la progression du cuisi­nier. Par nécessité, il a commencé son apprentis­sage dans le registre de l’humain. “Au début, dit-il au prince, je voyais tout le bœuf devant moi.” L’ani­mal s’opposait à lui de toute sa masse. Il devait faire preuve de volonté et de persévérance pour mener le dépeçage à bien. “Trois ans plus tard, explique-t-il, il n’en voyait plus que des parties”. Il était devenu plus habile, mais butait encore sur des difficultés. Puis s’est produit le passage du régime inférieur au régime supérieur. “Aujourd’hui, dit-il, je trouve le bœuf par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend”. C’est ainsi qu’il rend compte de son acti­vité, du dedans. L’effet qu’elle produit au dehors est décrit au début du texte : “On entendait des houa quand il empoignait de la main l’animal, qu’il retenait sa masse de l’épaule et que, la jambe arc-boutée, du genou l’immobilisait un instant. On entendait des houo quand son couteau frappait en cadence, comme s’il eût exécuté l’antique danse du Bosquet ou le vieux rythme de la Tête de lynx”. Son action est devenue supérieurement efficace, mais est-elle devenue “nécessaire” au sens où l’en­tendait le nageur, entièrement et infailliblement déterminée par d’autres forces que la conscience ? Pas tout à fait, car “quand je rencontre une articu­lation, dit-il, je repère le point difficile, je le fixe du regard et, agissant avec une prudence extrême, len­tement je découpe”. À certains moments, il conti­nue de contrôler très attentivement ce qu’il fait. Il n’est pas entièrement dans le régime céleste.

Tchouang-tseu s’intéresse tout particulièrement à ce passage au régime supérieur, à ce moment où se produit une sorte de basculement, où aux mou­vements artificiellement coordonnés et contrôlés par la conscience se substitue soudain un “fonc­tionnement des choses” beaucoup plus complet qui, prenant le relais, décharge la conscience de la plus grande partie de ses tâches et abolit l’effort. Ce sont nos facultés, nos ressources et nos forces, connues et inconnues, qui se sont combinées de façon à agir dans le sens que nous désirions et dont l’action conjuguée s’impose maintenant avec le caractère de la nécessité. Ce basculement est le point d’aboutissement, ou du moins un moment essentiel de tout apprentissage. Nous en avons tous fait l’expérience. Je me souviens du jour où j’ai appris à monter à vélo. Il a fallu que j’apprenne à peser alternativement sur les deux pédales, à gar­der l’équilibre en modifiant la position du guidon et à rouler en ligne droite dans la mesure du pos­sible. Puis les choses se sont faites toutes seules, je n’ai jamais su comment. De tels passages s’obser­vent dans nos activités les plus simples comme dans les plus complexes. Pensez à l’instant où les notes péniblement déchiffrées d’une partition deviennent soudain musique. Songez à quelqu’un qui, nous parlant, et s’enfermant dans un système de mensonges de plus en plus compliqué, soudain dit vrai et, à sa surprise comme à la nôtre, se découvre en entier.

Dans tous ces cas, nous voyons entrer en action des facultés, des ressources et des forces que nous ne connaissions pas. Pour bien vivre, selon Tchouang-tseu, il faut savoir les laisser agir, le moment venu. D’où cette formule saisissante, que j’extrais d’un passage du livre 25 :

Les hommes font tous grand cas de ce que leur connaissance connaît, nul ne sait ce que c’est que connaître en prenant appui sur ce que la connaissance ne connaît pas. N’est-ce pas là la grande source d’erreur 34 ?

Cette phrase d’apparence sibylline décrit de façon exacte un moment de l’expérience. Un paragraphe isolé du livre 23 est encore plus précis :

Ce que j’appelle apprendre, c’est apprendre ce qui ne s’apprend pas. Ce que j’appelle agir, c’est accomplir ce qu’on ne peut accomplir [volontairement]. Ce que j’appelle discerner, c’est discerner ce qu’on ne peut discerner [intentionnellement]. La connaissance supérieure est celle qui s’arrête devant ce qu’elle ne peut pas connaître. Ceux qui ne l’atteignent pas, le tour céleste les met en déroute 35.

Parfois, Tchouang-tseu n’évoque pas le passage du régime inférieur au régime supérieur, mais la simultanéité des deux :

Savoir en quoi consiste l’action du Ciel et savoir [en même temps] en quoi consiste l’action humaine : il n’y a rien au-dessus de cela. Celui qui sait en quoi consiste l’action du Ciel vit selon le Ciel. Celui qui sait en quoi consiste [véritablement] l’action humaine nourrit ce que sa conscience saisit au moyen de ce qu’elle ne saisit pas 36.

C’est ce que fait un artiste, un musicien par exemple, lorsqu’il met les moyens qu’il maîtrise au service d’intuitions ou d’émotions dont il n’est pas le maître. C’est aussi ce que fait chacun d’entre nous quand, à l’occasion, il parle de façon inspirée.

Mais le plus beau texte que l’on trouve dans le Tchouang-tseu sur ce thème, le voici. Il est d’une concision et d’une limpidité extraordinaires. On peut le traduire ainsi, en première approximation :

Tchouang-tseu dit : Il est facile de connaître la Voie, il est difficile de ne pas en parler. La connaître et ne pas en parler, c’est le moyen de rejoindre le Ciel. La connaître et en parler, c’est le moyen de rejoindre l’humain. Les Anciens s’en tenaient au Ciel 37.

Pour décrire le passage du régime inférieur au régime supérieur, Tchouang-tseu se sert en plusieurs endroits du mot wang, “oublier”. Voici un exemple caractéristique :

YenYuen interrogea un jour Confucius en ces termes : “[Un jour] j’ai traversé [le fleuve] à Coupe profonde. Le passeur manœuvrait son bateau avec une divine assurance et je lui ai demandé si l’on pouvait apprendre à naviguer [comme lui]. Oui, m’a-t-il dit : un bon nageur y parvient tout de suite, un bon plongeur y parviendrait même s’il n’avait jamais vu de bateau de sa vie. Je lui ai demandé [de plus amples explications], mais il n’a rien voulu ajouter. Puis-je vous prier de m’expliquer ce que cela voulait dire ?”

Confucius répondit : “Le bon nageur y parvient tout de suite parce qu’il oublie l’eau. (...) 38.”

Il l’oublie parce qu’il la connaît. Il l’a oubliée lorsqu’il est devenu un bon nageur. L’oubli résulte de la maîtrise. Il se produit lorsque des forces profondes prennent le relais et que la conscience peut oublier de diriger les opérations comme elle le faisait jusque-là, et s’oublier elle-même. Un dialogue très connu sur lequel je reviendrai plus loin commence comme ceci :

– J’ai fait des progrès, dit Yen Houei.

– Comment cela ? demanda Confucius.

– J’oublie la bonté et la justice, répondit Yen Houei.

– C’est bien, remarqua Confucius, mais cela ne suffit pas.

Lorsqu’ils se revirent, Yen Houei dit :

– J’ai fait des progrès.

– Comment cela ? s’enquit Confucius.

– J’oublie les rites et la musique, expliqua Yen Houei.

– C’est bien, observa Confucius, mais cela ne suffit pas 39. (...)

Ce thème de l’oubli trouve sa plus belle expres­sion dans cette apostrophe de Tchouang-tseu :

Ah, si je connaissais un homme qui oublie le langage, pour avoir à qui parler 40 !

Avant de poursuivre dans l’exploration des régimes de l’activité comme Tchouang-tseu nous y invite, voici une nouvelle digression. Dans les dia­logues du cuisinier, du charron et du nageur, Tchouang-tseu rendait compte d’aspects de l’expé­rience faciles à mettre en évidence. Dans les textes que je cite à présent, il attire notre attention sur des moments plus difficiles à observer. Ces passages d’un régime de l’activité à l’autre ont quelque chose d’insaisissable parce que la conscience dispa­raît, de l’un à l’autre, et qu’elle ne peut pas être le témoin de sa propre disparition. La difficulté est la même que quand nous nous endormons : nous ne pouvons pas être témoins de notre chute dans le sommeil. Dans les passages où la conscience ne dis­paraît pas, mais se transforme, il y a également dis­continuité. La conscience est également mauvais témoin, elle est une spectatrice oublieuse. De sorte qu’en règle générale, les philosophes occidentaux ne tiennent pas compte de ces changements de régime. Ils les situent hors de l’espace de leur réflexion, celui que la conscience est supposée éclairer d’un jour égal et continu. Tchouang-tseu est un philosophe d’une autre sorte. En s’intéressant aux changements de régime de l’activité, aux discontinuités de la conscience et aux paradoxes qui les accompagnent, il cherche ce que nous pour­rions appeler une physique élémentaire de la subjecti­vité. Il faut s’être aperçu de cela pour le lire.

À quels auteurs occidentaux pouvons-nous le comparer de ce point de vue ? Je suggérerai plu­sieurs rapprochements dans la suite. En voici un. Je pense à deux textes remarquables de Kleist, deux brefs essais en forme de nouvelles, Sur le théâtre de marionnettes et Comment nous mettons nos idées au point en parlant 41. Dans la première des deux nouvelles, le point de départ des réflexions du narrateur est un événement ancien dont il fait le récit. Se baignant en compagnie d’un jeune homme “d’une grâce prodigieuse”, dit-il, et le voyant poser le pied sur un tabouret dans la pose exacte de l’Enfant à l’écharde, une sculpture antique très connue, il lui en fait la remarque. Le jeune homme jette un coup d’œil dans le miroir pour observer la ressemblance. Il essaie ensuite de reprendre la pose, mais cela ne lui réussit plus. L’inconscience, l’innocence, la grâce ont disparu. Le narrateur a vu le jeune homme tomber du régime du Ciel dans celui de l’humain et cela lui a donné à réfléchir. Il évoque à ce propos un fait qu’on lui a rapporté, un duel entre un maître d’es­crime et un ours dressé à cela dans la propriété d’un gentilhomme lituanien. L’escrimeur n’a pu battre l’animal parce qu’il était impossible de le tromper par des feintes et que l’ours réagissait avec une économie d’énergie que l’homme ne pouvait égaler. La conclusion de Kleist est pessi­miste. Une fois qu’il l’a perdue, il est impossible à l’homme de retrouver la nature en lui. C’est ce que lui dit son interlocuteur, un danseur en com­pagnie duquel il a assisté à un spectacle de marion­nettes : lorsqu’elles sont maniées avec art, les marionnettes dansent mieux que le plus accompli des danseurs parce qu’elles suivent les lois de la physique, sans y ajouter d’affectation comme le danseur le fait presque immanquablement. Ce sont les marionnettes et l’ours qui agissent selon le Ciel, dirait Tchouang-tseu.

Je ne sais pas s’il y a un lien entre la conclusion pessimiste de Kleist et son suicide, survenu peu après. Je remarque que dans l’autre nouvelle, qui est restée inachevée, il décrit de façon saisissante le passage d’une activité inférieure à une activité supérieure. Lorsque vous réfléchissez à un pro­blème et que vous n’en trouvez pas la solution, dit-il, parlez-en à quelqu’un d’autre. Le seul fait de lui en parler vous mettra dans un régime d’activité tel­lement plus complexe, intense et entier qu’avec un peu de chance la solution se présentera d’elle-même. Kleist ne semble pas avoir établi de relation entre ce phénomène, qu’il décrit si bien, et les phé­nomènes évoqués dans le Théâtre de marionnettes. Tchouang-tseu aurait vu le rapport tout de suite.

On trouve chez un auteur allemand de la généra­tion précédente, Lichtenberg, esprit perspicace et inventif, des réflexions qui rejoignent les thèmes dont nous parlons. “Je ne cesse de m’étonner, note-t-il dans ses Cahiers, de la diversité des formes de connaissance que notre organisation nous pro­cure, des pressentiments les plus inexplicables jus­qu’aux certitudes les plus solidement démontrées. C’est une de mes occupations favorites de les ana­lyser. Ainsi, presque chaque raisonnement est pré­cédé d’une sorte de certitude intuitive qui trompe rarement quand on a l’esprit bien fait, et que la rai­son ne fait pour ainsi dire que ratifier après coup. Sans doute les animaux se laissent-ils guider par ce genre d’intuitions 42”. Ailleurs, il écrit ceci : “Il y a des choses que nous faisons à chaque instant sans le savoir et que nous faisons de mieux en mieux. À la fin, l’homme pourrait tout faire sans le savoir et deviendrait véritablement un animal pensant 43”. Un peu plus bas, il fait cette remarque-ci : “L’homme peut acquérir des apti­tudes nouvelles et devenir un animal dans le domaine qui lui plaira. Dieu crée les animaux, l’homme se crée lui-même 44”.

Il semble y avoir eu dans la sensibilité allemande de cette époque une disposition favorable à ce genre de réflexions. Il serait intéressant d’en chercher la raison. On serait sans doute amené à s’interroger aussi sur certaines constantes de la pensée allemande depuis Luther ou même depuis des temps plus anciens. Selon Luther, les œuvres ne peuvent nous justifier tant qu’elles sont des actions intentionnelles. La rédemption vient par la foi, qui est un passage à un autre régime. Lorsque la foi apparaît, les bonnes œuvres en sortent spontanément, à titre gratuit 45. J’esquisse ce rapprochement pour montrer au passage que Tchouang-tseu, qui nous paraît si léger, touche à certaines questions essentielles de la théologie. Il le fait à sa manière, dans une perspective qui lui est propre et qui est précieuse pour nous parce qu’elle est différente. Peut-être sa perspective permet-elle de voir, avec une netteté que la théologie ne peut atteindre, que le fond du problème est purement humain et qu’il est au cœur de toute culture. L’homme est un être de nature soumis à l’étrange nécessité de se faire violence pour se socialiser et qui, quand il y est par­venu, éprouve la plus grande peine à intégrer les forces de la nature qui agissent en lui. Sa subjecti­vité est pour lui-même une énigme.

Je reprends mon analyse de la pensée de Tchouang-tseu. J’ai dit que, lors du passage du régime inférieur au régime supérieur, la conscience disparaissait, ou disparaissait en partie, ou changeait de fonction, ou se transformait. En parlant ainsi, je m’efforçais de tenir compte de la diversité des cas de figure qui se présentent dans la réalité. Il faut bien que la conscience subsiste d’une certaine façon d’un régime à l’autre, dans la plupart des cas, pour que nous connaissions de l’intérieur ces formes d’activité supérieures et que nous puissions en dire quelque chose. Sinon comment le cuisinier, par exemple, pourrait-il nous parler de façon si précise du "fonctionnement des choses" qu’il a exploré ?

Nous touchons ici à une dimension de l’expé­rience dont il faut tenir compte pour comprendre complètement la pensée de Tchouang-tseu. Aux trois stades de l’apprentissage du cuisinier, que nous avons examinés, il faut en ajouter un quatrième. Quand nous avons pleinement intégré un geste ou un ensemble de gestes, nous les exécutons en nous bornant à exercer sur eux un contrôle réduit, une simple supervision. Confiant au corps le soin d’agir, notre conscience se dégage, se tient quelque part au-dessus. Ce que j’appelle le corps peut assurer de la sorte de nombreuses activités dont certaines impli­quent des opérations mentales extrêmement com­plexes, celles du langage par exemple. Quand elle fait ainsi confiance au corps, la conscience devient dispo­nible et peut se tourner ailleurs sans que l’action ne s’interrompe. Tout en faisant une chose, nous pen­sons à une autre, nous rêvons. Mais, dans ces moments-là, la conscience peut aussi revenir sur l’ac­tivité en cours, que le corps exécute, et l’observer.

Je me suis souvenu tout à l’heure du jour où j’ai appris à monter à vélo. Une opération qui m’avait d’abord semblé impossible à réussir s’est soudain faite toute seule. Je n’ai jamais su comment, disais-je. Mais, devenu par la suite un cycliste exercé, je me suis souvent amusé à observer ce qui se passait en moi quand j’évoluais dans la circu­lation. J’étu­diais à ma façon le “fonctionnement des choses”. Je me sentais acquérir une perception de plus en plus fine, sûre et complète des opérations aux­quelles je me livrais. Il s’agit là d’une forme de connaissance, à n’en pas douter, mais qui a peu retenu l’attention des philosophes. Je dirais que, dans ces moments-là, la conscience, tout en étant informée de l’activité du corps, notamment par la cénesthésie et la kinesthésie, se tient à une certaine distance d’elle, dans une attitude de spectatrice ironique. Elle assiste à une activité qui se déroule sans elle, de façon nécessaire. Je pense que c’est ce moment de l’expé­rience que Tchouang-tseu désigne par le verbe yeau, qui figure dans le titre du premier livre de son ouvrage 46 et qui a dans toute l’œuvre une importance particulière. On le traduit généralement par “se promener”, “se balader”, “évoluer librement”, mais il a aussi le sens de “nager”, par quoi il faut entendre l’art de se laisser porter par les courants et les tourbillons de l’eau et d’être assez à l’aise dans cet élément pour perce­voir en même temps tout ce qui s’y passe. Dans le Tchouang-tseu, yeau est intimement lié à une appré­hension visionnaire de l’activité.

On a souvent parlé d’une hypothétique influence du chamanisme sur la pensée de Tchouang-tseu. Le verbe yeau ferait référence aux équipées des cha­manes en transe. Je n’exclus pas une telle filiation, mais je suis persuadé que Tchouang-tseu donne au terme un sens philosophique. Lorsqu’il lui donne son sens fort, yeau désigne chez lui le régime d’activité dans lequel notre conscience, dégagée de tout souci pratique, se fait spectatrice de ce qui se passe en nous. C’est un régime particulier de l’activité pour lequel nous avons plus ou moins de goût, que nous culti­vons ou ne cultivons pas, mais que chacun de nous connaît. Il est gratuit, mais peut cependant être utile. Il a un intérêt philosophique parce que c’est en lui que se rencontrent la connaissance de la nécessité et une sorte de liberté seconde qui résulte de cette connaissance, ou de cette vision de la nécessité. Cette forme d’activité nous place en un point qui est au cœur de la pensée de Tchouang-tseu, comme de celle de Spinoza, et qui, avant d’être au cœur de sa pensée, est au cœur de son expérience. C’est pour cela qu’il est visionnaire. Rien ne l’intéresse plus que de se mettre dans cette relation seconde à sa propre activité et de s’en faire du dedans le témoin étonné. Ses visions viennent de là 47.

Prenons pour exemple ce dialogue du livre 17, dont je me contenterai de citer le début. On y trouve associés le déterminisme, ou la nécessité qui régit l’activité du corps lorsqu’elle est indé­pendante de la conscience, et la vision de cette nécessité :

L’unipatte enviait le mille-pattes, le mille-pattes enviait le serpent, le serpent enviait le vent, le vent enviait l’oeil et l’œil l’esprit.

L’unipatte dit au mille-pattes : J’ai bien de la peine à avancer en sautillant sur ma patte. Je me demande com­ment vous faites pour mouvoir toutes les vôtres ?

Le mille-pattes répondit : Mais non ! N’avez-vous jamais vu un homme cracher ? Il suffit qu’il expectore pour qu’une pluie de gouttes, les unes grosses comme des perles, les autres fines comme un brouillard, s’abat­tent pêle-mêle en quantités innombrables. Eh bien [moi aussi], je laisse agir le ressort qui est en moi, sans savoir comment il agit.

Le mille-pattes dit au serpent : Comment se fait-il qu’avec toutes mes pattes, j’avance moins bien que vous qui êtes sans pattes ?

Le serpent répondit : C’est l’effet du ressort qui est en moi. Je ne puis rien changer à son action et me passe fort bien de pattes (...) 48.

J’effleure des sujets dont chacun mériterait une méditation approfondie. Je le fais pour réunir les éléments nécessaires à la compréhension d’un dia­logue plus important et qui, à première vue, paraît encore plus déconcertant. Tous les thèmes abor­dés jusqu’ici s’y trouvent articulés de façon sub­tile. Le lecteur est à présent suffisamment préparé, je crois, pour en suivre les tours et les détours et pour en comprendre la teneur.

Il s’agit de la dernière partie d’un dialogue plus long qui se trouve dans le livre 22. Les person­nages sont au nombre de quatre. Ils s’appellent Grande Pureté, Sans Fin, Sans-rien-faire et Sans Commencement. Grande Pureté pose une ques­tion à Sans Fin, pose ensuite la même question à Sans-rien-faire, puis rapporte à Sans Commence­ment les propos qu’il a échangés avec Sans-rien-faire et en discute avec lui ; se retrouvant seul, à la fin, il tire de tout cela une conclusion. Ma traduc­tion pourrait être discutée. Je traduis cette fois-ci tche, non par “percevoir”, mais par “connaître” (“connais-tu la Voie ?”). J’y perds mais, pour l’ins­tant, je ne vois pas comment faire autrement. Je traduis tao par “la Voie”, mais c’est du “fonction­nement des choses” qu’il s’agit, c’est-à-dire de ce qui se passe dans notre activité quand elle est plei­nement déployée, ou qu’elle est, selon Tchouang-tseu, de l’ordre du Ciel. Deux points de vue s’opposent. L’affrontement reste indécis parce que, paradoxalement, les deux sont justes. Il est vrai, d’une part, qu’on ne peut ni comprendre, ni transmettre les formes supé­rieures d’activité par le moyen du discours. Il est vrai que cette forme d’activité s’accompagne en outre d’une sorte d’in­conscience qui fait qu’en un sens, l’acteur lui-même ne la connaît pas. Pour en parler, ne serait-ce que pour dire qu’il ne la connaît pas, il doit la suspendre et changer de registre. Mais il est également vrai qu’on peut connaître cette forme supérieure de l’activité. On peut la connaître en poussant la maîtrise jusqu’au point où la con­science a le loisir de se faire la spectatrice détachée de l’activité et devient visionnaire. Elle perçoit alors l’activité du corps et, sans solution de conti­nuité, dans une même vision, la réalité extérieure sur laquelle cette activité est en prise. Sous son allure fantastique, le dialogue qui suit reste au plus près de l’expérience, de ce que j’ai appelé l’infiniment proche ou le presque immédiat. Il est para­doxal parce qu’il rend exactement compte d’un paradoxe inhérent à notre subjectivité :

(...) Grande Pureté demanda alors à Sans Fin : “Et toi, connais-tu la Voie ? – Je ne la connais pas”, répondit Sans Fin.

Grande Pureté posa la même question à Sans-rien-faire : “Je la connais”, répondit Sans-rien-faire. – As-tu une méthode pour la connaître ? – Oui. – Quelle méthode ?” Sans-rien-faire expliqua : “Je vois qu’elle élève et qu’elle abaisse, qu’elle noue et qu’elle délie : voilà comment je la connais.”

Grande Pureté rapporta ces paroles à Sans Commen­cement et lui demanda : “Mais alors, qui a raison ? qui a tort ? est-ce Sans Fin, qui ne la connaît pas ? ou Sans-rien-faire, qui la connaît ?” Sans Commencement lui répondit : “Ne pas la connaître est profond, la connaître est manquer de profondeur. Ne pas la connaître, c’est être dedans, la connaître c’est être hors d’elle.” Grande Pureté leva les yeux au ciel et soupira : “Ne pas la connaître est donc connaissance tandis que la connaître n’est pas connaissance ! Mais qui connaît cette connais­sance qui ne connaît pas ?” Sans Commencement lui dit : “La Voie est inaudible, ce que tu entends n’est pas elle. Elle est invisible, ce que tu vois n’est pas elle. On ne peut pas parler d’elle, ce dont on parle n’est pas elle. [Ne] comprends-tu [pas] que ce qui produit les formes n’a pas de forme ? La Voie ne correspond à aucun nom.”

Sans Commencement dit encore : “Quelqu’un qui répond quand on lui demande ce qu’est la Voie, ne sait pas ce qu’elle est. On a beau lui poser des questions, on n’apprendra rien. [Car] sur la Voie, il n’y a aucune question à poser, aucune réponse à donner. Celui qui pose malgré cela des questions pose des questions spécieuses et celui qui répond quand même se place hors d’elle. Quelqu’un qui se place en dehors pour répondre à des questions spécieuses, celui-là ne verra pas l’univers qui est autour de lui, il ne connaîtra pas la grande source qui est au-dedans. Il ne s’élèvera pas au-dessus du Mont K’oun-loun, il n’évoluera jamais dans le grand vide 49 !”

Dans cette dernière phrase, Tchouang-tseu semble passer de la description à l’effusion lyrique, mais il n’en est rien. Même l’échappée finale, le vol au-dessus du Mont K’oun-loun et l’évolution dans le grand vide, décrivent des moments concrets de l’expérience. J’y reviendrai en abordant le thème du vide.

Arrêtons-nous un instant sur la forme des textes que j’ai cités. Il est devenu évident, je pense, qu’il faut examiner cette forme avec la plus grande attention pour saisir le fond et qu’inversement, il faut comprendre le fond pour apprécier pleine­ment la forme. L’adéquation des deux est la plu­part du temps remarquable. Il est déconcertant de découvrir que des textes aussi alertes et brefs por­tent sur des questions plutôt traitées de nos jours dans un langage abstrait, pesant et répétitif. Mais le discours précautionneux et systématique des philosophes contemporains serait-il mieux adapté ? Exprimerait-il mieux ces choses ? Peut-être pour certains intellectuels rompus à la lecture d’ou­vrages de plusieurs centaines de pages difficiles, certainement pas pour le commun des mortels. Mais cette brièveté, cette force ont un prix. Il faut apprendre à lire la prose de Tchouang-tseu. Il faut du temps pour mesurer sa véritable portée, pour discerner sa qualité distinctive. Cette qualité par­ticulière me semble tenir à ceci. Tchouang-tseu ne croit à rien. Son langage n’est jamais affecté par une croyance en une réalité supérieure qui rédui­rait de quelque façon que ce soit la dignité de la parole et son absolue liberté.

On rencontre dans le Tchouang-tseu une éton­nante diversité de genres : fragments lapidaires, exposés suivis, monologues, dialogues, dialogues en chaîne comme celui que nous venons de voir, récits longs et brefs, satires, parodies. Certains textes sont inclassables. J’en veux pour exemple l’étrange récit que voici. Il tient en quelques lignes :

L’Empereur Jaune se rendit un jour au nord de la Rivière rouge, escalada le Mont K’oun-loun et du regard embrassa le sud. De retour chez lui, il s’aperçut qu’il avait perdu sa perle obscure. Il chargea Connaissance d’aller la retrouver, mais ce fut en vain. Il envoya Vue Perçante, mais elle revint bredouille. Il envoya Dispute, qui ne la trouva pas plus. Il envoya finalement Sans Rien, qui la retrouva. “Étrange, se dit-il, que ce soit Sans Rien qui l’ait retrouvée 50!”

À première vue, ce texte semble impénétrable. Nous songeons à un mythe venu s’échouer là pour une raison inconnue et que le spécialiste d’histoire de la philosophie sera bien aise de confier à un collègue ethnologue ou anthropologue. Tels sont les avantages de l’interdisciplinarité ! Adoptons une autre attitude. Lisons attentivement, en nous efforçant de percevoir les résonances qu’éveille chaque mot.

L’Empereur Jaune est une figure légendaire qui prend de l’importance à l’époque de Tchouang-tseu et dont certains feront plus tard le patron mythique du pouvoir impérial. Parce qu’il est jaune, il va de soi que sa place est au centre. Mais un jour, nous dit le texte, il se rend au nord de la Rivière rouge, escalade le Mont K’oun-loun et du regard embrasse le sud. Ce début a un sens caché.

Dans la Chine ancienne, l’idée de domination est exprimée par le rapport du haut et du bas, mais aussi par celui du nord et du sud. Idéale­ment, le souverain est adossé au nord et sur­plombe le monde qui s’étend au sud. Cette disposition est reproduite dans tous les lieux où se manifeste rituellement une autorité. Qu’il soit empereur, mandarin, chef de famille, ancêtre ou divinité, le détenteur de l’autorité se tient assis à l’extrémité nord de l’espace consacré et regarde ses sujets ou ses descendants venir à lui du sud et se prosterner face au nord. L’architecture des palais, des résidences, des demeures plus simples, mais aussi des temples et des sites funéraires est conçue pour que puisse s’y dérouler de façon visible cet hommage orienté. Dès l’origine, c’est le mot pei “tourner le dos” qui a servi à désigner le nord. Aujourd’hui encore, pei “le dos” et pei “le nord” sont deux mots phonétiquement et graphi­quement apparentés. En Chine ancienne, cette orientation est si prégnante que l’expression nan-mien “faire face au sud” signifie “régner”.

En se rendant au nord de la Rivière rouge, en escaladant le Mont K’oun-loun et en embrassant du regard le sud, l’Empereur Jaune cherche donc à prendre possession du monde. C’est un compor­tement étrange de la part d’un personnage qui est déjà le maître du monde. Il quitte le milieu, d’où il exerce naturellement son influence, pour se placer au-dessus du monde et le dominer du dehors. Curieusement, cet acte n’a pas de suite. Il s’agit plutôt, semble-t-il, d’une aberration momentanée dont l’empereur paye le prix. À son retour chez lui, il s’aperçoit en effet qu’il a perdu sa perle obs­cure. Aucune explication ne nous est fournie sur cet objet, qui doit être précieux puisqu’un souve­rain s’inquiète de ne plus l’avoir. Il s’agit d’un joyau à peine visible, puisqu’il est obscur. Il semble en outre qu’il y ait une incompatibilité entre la jouissance de ce joyau et le désir de domination puisque c’est au retour de son esca­pade manquée que l’empereur constate sa dispa­rition. Il est évident qu’il s’agit d’une perte intime puisqu’il charge successivement Connaissance, Vue Perçante et Dispute de retrouver l’objet perdu. La fausse manœuvre de l’Empereur Jaune l’a fait tomber dans le registre de l’humain, celui de la conscience intentionnelle, de l’objectivation, des distinctions et du raisonnement. Ses trois pre­miers émissaires étant revenus bredouilles, il s’en remet à Sans Rien, wang-siang (ou siang-wang), lit­téralement “l’oubli des phénomènes”. Entendez : l’oubli des phénomènes que l’esprit distingue arbitrairement, puisque tel est son pouvoir, et qu’il prend pour des réalités objectives quand il oublie ensuite son propre pouvoir. Sans Rien ne s’y laisse pas prendre, il les oublie.

La fin est merveilleuse. “Étrange, se dit l’Empe­reur Jaune, que ce soit lui qui ait retrouvé la perle !” La seule parole prononcée dans ce récit exprime l’étonnement de l’empereur devant ce rétablissement inexplicable. Il se parle à lui-même, ce qui veut dire qu’il est seul. Il n’a plus rien d’un empereur à ce moment-là. Ses idées de domination ont disparu 51.

Nous pensions avoir affaire à un mythe indé­chif­frable. Nous sommes en présence d’un petit chef-d’œuvre de pénétration, d’ironie et d’étrangeté calculée. Le revoici :

L’Empereur Jaune se rendit un jour au nord de la Rivière rouge, escalada le Mont K’oun-loun et du regard embrassa le sud. De retour chez lui, il s’aperçut qu’il avait perdu sa perle obscure. Il chargea Connaissance d’aller la retrouver, mais ce fut en vain. Il envoya Vue Perçante, mais elle revint bredouille. Il envoya Dispute, qui ne la trouva pas plus. Il envoya finalement Sans Rien, qui la retrouva. “Étrange, se dit-il, que ce soit Sans Rien qui l’ait retrouvée !”

Au début de ce chapitre, j’avais annoncé des textes plus difficiles et plus déconcertants, parce que décrivant des moments de l’expérience qui échappent habituellement à notre attention. Je vais maintenant montrer qu’en faisant l’apologie de la confusion, Tchouang-tseu nous invite à tirer de notre expérience – de l’infiniment proche – un parti auquel nous ne songeons généralement pas.