UNE APOLOGIE DE LA CONFUSION

JE considère Tchouang-tseu comme un philosophe qui observe et nous dit : voici ce qui se passe, tel est le “fonctionnement des choses”. Il s’intéresse aux “régimes” de l’activité, et tout particulière­ment aux passages d’un régime à l’autre. Il s’agit souvent de passages à un régime supérieur. Quand apparaît soudain une forme d’activité plus com­plète et plus spontanée, Tchouang-tseu parle d’ou­bli, wang : tout se passe comme si la conscience oubliait d’exercer son contrôle et s’oubliait elle-même. J’ai cité à ce propos le début d’un dialogue que je vais reprendre pour le présenter en entier cette fois-ci :

– J’ai fait des progrès, dit Yen Houei.

– Comment cela ? demanda Confucius.

– J’oublie la bonté et la justice, répondit Yen Houei.

– C’est bien, remarqua Confucius, mais cela ne suffit pas.

Lorsqu’ils se revirent, Yen Houei dit :

– J’ai fait des progrès.

– Comment cela ? s’enquit Confucius.

– J’oublie les rites et la musique, expliqua Yen Houei.

– C’est bien, observa Confucius, mais cela ne suffit pas.

Lorsqu’ils se revirent, Yen Houei dit encore :

– J’ai fait des progrès.

– Comment cela ? demanda Confucius.

– Je puis rester assis dans l’oubli, répondit Yen Houei.

– Que veux-tu dire par là ? demanda Confucius intrigué.

– Je laisse aller mes membres, je congédie la vue et l’ouïe, je perds conscience de moi-même et des choses, je suis complètement désentravé : voilà ce que j’appelle être assis dans l’oubli.

Confucius déclara : Si tu es sans entrave, tu n’as plus de préjugés favorables [ou défavorables]. Si tu épouses les métamorphoses de la réalité, tu n’es plus soumis à aucune contrainte. Te voilà devenu un sage. Souffre que moi, Ts’ieou, je devienne ton disciple 52 !

Nous sommes de nouveau en présence d’une progression. Chaque étape est marquée par un degré dans l’oubli. Yen Houei oublie la bonté et la justice parce qu’il les a intériorisées et qu’elles sont devenues une seconde nature. Il oublie la musique et les rites parce qu’il les maîtrise parfai­tement, parce qu’ils sont devenus pour lui des moyens d’expression naturels 53. Il semble avoir atteint la perfection telle que la concevait Confucius, si l’on en juge d’après ses Entretiens, mais, curieusement, Confucius n’est pas encore satis­fait. Lors de la troisième rencontre, un renverse­ment se produit. Quand Yen Houei annonce à son maître qu’il est désormais capable de “rester assis dans l’oubli”, tsouo-wang, le maître est intrigué, il ne connaît pas ce terme et demande une explica­tion. Le disciple fournit une description brève, mais précise et complète de ce qui se passe en lui quand il se livre à cet exercice. Du coup, Confu­cius reconnaît en lui son maître et demande hum­blement à devenir son disciple. Il exprime son humilité en se désignant lui-même par son pré­nom, Ts’ieou.

Comme presque toujours dans le Tchouang-tseu, la forme dialoguée est mise au service d’une dra­maturgie. Le but est de mettre en scène un retour­nement de situation. Pour bien comprendre ce texte et d’autres qui lui ressemblent, il faut sentir la force de ce procédé. Dans un ouvrage paru il y a une vingtaine d’années, The Art of Biblical Narrative, Robert Alter a mis en évidence l’art con­sommé du récit que l’on trouve chez les auteurs bibliques les plus anciens 54. Leurs récits sont si denses, dit-il, et d’une si grande économie de moyens que nous n’en percevons plus la richesse. C’est souvent parce que les traducteurs n’ont pas su les rendre dans toute leur subtilité. C’est sur­tout parce que nous lisons vite et que ces textes exigent une lenteur, une réceptivité, une attention au détail qu’il nous faut réapprendre. Ces re­marques valent pour le Tchouang-tseu. Robert Alter montre aussi que l’analyse littéraire permet souvent d’aborder ces textes anciens d’une façon plus sûre et moins conjecturale que l’histoire, l’ar­chéologie et la philologie critique. Il montre que le récit, surtout le récit dialogué, est l’un des plus puissants moyens que nous ayons pour communi­quer notre vision de l’expérience humaine et qu’à ce titre, la fiction est un moyen supérieur de connaissance. Ce n’est pas un hasard si Tchouang-tseu se sert autant du récit dialogué. Il s’intéresse en effet moins aux idées qu’à l’action des idées, aux effets qu’elles produisent, à la parole efficace qui provoque un changement – qui déclenche le passage de la non-compréhension à la compré­hension, par exemple, ou le passage inverse. Un changement dramatique se produit souvent parce que les personnages ne sont pas dans le même régime d’activité, ou parce que l’un a l’expérience de régimes d’activité dont l’autre ignore tout.

Le goût de Tchouang-tseu pour ce genre de dia­logues entre personnages inégalement avancés me porte à croire qu’il a lui-même pratiqué les arts, peut-être les rites et la musique. Il pourrait avoir reçu une formation ritualiste, donc confucianiste. J’en vois un indice (parmi d’autres) dans son atta­chement à la personne de Confucius, qu’il traite toujours avec une tendre ironie. Dans le Tchouang-tseu, Confucius est le meilleur des pédagogues parce qu’il est toujours lui-même en train d’ap­prendre. Il est le véritable philosophe selon la défi­nition de Platon : celui qui tend à la sagesse. Ce rapport étroit de Tchouang-tseu avec le ritualisme confucianiste est l’un des aspects de sa pensée qu’on a négligés jusqu’ici du fait qu’on le rangeait parmi les taoïstes 55.

Mais revenons au dialogue. Il a quelque chose de déconcertant. Nous concevons que l’oubli de la bonté et de la justice, puis celui des rites et de la musique se situent dans une même progres­sion. Nous ne comprenons pas que “rester assis dans l’oubli” puisse être présenté comme une étape nouvelle dans cette même progression. La bonté et la justice se manifestaient dans les rap­ports avec les autres. Les rites et la musique étaient une activité pratique, en prise sur la réalité extérieure. Quand il est “assis dans l’oubli”, Yen Houei semble par contre se détourner du monde extérieur et des autres pour s’enfermer en lui-même. Il nous semble passer à ce moment-là de l’activité à la plus complète inactivité. Mais ni Yen Houei, ni Confucius, ni Tchouang-tseu ne voient la chose ainsi. Ils ne voient pas dans ce nouveau passage une rupture avec ce qui précède, mais l’accomplissement naturel de la progression décrite. Ils considèrent que la pratique de l’im­mobilité donne accès à un régime d’activité supé­rieur, et ils ont de bonnes raisons pour le faire. La difficulté est de notre côté. Nous ne les suivons pas parce que nous n’avons ni l’idée, ni l’expé­rience de cette forme supérieure d’activité. Rien ne nous interdit cependant de l’explorer pour notre compte. Rien n’est plus simple que de ces­ser de bouger. Il suffit d’essayer. Quelques diffi­cultés peuvent se présenter au début, mais elles sont aisément surmontables.

J’emprunte à Henri Michaux le compte rendu d’une exploration de ce genre. Il s’agit de “Surve­nue de la contemplation”, un texte inclus dans le recueil Face à ce qui se dérobe 56. Voici comment cela commence. Henri Michaux écoute de la musique :

Je venais de rencontrer un mouvement contraire au mien dans ce que j’écoutais. Je l’arrêtai.

... ne s’entendit plus le monde des autres. Adieu musique. Il demeura du silence.

Je restais sans bouger, absolument sans bouger.


Une fonction n’avait plus envie de fonctionner. C’est tout. Je ne voyais pas au-delà. Si j’étais défait, je l’ignorais.

... revint le penser. Pas comme d’habitude. Incroya­blement compréhensif. Vaste ce qu’il découvrait, de plus en plus vaste, d’une vastitude inconnue. (...)

Plus tard :

Il y avait contemplation.

Un immense spectacle “élucidé” m’était présenté à contempler.

Vue considérablement plus large qu’il ne m’est natu­rel, et avec plus d’éléments, de plus de portée, parfaite­ment se répondant...


Comment cela se faisait-il ?

J’étais au repos. Première condition. D’abord le repos, pas un repos qui n’aurait été qu’une absence de mobilité et qui bientôt serait devenu somnolence et tout eût été perdu, mais un repos d’un degré au-delà, qui est aban­don à la perte d’intervention.

Plus aucun captage. (...)

Peu à peu se dégagent les conditions de ce grand calme :

Être très éveillé et suprêmement détaché. (...) Sans à ce moment y pouvoir le moins du monde réfléchir, je sen­tais cette condition être capitale. Il y est interdit (et impossible sans tout gâcher) de, si peu que ce soit, cher­cher à retenir tel ou tel élément de pensée, à s’y arrêter un instant, à en ralentir une ; encore moins à prendre note, d’une façon ou d’une autre, à en rechercher l’em­preinte pour un futur souvenir.

Pas de référence dans la contemplation. Voir, mais pas examiner. (...)

Cependant :

À un moment, il y eut un commencement de com­plaisance pour une pensée. C’était le retour, c’était moi, cela – (...) les tripotages de la curiosité qui reve­nait, la gourmandise mentale, les plaisirs de l’interven­tion, le réveil de ce centre départageur qui fait l’intelligent, donnant à mesure ses appréciations. (...)

Mais à la fin, c’est un approfondissement qui se produit :

Domaine du calme. J’y étais alors.

Vraiment. (...)

Accru, nouveau, total.

Calme du fondamental.

Retour à la base.

L’Inutile enfin dissipé. (...)


La grandeur était là, l’incomparable. (...)

Dans une longue note qui fait suite au récit, Henri Michaux prodigue quelques conseils :

Seul, sans paroles – les paroles situent. Il faut demeu­rer dans le non-situé. (...)

Sans bouger.

Immobile. Sans changement de posture (en adopter une telle qu’on pourra la maintenir longtemps, et presque indéfiniment, choisie selon sa faiblesse autant que selon ses forces). Et s’y tenir.


Sans désir, sans intérêt pour quoi que ce soit à venir, qui, fût-ce vaguement vous mobiliserait, vous prédéter­minerait, vous préadapterait – l’avenir est un acte – une préparation.

Supprimé ce qu’on a “en vue”, le futur disparaît, n’est plus aperçu. On est débarrassé de cette dimension. (...)


Après une courte indispensable réflexion, liquidatrice des souvenirs restés présents, rejeter la remémoration. Le passé doit être réduit à l’extrême. Mais surtout et toujours l’ennemi est l’en avant : le désir de la distrac­tion, les infinies tentations de l’appétit du changement, changement de posture, d’occupation, de réflexion, créateurs aussitôt d’un rallongement mesquin disloqué qui appelle l’à venir, le proche à venir lequel appelle les suivants à venir... (...)


La non-activité, la non-participation au temps par la suppression de tout mouvement, de tout acte (soucis et préoccupation sont des actes et les plus pernicieux, étant à la fois et vainement dans le passé et dans le futur). (...)


Surprenante importance de la suppression des petits mouvements.

Humble début aux suites immenses.

La résistance soutenue aux envies de bouger introduit l’Immuable. (...)

Ce témoignage est précieux parce qu’il s’en tient à la description de l’expérience. Henri Michaux a évité avec le plus grand soin d’y mêler le moindre terme philosophique ou religieux. Il se tient à distance des idées générales, des dogmes et des croyances. Il a sans doute ingéré de la drogue, pour aller plus vite. Cela ne réduit pas la portée de sa description. Avec un peu d’entraînement, on parvient au même résultat sans cet adjuvant. Lors­qu’il décrit cette même expérience, Tchouang-tseu s’abstient lui aussi de référence à une quelconque croyance. Il décrit avec précision un régime de l’activité. Comme Henri Michaux l’a fait dans d’autres textes, surtout dans ses ouvrages sur la mescaline et d’autres drogues 57, Tchouang-tseu met ce régime de l’activité en rapport avec d’autres régimes plus habituels.

Dans ce cadre-ci, je ne puis commenter en détail la description de Tchouang-tseu. Il faudrait examiner pour cela le texte chinois et la traduc­tion que j’en propose. Tout en respectant scrupu­leusement les limites de ce qui est lexicalement et syntaxiquement autorisé, je me suis réglé sur l’ex­périence décrite, en particulier dans cette phrase de Yen Houei : “Je laisse aller mes membres, je congédie la vue et l’ouïe, je perds conscience de moi-même et des choses, je suis complètement désentravé : voilà ce que j’appelle être assis dans l’oubli. – Si tu es sans entrave, tu n’as plus de pré­jugés favorables (ni défavorables), lui répond Confucius. Si tu épouses les métamorphoses de la réalité, tu n’es plus soumis à aucune contrainte. Te voilà devenu un sage.” Sur cette réplique, je me contenterai d’une seule remarque. Si Yen Houei n’a plus de “préjugés favorables ni défavorables”, s’il n’est plus “soumis à aucune contrainte” (s’il n’est plus soumis à la loi de la répétition, dirions-nous), il va pouvoir agir en toute circonstance de façon juste et nécessaire. En restant assis dans l’oubli, Yen Houei quitte l’action, mais c’est pour y revenir le cas échéant. Il agira supérieurement parce qu’il “épousera les métamorphoses de la réalité” : il saura faire à tout moment la synthèse des transformations en cours. Le troisième stade de sa progression se situe bien dans le prolonge­ment des deux premiers. Il est possible que Tchouang-tseu ait jugé étroits les milieux ritualistes dont il était issu parce qu’ils ignoraient ce stade supérieur et, par conséquent, ne compre­naient pas bien le deuxième stade, ni même le premier.

Yen Houei nous a instruits des effets intérieurs de l’immobilité. Voici maintenant ses effets exté­rieurs, ceux qu’elle produit sur les témoins. La scène suivante est extraite d’un récit plus long. De nouveau, Tchouang-tseu y fait preuve d’un sens aigu de la dramaturgie :

Confucius alla rendre visite à Lao Tan (i.e. Lao-tseu). Lao Tan venait de se laver les cheveux et les faisait sécher, étalés sur ses épaules. Il se tenait immobile, il n’avait pas l’air d’être un homme. Confucius se plaça hors de sa vue et attendit. Puis il se présenta [tout de même] devant lui et dit : “Je ne sais si je dois croire à ce que j’ai vu. Tout à l’heure, vous étiez comme un arbre mort, comme si vous eussiez oublié les choses et quitté le monde humain, vous maintenant dans une absolue solitude.” Lao-tseu lui répondit : “J’évoluais à proximité du début des phénomènes.” Confucius : “Que voulez-vous dire ?” Lao-tseu répondit : “Il s’agit de quelque chose que notre esprit est impuissant à saisir et devant quoi nous restons bouche bée, mais je vais tenter tout de même de t’en donner une certaine idée. (...) 58

Le sinologue anglais A. C. Graham a formulé l’hy­pothèse que c’est ce genre de scènes, inventées de toutes pièces par Tchouang-tseu, qui pourrait avoir suggéré à quelqu’un, nous ne savons pas qui, l’idée astucieuse de produire l’œuvre de Lao-tseu, le Livre de la Voie et de la Vertu 59. Ce coup de maître aurait été un coup double. En attribuant ses propres idées à une figure à laquelle Tchouang-tseu avait donné du prestige, cet auteur anonyme assurait leur diffusion. Il leur conférait une autorité accrue du fait qu’il les attribuait à un personnage réputé ancien, puisque contemporain de Confucius, et supérieur à Confucius en sagesse puisque Confucius était censé s’être déplacé à plusieurs reprises pour le consulter. Cette hypothèse me semble tout à fait plausible 60.

Mais voyons la scène. Confucius surprend Lao-tseu dans son intimité : il vient de se laver les che­veux et se sèche au soleil. Notez les cheveux épars, comme ceux du nageur, signe que ces hommes sont en marge de la société. Lao-tseu semble pratiquer l’immobilité avec facilité. Il profite des quelques ins­tants que ses cheveux mettront à sécher pour s’y livrer un moment. Notez surtout l’effet que son immobilité produit sur Confucius. Tchouang-tseu décrit de façon exacte l’impression que produit effectivement ce genre d’immobilité. Quand une personne se tient “immobile dans l’oubli”, qu’elle suspend entièrement les mouvements de son corps, elle suspend du même coup le langage du corps, elle abolit cette communication infralangagière qui forme le substrat permanent de tous nos rapports avec les autres, de toute vie en société. Cela crée un effet d’étrangeté que le texte décrit bien : Lao-tseu “se tenait immobile, il n’avait pas l’air d’un homme”. L’expérience confirme aussi que cette immobilité appelle l’immobilité. Pour bien observer un héron à l’affût du poisson ou un chat guettant un mulot, nous cessons à notre tour de nous mouvoir, et cette immobilité fait de nous des visionnaires, au sens que j’ai donné à ce mot précédemment. Nous sommes saisis par le spectacle qui s’offre à nous.

C’est ce qui arrive à Confucius. Il tombe en arrêt, puis se cache et attend. Puis il s’avance tout de même et s’adresse à Lao-tseu. S’il ne sortait pas de sa cachette, le dialogue n’aurait pas lieu. “Je ne sais si je dois croire à ce que j’ai vu, lui dit-il. Tout à l’heure, vous étiez comme un arbre mort, comme si vous eussiez oublié les choses et quitté le monde humain, vous maintenant dans une absolue soli­tude”. Cette phrase est remarquable parce qu’elle décrit à la fois l’aspect de celui qui se maintient “assis dans l’oubli” et ce que l’on ressent soi-même dans ce régime de l’activité. La réponse est plus remarquable encore : “J’évoluais à proximité du début des phénomènes”, dit Lao-tseu. Comme Confucius ne comprend pas, il lui explique : “Il s’agit de quelque chose que notre esprit est impuis­sant à saisir et devant quoi nous restons bouche bée, mais je vais tenter tout de même de t’en don­ner une certaine idée (...).” Dans sa solitude, dans son calme, il est témoin de quelque chose, il assiste à un spectacle silencieux. Cette expérience s’appa­rente à celle que j’ai déjà évoquée plus haut. Quand une activité nous est devenue naturelle, disais-je, la conscience réduit le contrôle qu’elle exerçait et peut, soit se tourner vers autre chose, soit revenir sur l’activité en cours et l’observer du dedans, en spectatrice iro­nique. C’est le régime que Tchouang-tseu désigne par le mot yeau, quand il lui donne son sens fort. Nous rencontrons maintenant un autre cas de figure. La conscience n’y est pas le témoin de l’activité parfaitement réglée du corps en action, mais de l’activité interne du corps propre au repos. Pour Tchouang-tseu, la relation est la même. Il la désigne également par le verbe yeau. “J’évoluais (yeau) à proximité du début des phénomènes”, dit Lao-tseu. Dégagée de tout souci pratique, de toute intention, sa conscience se laisse porter par la per­ception de soi du corps propre apaisé. C’est l’une des formes du yeou.

Plusieurs questions se posent ici. Pourquoi avoir traduit par un simple “j’évoluais” l’expression yeau sin, littéralement “je laissais évoluer mon esprit” ? Pourquoi avoir rendu par “à proximité du début des phénomènes” une expression plus simple, yu wou tcheu tch’ou, littéralement “au début” ou “à l’ori­gine” des phénomènes ? Ce sont des nuances intro­duites après mûre réflexion, mais que je ne justifierai pas dans le détail ici. Une question plus importante est de savoir pourquoi Lao-tseu “évolue à proximité du début des phénomènes”, ou en quel sens il le fait. J’y répondrai le moment venu. Gardons-la dans l’esprit et reprenons notre exploration.

Voici un passage très connu, tiré d’un long récit dialogué. Ce sont de nouveau Confucius et Yen Houei, le disciple préféré, qui parlent ensemble :

– Et qu’est-ce que le jeûne de l’esprit ? demande Yen Houei.

– Unifie ton attention, répond Confucius. N’écoute pas avec ton oreille, mais avec ton esprit. N’écoute pas avec ton esprit, mais avec ton énergie. Car l’oreille ne peut faire plus qu’écouter, l’esprit ne peut faire plus que reconnaître tandis que l’énergie est un vide entièrement disponible. La Voie s’assemble seulement dans ce vide. Ce vide, c’est le jeûne de l’esprit 61.

Cette réponse est du plus haut intérêt. Il s’agit toujours de la pratique de l’immobilité, ou du calme. Confucius recommande une progression dans l’attention portée à l’activité du corps propre. “Unifie ton attention, dit-il ; n’écoute pas avec ton oreille (er), mais avec ton esprit (sin)”. Autrement dit, ne cherche pas à percevoir des sons ou quoi que ce soit d’extérieur. Dirige ton attention vers la perception immédiate de toi-même. Pour cela, dit-il, “n’écoute pas avec ton esprit (sin), mais avec ton énergie (ts’i)” – car cette perception de soi-même n’est pas une affaire intellectuelle, mais présence à soi du corps propre. Elle est notre activité propre se percevant elle-même 62. Nous touchons véritable­ment ici aux données élémentaires de l’expérience, à l’infiniment simple – ou à l’infiniment proche, au presque immédiat dont j’ai parlé. Notre activité propre se percevant elle-même est le fondement de notre conscience et de notre subjectivité. Le “jeûne de l’esprit” (sin-tchai), c’est le retour à ce fonde­ment le plus simple et le plus proche.

“L’énergie est un vide entièrement disponible”, dit le texte. Dans le calme, le corps propre se perçoit en effet comme un vide. Ici, il n’est pas seulement perçu, mais conçu comme un vide. Et dans ce vide, lisons-nous, “la Voie s’assemble”. Elle ne s’assemble qu’en ce lieu. C’est là qu’elle apparaît, se forme, com­mence ses opérations, dirait-on. C’est là que se pro­duit le “début des phénomènes” du texte précédent.

Pour comprendre de quoi il s’agit, rapportons-nous de nouveau à notre expérience. Les phéno­mènes en question nous sont familiers. Quand nous nous abandonnons à la rêverie, par exemple, l’aban­don est d’abord corporel. Nous sommes démobili­sés. Au lieu d’être mis au service d’une action nos sensations, nos souvenirs et notre imagination s’organisent et se transforment comme bon leur semble. Dans le vide qui s’est fait, “la Voie s’as­semble”, nous “évoluons près du début des choses”. Et que faisons-nous quand nous réfléchissons ? Lorsque nous avons l’impression d’avoir cerné un problème, nous faisons le vide. Observez le visage de celui qui réfléchit : il est au repos, détendu, inex­pressif, absent. C’est le visage de quelqu’un qui écoute, mais qui, au lieu d’écouter avec son oreille, écoute avec l’esprit, selon les termes prêtés à Confucius ; de quelqu’un qui, plutôt que d’écouter avec son esprit, écoute avec le corps, car nous laissons agir à ce moment-là l’ensemble de nos facultés et de nos ressources, celles que nous connaissons et celles que nous ne connaissons pas. Notez à quel point notre vocabulaire nous induit en erreur. “Réfléchir” n’a rien à voir avec l’apparition d’un reflet sur un support réfléchissant. Les idées de “réflexion”, de “spéculation”, qui ont si profondément marqué nos traditions intellectuelles, sont fausses. Tchouang-tseu les aurait trouvées exotiques, amusantes et aberrantes. Observez mieux, aurait-il dit.

Quand nous réfléchissons, que nous formons une phrase ou que nous cherchons un mot, par exemple, l’esprit s’absente pour laisser faire le corps. Nous recourons à ce vide du corps propre dans d’autres situations. Je me souviens d’une can­tatrice qui chantait Mozart au festival d’Aix-en-Provence et que l’on interrogeait à la télévision. “Que faites-vous dans l’instant qui précède votre entrée en scène ? lui demandait le journaliste ; pen­sez-vous à l’air que vous allez chanter ? – Surtout pas, disait-elle ; je fais le vide.” Nous savons tous qu’il nous faut faire le vide pour que nos forces puissent s’assembler et produire l’acte néces­saire. Nous savons que l’incapacité de faire le vide produit la répétition, la rigidité et, dans les cas extrêmes, la folie. La faculté de faire retour au vide permet au contraire, pour reprendre les termes que Tchouang-tseu prête à Yen Houei, “d’épouser les métamorphoses de la réalité”, de “ne plus subir aucune contrainte” et d’agir juste en toute circons­tance. Rappelons-nous cette citation faite précé­demment : “Savoir en quoi consiste l’action du Ciel et savoir [en même temps] en quoi consiste l’action humaine : il n’y a rien au-dessus de cela. (...) Celui qui sait en quoi consiste [véritablement] l’action humaine nourrit ce que sa conscience saisit au moyen de ce que sa conscience ne connaît pas”.

L’immobilité de Lao-tseu, “l’oubli” de Yen Houei, le “jeûne de l’esprit” nous sont d’abord apparus comme des pratiques éloignées de notre expérience, voire inaccessibles. Nous voyons main­tenant qu’elles tirent très naturellement parti de dispositions communes que nous exploitons autre­ment, peut-être moins bien. Je pense que nous en faisons moins bon usage parce que nous ne voyons pas leur rapport avec nos formes d’activité habi­tuelles. L’idée que nous nous faisons de la subjecti­vité et du sujet nous empêche de le percevoir. Ces rapports sont par contre évidents pour Tchouang-tseu, d’abord parce qu’il s’intéresse à tous les régimes de notre activité, et à leurs rapports para­doxaux ; ensuite parce qu’il conçoit d’emblée le fond de notre activité, ou du corps propre, ou de la subjectivité (tout cela n’étant qu’une seule et même chose), comme un vide fécond.

Cette conception de la subjectivité comme un vide nourricier avec lequel il importe de rester en contact est exprimée d’une façon remarquablement concise et claire dans le texte suivant, qui figure à la fin du livre 7. Je n’en commenterai que la seconde partie, qui introduit une idée nouvelle pour nous :

Ne te fais pas le réceptacle du renom, la résidence du calcul ; ne te comporte pas en préposé aux affaires, en maître de l’intelligence. Fais plutôt par toi-même l’expé­rience du non-limité, évolue là où ne se fait encore aucun commencement. Tire pleinement parti de ce que tu as reçu du Ciel, sans chercher à te l’approprier ; contente-toi du vide. L’homme accompli se sert de son esprit comme d’un miroir – qui ne raccompagne pas ce qui s’en va, qui ne se porte pas au devant de ce qui vient, qui accueille tout et ne conserve rien, et qui de ce fait embrasse les êtres sans jamais subir de dommage 63.

Les traducteurs ont mal rendu la dernière phrase parce qu’ils ont cru qu’elle décrivait la conduite de l’homme accompli alors qu’elle décrit le comporte­ment du miroir. Ce n’est pas l’homme de qualité, mais le miroir qui, littéralement, “ne raccompagne pas, ne va pas au devant”. L’étiquette chinoise a toujours exigé qu’on se porte au devant d’un visi­teur de marque et qu’on aille d’autant plus loin à sa rencontre, avec d’autant plus de signes d’empresse­ment, que sa condition est plus élevée que la nôtre. Il faut le raccompagner de même, sur une distance et avec un empressement proportionnés à sa dignité. Le miroir, quand il “reçoit”, ne fait rien de tel. Il accueille ce qui se présente sans cesser de reposer en lui-même. C’est ce que fait l’homme accompli. Il ne s’agite pas comme on le fait en société. Il accueille et réagit. Il le fait d’autant mieux qu’il reste vide, autrement dit qu’il reste en contact avec l’ensemble de ses propres ressources. Ne “conservant rien”, il réagit chaque fois de façon nouvelle. Ses ressources sont telles qu’il “embrasse les êtres sans jamais subir de dommage”. La com­paraison avec le miroir est pertinente en tout point. Le texte est d’une rigueur parfaite.

Lorsque je reste assis dans l’oubli, disait Yen Houei, “je laisse aller mes membres, je congédie la vue et l’ouïe, je perds conscience de moi-même et des choses, je suis complètement désentravé”. Il fait l’expérience de ce “vide entièrement disponible” dont lui parle Confucius dans un autre dialogue cité – ce vide où “la Voie s’assemble”, où se situe le “début des phénomènes”. Ce vide que l’on perçoit quand on pratique le calme est un vide empli de luminosité et d’activité diffuses. Il peut aussi appa­raître comme une réalité animée mais sombre, comme le royaume de la confusion d’où sortent toutes choses et où toutes choses retournent.

Je citerai à ce propos, pour commencer, un texte où la confusion première apparaît sous une forme objectivée, comme une réalité extérieure à nous-mêmes. C’est un texte fameux qui n’est peut-être pas de la main de Tchouang-tseu, mais qui s’ac­corde avec ce que nous savons de sa pensée :

Lorsque la femme de Tchouang-tseu mourut et que Houei Che vint présenter ses condoléances, Tchouang-tseu était assis par terre les jambes écartées et chantait en tambourinant sur le cul d’une jarre.

Houei Che lui dit : “Elle a été votre compagne, elle a élevé vos enfants, elle a vieilli avec vous. Il serait déjà choquant que vous ne pleuriez pas sa mort. Mais que vous chantiez en vous accompagnant sur une jarre, cela passe la mesure !”

Tchouang-tseu répondit : “Nullement. Lorsqu’elle est morte, croyez-vous donc que je n’en ai pas été affligé ? Mais je me suis rendu compte qu’il fut un temps où sa vie n’était pas encore, où même aucune forme n’était encore apparue, où même aucun souffle ne s’était manifesté ; que quelque chose qui avait d’abord existé caché dans l’indistinction première s’était transformé en souffle, que ce souffle s’était transformé et avait pris forme, que cette forme s’était transformée et avait donné lieu à la vie et que maintenant, par une nouvelle trans­formation, elle avait passé dans la mort, exactement comme se suivent les quatre saisons, le printemps et l’automne, l’hiver et l’été. Elle repose en paix dans un caveau immense et moi, je sanglotais bruyamment auprès d’elle. Je me suis aperçu que c’était ne rien com­prendre à la nécessité et je me suis arrêté 64.”

La phrase qui m’intéresse est celle du milieu : quelque chose a “d’abord existé caché dans l’in­distinction première”, tsa hou houang-hou tcheu tsien. Le mot houang-hou s’apparente à d’autres qui ont la même valeur ou des valeurs voisines : houn-toun, hou-t’ou, hou-lou, etc. Houn-toun est le chaos dont il va être question ci-dessous, hou-t’ou la confusion de l’esprit, hou-lou la gourde 65. Ce sont des mots très particuliers : deux syllabes soudées, ce qui est inhabituel en chinois ancien ; deux syllabes distinctes, mais qui se distinguent mal et renvoient l’une à l’autre ; sortes d’onoma­topées composées de sons qui se prononcent la bouche à peu près fermée et qui évoquent le bouillonnement ou le gargouillement, comme “borborygme” en français. Ils rappellent évidem­ment le tohu-bohu. Ce sont des termes doubles comme t’ien/ti, Ciel et Terre, ts’ien/k’oun, prin­cipe céleste et principe terrestre, ou yin/yang, mais leur séparation est inachevée, ils n’ont pas donné naissance à des opposés complémentaires. Leur rapport est symbolisé par la gourde, dont les deux cavités rondes ne sont ni unifiées, ni séparées. Bref, c’est de l’indistinction que les êtres naissent, c’est à elle qu’ils doivent la vie.

Tout à la fin du livre 7 figure un bref récit qui, par sa sobriété, sa netteté et son étrangeté, rap­pelle celui de l’Empereur Jaune et de la perle obscure. Le voici :

L’empereur de la Mer du sud s’appelait Chou, celui de la Mer du nord s’appelait Hou, celui du milieu s’appelait Houn-toun. De temps à autre, Chou et Hou se rencontraient chez Houn-toun et celui-ci les recevait fort civilement. Ils se demandèrent comment lui rendre la pareille et se dirent : “Tous les hommes ont sept trous pour voir, entendre, manger et respirer, lui n’en a pas un seul. Nous allons les lui percer.” Ils lui en firent un chaque jour et le septième jour, Houn-toun mourut 66.

Les deux énergumènes qui causent son trépas s’appellent Chou et Hou. Chou-hou est un binôme qui signifie “l’espace d’un instant”, “trop rapidement pour qu’on puisse se rendre compte de ce qui se passe”. Chou et Hou sont des agités dont la stupide bonne volonté cause la perte de leur bienfaiteur. Pour suggérer l’effet produit en chinois, on pourrait peut-être rendre cette histoire comme ceci en français :

L’empereur de la Mer du sud s’appelait Par-ci, celui de la Mer du nord s’appelait Par-là, celui du milieu s’ap­pelait Houn-toun. De temps à autre, Par-ci et Par-là se rencontraient chez Houn-toun et celui-ci les recevait fort civilement. Ils se demandèrent comment lui rendre la pareille et se dirent : “Tous les hommes ont sept trous pour voir, entendre, manger et respirer, lui n’en a pas un seul. Nous allons les lui percer.” Ils lui en firent un chaque jour et le septième jour, Houn-toun mourut.

La faute de Houn-toun est d’avoir “reçu fort civilement” ces agents de l’extérieur, ou du moins de ne pas s’être méfié des échanges de bons pro­cédés que cela ne pouvait manquer d’entraîner. Faute fatale. Une fois percé, le chaos, l’indistinction, la féconde confusion qu’il portait en lui s’écoule et la mort s’ensuit. Cette fin fait penser à Humpty-Dumpty brisé en mille morceaux au pied de son mur, dans Alice au pays des merveilles. Les travaux de Chou et Hou, qui durent sept jours, forment aussi une belle contrepartie de ceux de Dieu le créateur dans le récit de la Genèse. Il y aurait là un grand sujet de méditation.

Pour l’instant, je préfère attirer l’attention du lecteur sur la parenté manifeste de cette histoire et de celle de l’Empereur Jaune. Elles sont en quelque sorte l’envers l’une de l’autre. L’Empereur Jaune lance à la recherche de sa perle obscure des émissaires nommés Connaissance, Vue Perçante et Discussion. Ils reviennent bredouilles. C’est Sans Rien qui la retrouve, nul ne sait comment. L’empe­reur s’étonne. L’absurde escapade par laquelle tout a commencé est oubliée. Tout est rentré dans l’ordre. Houn-toun, empereur du centre lui aussi, reste au centre, mais ne se méfie pas de ceux du dehors, de leurs futiles entreprises. Ses deux invités lui percent des trous pour le rendre pareil à eux-mêmes. Sa substance s’écoule par ces orifices. L’intime confusion dont il avait besoin pour vivre s’étant échappée, il meurt. Cette histoire a pour thème la perte de la confusion ou du vide dont se nourrit notre subjectivité et sans laquelle elle dépérit – son assèchement, pour ainsi dire 67.

On pourrait montrer de plusieurs autres façons la portée philosophique de cette histoire. Par exemple en la mettant en rapport avec un thème qui apparaît en plusieurs endroits du Tchouang-tseu, celui du danger que nous courons quand nous nous perdons dans les choses. Au début du livre 2, le Ts’i-wou-loun, qui constitue la partie la plus dense de l’ouvrage du point de vue philoso­phique, Tchouang-tseu dit, en parlant de l’homme en général : “Pendant son sommeil ses âmes se mêlent, pendant la veille son corps s’ouvre, il s’at­tache à tout ce qu’il perçoit et, de ce fait, engage sans cesse son esprit dans de vains combats 68”. Il ne s’agit pas ici de conceptions psychologiques archaïques, mais d’une description lucide et réflé­chie de ce qui se passe partout et toujours. Quand Tchouang-tseu dit que l’homme, une fois éveillé, “s’attache à tout ce qu’il perçoit”, littéralement : “entre en contact et forme un solide”, ou “produit une concrétion”, il parle de ce que les phénoménologues appellent le “réalisme naïf”. La différence est qu’il se fait de l’époché, du doute sur l’objecti­vité de nos perceptions, une idée plus riche. Ce n’est pas l’épistémologie qui intéresse Tchouang-tseu, mais notre liberté subjective, notre capacité de nous dégager des choses pour agir juste. Il exprime cette préoccupation d’une façon particu­lièrement frappante dans un récit que je ne puis présenter ici, parce qu’il est trop long. À des com­pagnons qui raisonnent trop et se trouvent pris dans des contradictions insurmontables, il lance cette apostrophe : “Vos embarras cesseraient si vous vous teniez près du commencement des phé­nomènes et si vous traitiez les choses en choses au lieu de vous laisser traiter en choses par les choses 69”. Prenez les choses pour ce qu’elles sont, leur conseille-t-il : des concrétions que votre esprit produit à partir des sensations, en se conformant aux formes du langage la plupart du temps. Ces choses, ne les réifiez pas plus qu’il ne faut, pourrait-on dire, sans quoi elles vous réifieront en retour, vous privant de votre liberté subjective.

Tchouang-tseu exprime cette idée comme ceci : wou wou er pou wou yu wou. Wou signifie la chose ou le phénomène. Tchouang-tseu fait de ce nom un verbe, “choser”, et de ce verbe un emploi putatif, “tenir pour une chose”. Ce procédé fait partie des ressources de la langue littéraire de son temps. Le second wou est le complément d’objet du premier : wou wou, “tenir pour des choses les choses”. Er est une liaison, “et” ou “mais”. Pou est une négation. Yu, l’avant-dernier mot, est une particule qui se place normalement après le verbe. Le wou qui la précède est donc un verbe, comme le premier wou de la phrase. La particule yu introduit ici l’agent. Wou yu wou signifie “être tenus pour des choses par les choses”. D’où : wou wou er pou wou yu wou, “si vous traitiez les choses en choses au lieu de vous laisser traiter en choses par les choses” ou plus librement “si vous chosiez les choses, lucidement, au lieu de vous laisser choser par elles”. Le lecteur conviendra que Tchouang-tseu est aussi hardi sur le plan de l’expression que sur celui de la pensée.

J’ai évoqué ce thème philosophique pour mon­trer que Tchouang-tseu considère comme un danger la tendance naturelle de notre esprit à se perdre dans les choses, à s’y aliéner et à compro­mettre ainsi notre liberté subjective, et que tel est le malheur qui est arrivé à Houn-toun.

Voici pour finir un récit dans lequel on retrouve plusieurs motifs que je viens d’aborder. Comme il est plus long que les précédents et que je ne veux pas en interrompre le fil, je vais placer en notes les quelques explications qui seront utiles au lecteur :

Voyageant vers l’est, quand il eut passé sous les branches du Fou-yao, Général Nuage tomba sur Grand Caché qui se tapait les cuisses en sautillant comme un moineau 70. À ce spectacle il s’arrêta net et ne bougea plus : “Qui êtes-vous ? que faites-vous là ?” demanda le général. “Je m’amuse”, répondit l’autre sans cesser de se taper les cuisses et de sautiller comme un moineau 71. “Permettez que je vous pose une question”, fit le géné­ral. “Ah ?” fit Grand Caché en relevant la tête et en le regardant [un instant]. “Les souffles du Ciel ne sont plus en harmonie, déclara le général, ceux de la Terre s’em­brouillent et se nouent ; les six souffles sont déréglés, les quatre saisons ne suivent plus leur rythme. J’aimerais réaccorder les essences des six souffles afin que toutes les créatures prospèrent. Comment faut-il que je m’y prenne 72?” Se tapant toujours les cuisses et sautillant comme devant, Grand Caché branla la tête et dit : “Je n’en ai pas la moindre idée ! pas la moindre idée !” Le général n’en obtint pas davantage.

Trois ans plus tard, lors d’un autre voyage vers l’est, dans les campagnes de Song il aperçut de nouveau Grand Caché. Ravi, il se précipita vers lui et se présenta : “M’avez-vous oublié, céleste maître ? m’avez-vous oublié ?” Il se prosterna deux fois et lui demanda de l’ins­truire. Grand Caché lui dit : “Je vais au hasard, je divague et dans mon errance, je vois cela qui ne trompe pas. Que veux-tu que je te dise d’autre 73? – Je croyais que je diva­guais comme vous, lui dit le général, mais les gens me suivent partout où je vais et – je n’y puis rien – ils comp­tent sur moi. Conseillez-moi, je vous prie 74. – Quand on brouille la trame des choses et qu’on viole les disposi­tions naturelles des êtres, l’obscure nature ne peut agir. Les quadrupèdes se dispersent, les oiseaux crient la nuit, des fléaux touchent les plantes, des plaies frappent les insectes. Voilà ce qui arrive quand l’homme prétend mettre de l’ordre 75! – Mais que dois-je faire alors ? demanda le général. – C’est sans espoir, lui répondit Grand Caché ; va-t-en, rentre chez toi !”

“J’ai eu tant de peine à vous rencontrer, reprit le géné­ral ; veuillez [tout de même] me dire quelque chose !” Grand Caché répondit : “Bon : ce sera nourrir l’esprit ! Contente-toi de n’intervenir en rien et les choses se transformeront d’elles-mêmes. Abandonne ton corps et tes membres, écarte ton ouïe et ta vue, laisse-toi sombrer en oubliant tout, fonds-toi dans l’indistinct ; détache-toi de toute intention, laisse aller ton esprit, reste là tout effaré et toutes les choses retourneront à leur fond, elles le feront sans que tu t’en aperçoives. Reste dans cet état de confusion, n’en sors pas jusqu’à la fin de tes jours ; si tu cherches à le comprendre, de ce fait tu en sortiras 76. Ne te soucie pas de son nom, ne cherche pas à savoir de quoi il est fait et toutes les choses en sortiront naturellement. – Céleste maître, dit le général, vous m’avez conféré la puissance, vous m’avez enseigné le silence. Ce que j’avais cherché toute ma vie, je l’ai trouvé.” Il se prosterna deux fois, se leva, prit congé et s’en fut 77.

Cette fin est caractéristique. Ayant trouvé le secret de l’autonomie, le général Nuage n’a plus besoin de Grand Caché et s’en va. Ce dialogue est prodigieux.

Après avoir présenté ma manière de lire Tchouang-tseu en explorant un aspect de sa pen­sée, je vais compléter brièvement les découvertes que nous avons faites et m’interroger pour finir sur les effets que pourraient avoir sur nos idées celles que nous découvrons dans Tchouang-tseu.