UN PARADIGME DE LA SUBJECTIVITÉ

NOUS sommes partis des explications fournies par le cuisinier, le charron et le nageur aux augustes personnages qui les interrogeaient. Un thème en a amené un autre. Nous avons vu ce que Tchouang-tseu nous apprend sur le geste, sur l’apprentissage, sur l’action devenue nécessaire et spontanée, sur les différents régimes de l’activité et leurs rapports paradoxaux, sur le sujet, la pratique du calme, le vide, la confusion. À chaque pas ou presque, nous avons aperçu d’autres thèmes dans lesquels nous ne sommes pas entrés. Les bifurcations possibles se sont multipliées et nous nous trouvons maintenant au milieu d’un carrefour – à la fois de la thématique de Tchouang-tseu et de l’exploration de l’expé­rience. Il faut pourtant que je m’achemine vers une conclusion. Je vais donc m’engager dans trois des avenues qui partent de ce carrefour, mais sans aller très loin, de façon à donner une idée des directions dans lesquelles nous pourrions poursuivre.

La première mène au thème de la vision. Il en a déjà été question. 78 Dans le régime de l’activité que Tchouang-tseu appelle yeau, la conscience “évolue librement” parce qu’elle est momentanément libé­rée de tout souci pratique, voire de toute intention, et peut se permettre d’assister en spectatrice à l’acti­vité du corps, que ce soit celle du corps actif (de l’artisan par exemple) ou du corps au repos, se maintenant dans le calme. Elle se tient à distance de l’animation, immobile, “bouche bée” comme disait Lao-tseu, ce qui fait d’elle une conscience vision­naire. Dans le bref récit que je vais citer, nous allons assister à un glissement sémantique révélateur : insensiblement, yeau passe de son sens habituel de “se promener”, “voyager”, au sens particulier que Tchouang-tseu donne à ce mot, celui de l’attitude dégagée de la conscience spectatrice. Ce récit est tiré du Lié-tseu, un recueil qui date du début du IVe siècle de notre ère, composé de textes plus anciens dont certains sont tirés du Tchouang-tseu. Celui-ci provient aussi du Tchouang-tseu, de toute évidence, bien qu’il ne figure pas dans la version qui nous en est parvenue. Le livre 7 du Tchouang-tseu contient un dialogue proche quant au fond et quant à la forme 79. Ce sont les mêmes personnages qui parlent : Lié-tseu et son maître Hou-ts’ieau, dont le nom signifie Colline en forme de cruche, Colline-cruche. Il s’agit d’un Houen-touen qui garde en lui sa précieuse confusion et qui, dans les deux dia­logues, montre à Lié-tseu comment faire de même. Voici celui qui figure dans le Lié-tseu :

Au début, Lié-tseu aimait les randonnées (yeau). “Tu aimes voyager, lui demanda maître Hou-ts’ieau ; mais qu’est-ce au juste que tu aimes tant dans les voyages ?”– Le plaisir des voyages, répondit Lié-tseu, c’est de goû­ter l’inconnu. Les autres, lorsqu’ils voyagent, ne regar­dent que ce qu’ils ont déjà vu ; quand je voyage, j’observe au contraire ce qui change. Ah, voyager ! Rares sont ceux qui savent ce que voyager veut dire ! – Je me demande, fit maître Hou-ts’ieau, si ta manière de voya­ger, que tu tiens pour si différente de celle des autres, est vraiment différente – car quand on regarde, on voit du changement quoi qu’on fasse. Tu goûtes le renouvelle­ment des choses et tu ignores le renouvellement qui est à l’œuvre en toi. Tu te consacres à tes voyages sans savoir tout ce que tu pourrais contempler (kouan) en toi-même. Celui qui voyage au-dehors cherche la complétude dans les choses, celui qui regarde au-dedans la cherche en lui-même. La forme accomplie du voyage est de tout trouver en soi. Chercher la complétude dans les choses n’en est qu’une forme inférieure.”

Convaincu qu’il n’avait rien compris à l’art de voya­ger, Lié-tseu resta enfermé chez lui jusqu’à la fin de ses jours.

Maître Hou-ts’ieau dit : “Il n’y a rien de tel que le voyage ! Quand on sait voyager, on ne sait plus où l’on va ; quand on sait contempler, on ne sait plus ce qu’on voit. Je parle de voyage, je parle de contemplation quand tout se prête au mouvement, quand tout se prête à la vision ! Il n’y a rien de tel que ce voyage-là ! rien de tel ! 80

Je tenais à citer ce dialogue magnifique, d’abord pour montrer qu’il appartient sans aucun doute possible au Tchouang-tseu, ensuite parce qu’il me permet de faire les deux remarques suivantes. Il révèle premièrement par où se touchent, dans le Tchouang-tseu, un certain régime de l’activité et la vision, au sens “visionnaire” du terme. Il faut avoir saisi cette liaison intime pour comprendre la nature des visions qui forment les temps forts du Tchouang-tseu, pour en bien discerner la place et la portée. Je pense que ces visions de l’imagina­tion, autrement dit du libre jeu des facultés, des ressources et des forces que j’ai appelées le “corps”, nous offrent l’occasion de découvrir que notre capacité de voir intérieurement constitue la condition de possibilité et le fondement de la vision oculaire. Nous ne verrions rien hors de nous si nous n’avions pas d’abord en nous la faculté d’imaginer, et de percevoir ce que nous imaginons. Tchouang-tseu ne s’interroge pas sur cette relation mais, sur ce point comme sur tant d’autres, il nous fournit le point de départ d’une réinterprétation possible de notre expérience 81.

Voici la deuxième avenue dans laquelle je m’enga­gerai brièvement. J’ai indiqué que, pour entrer dans la pensée de Tchouang-tseu, il fallait conce­voir le corps comme l’ensemble de nos facultés, de nos ressources, de nos forces, connues et inconnues de nous, donc comme un monde sans limites discernables où la conscience tantôt dispa­raît, tantôt se détache à des degrés variables selon les régimes de notre activité. Selon Tchouang-tseu, il importe de savoir changer de régime à pro­pos, ou de laisser se faire ces changements. La conscience doit savoir accepter par moments sa propre disparition pour laisser s’accomplir libre­ment certaines transformations nécessaires et se retrouver ensuite plus libre d’agir de façon juste. Tchouang-tseu exprime cela dans le langage du retour au vide ou à la confusion. Cette régression salutaire, ces retrouvailles de la sensibilité avec les données les plus élémentaires de l’expérience sont présentes dans le dialogue que je viens de lire. Après avoir entendu le discours de son maître Hou-ts’ieou, Lié-tseu, dit laconiquement le texte, “convaincu qu’il n’avait rien compris à l’art de voyager, resta enfermé chez lui jusqu’à la fin de ses jours”. Le dialogue apparenté du livre 7 du Tchouang-tseu, qui est beaucoup plus développé, se termine par ces mots :

Après cela, Lié-tseu conclut qu’il n’avait encore rien appris. Il rentra chez lui et ne sortit plus pendant trois ans. Il remplaça sa femme à la cuisine, il nourrit les cochons comme si c’eussent été des hommes et remplit indifféremment toutes les tâches [ménagères]. Il cessa de ciseler et de polir pour retourner à la simplicité pre­mière, reposant en lui-même comme une motte de terre, [se maintenant] scellé au milieu de l’agitation, et resta uni de la sorte jusqu’à la fin de ses jours 82.

Je me borne à signaler ce thème de la retraite, du retour à soi, du retour au corps, qui va de pair avec l’acceptation de l’existence la plus humble. On en trouve une autre version dans un dialogue particulièrement intéressant entre Lao-tseu et Confucius dont je citerai le début et la fin :

Confucius dit à Lao-tseu : “Cela fait longtemps que j’étudie les Six Livres. Les Poèmes, les Documents, les Rites, la Musique, les Mutations et les Annales n’ont plus de secret pour moi mais, je ne sais pourquoi, j’ai eu beau expliquer aux vingt seigneurs à qui j’ai rendu visite ce qu’était la Voie des anciens rois et les inciter à suivre les traces des ducs de Tcheou et de Chao, pas un seul ne m’a écouté. Est-ce parce que les hommes sont difficiles à convaincre, ou plutôt parce que la Voie est dif­ficile à montrer 83 ?”

En réponse à cette question, Lao-tseu tient à Confucius un discours tout à fait déconcertant 84 dont voici la conclusion : “Qui a la Voie tout lui vient naturellement, à qui l’a perdue rien ne réus­sit plus.” Et le récit se termine ainsi :

Confucius resta cloîtré chez lui trois mois durant. Puis il retourna auprès de Lao-tseu : “Ça y est, j’ai trouvé, dit-il au maître (...). Cela faisait longtemps que je résis­tais à la transformation ! Et dire que je voulais transfor­mer les autres !” – “Cette fois tu y es”, dit Lao-tseu 85.

Sur ce thème de la retraite, du retour à soi, donc aux ressources du corps, je ne ferai qu’une remarque. La psychanalyse ne peut recommander le recours à ces forces-là parce que, somme toute, malgré l’audace de Freud, elle reste prisonnière du dualisme de Descartes 86. Elle part de la conscience diurne et, pour en sonder les soubasse­ments, lui suppose un double négatif, l’incons­cient. Elle s’est enfermée d’emblée dans ce paradigme spéculaire du conscient et de l’incons­cient, et n’en est plus sortie. Elle est congénitalement incapable de rendre compte des relations de la conscience et des ressources du corps, et donc d’aider ses patients à y avoir recours. D’où, inver­sement, l’actuelle prolifération de thérapies par le corps seulement. Tchouang-tseu n’aurait pas manqué d’inventer quelques dialogues pour se moquer de ce monde de fous.

La troisième avenue dans laquelle je m’engage­rai un instant mène à des questions d’esthétique. Tchouang-tseu s’intéresse à l’action qu’exercent les idées, à la parole efficace qui transforme sou­dainement quelqu’un. Il s’intéresse aussi aux effets que produit la musique. La preuve en est ce dialogue. Il se déroule entre un certain Pei-men Tch’eng et l’Empereur Jaune que nous connais­sons. L’Empereur Jaune a interprété une composi­tion intitulée la Musique de Sien-tch’eu et jeté Pei-men Tch’eng dans un trouble profond. Le texte ne précise pas de quel instrument il a joué. Pour bien imaginer la scène et traduire le texte de façon cohérente, j’ai supposé qu’il jouait du ts’in, du luth chinois ancien. Dans le commentaire qu’il livre après coup, l’empereur parle d’une progres­sion. En donnant à son jeu un tour de plus en plus subtil, profond, intérieur, il a fait sombrer son auditeur dans une confusion grandissante :

Pei-men Tch’eng interrogeait l’Empereur Jaune. “Vous entendant jouer la musique de Sien-tch’e au milieu de la nature sauvage, lui dit-il, j’ai d’abord été saisi d’effroi, puis je me suis senti défait, à la fin j’étais égaré, désemparé, incapable de me ressaisir.”

“C’est ce que tu devais ressentir, répondit l’Empe­reur Jaune. Car, bien que jouant de manière toute humaine, j’ai [tout de suite] réglé mon jeu sur l’action du Ciel ; j’ai [tout de suite] puisé dans l’énergie pure 87 [Sous mes doigts], les saisons alternaient, les êtres naissaient [et mouraient], l’épanouissement entraînait le déclin et le déclin l’épanouissement, le déploiement des formes amenait leur destruction et cette destruction leur redéploiement. J’alternais les timbres purs et impurs ; les sons coulaient, s’étendaient ; je réveillais les animaux hibernants comme le font le tonnerre et la foudre au printemps. J’achevais sans conclure, j’ouvrais sans ouverture, ma musique mourait et renaissait, tombait et reprenait son essor, constante seulement dans ses infinies métamorphoses et constam­ment imprévisible. Tu ne pouvais qu’être saisi d’effroi.

“J’ai ensuite joué de l’équilibre du yin et du yang, de la splendeur combinée du soleil et de la lune. Mêlant les longues et les brèves, les douces et les fortes, j’ai unifié les métamorphoses, mais sans jamais me lier. S’il y avait vallée, je remplissais la vallée ; s’il y avait ravin, je m’insi­nuais dans le ravin. Je ne laissais intervenir ni mes sens, ni mon esprit et me coulais ainsi dans les choses. Sous le charme de mes mélodies et de mes rythmes, les esprits se terraient dans l’obscurité et les astres suivaient leur cours au plus juste. Je m’arrêtais aux limites du fini, mais ma musique déroulait à l’infini ses effets. C’est en vain que tu cherchais à comprendre, que tu cherchais à voir, que tu cherchais à suivre. Tu étais là, confondu, sur une voie qui ne menait nulle part, tu gémissais sur ton accoudoir de bois 88. Tu avais l’esprit limité par ce que tu cherchais à comprendre, la vue bornée par ce que tu cherchais à voir et tes efforts n’allaient pas au-delà de ce que tu poursuivais toi-même, de sorte que tu n’avais aucune chance de me rejoindre. Ton corps a cependant commencé à se dissoudre et tu t’es mis à épouser le mouvement. C’est pour cela que tu t’es senti défait.

“Puis j’ai aboli toute inertie, j’ai laissé aller les rythmes. Il y eut comme un surgissement primitif, une polyphonie sans forme, un déploiement continu sortant d’une obscurité silencieuse. Cela se mouvait dans l’illi­mité tout en se maintenant dans un abîme ombreux. On eût dit la mort, on eût dit la vie. Cela semblait devenir fruit, puis finir en fleur – allant, coulant, s’épandant, se déplaçant en dehors de toute norme. Les esprits com­muns reprochent au Sage ce jeu qui les déroute. Car le Sage entre dans les mouvements de la nature et leur obéit tout entier. Il ne laisse pas son esprit s’échapper, ni ses sens s’égarer. Il ne dit pas un mot mais, dans son for intérieur, il exulte. C’est cette joie qu’on appelle la ‘musique céleste’ 89. Chen-nong l’a chantée en ces termes : Inaudible, invisible, elle remplit Ciel et Terre, elle embrasse l’Univers. Tu as voulu m’écouter, mais ma musique ne t’a offert aucune prise et tu ne pouvais donc que te sentir perdu.

“Par la musique, j’ai commencé par te jeter dans l’ef­froi, et tu t’es cru la victime de quelque maléfice. J’ai relâché mon jeu, et tu as commencé à perdre pied. J’ai joué l’égarement et tu as sombré dans l’abêtissement. Mais par cet abêtissement, tu as rejoint la Grande acti­vité. C’est en se laissant porter qu’on entre dans la Grande activité 90.”

Ce dialogue est l’un des plus beaux textes d’esthé­tique que je connaisse 91. Il devrait être univer­sellement connu. S’il ne l’est pas, c’est peut-être d’abord parce qu’il n’a pas été suffisamment bien traduit. L’original est difficile, voire obscur en cer­tains endroits. Il s’éclaire lorsqu’on se réfère à l’ex­périence, comme je l’ai fait – à l’expérience de l’écoute de la musique. Comme l’ont noté les spé­cialistes, il semble s’opposer à la conception confucianiste qui voit dans la musique le complément des rites et lui attribue une fonction régulatrice et moralisatrice. Comme cette conception confucianiste a été fixée dans le Yué-tsi, le Livre de la musique, qui date du IIIe siècle avant notre ère, on a des raisons de penser que ce dialogue est tardif lui aussi, et ne peut donc être l’œuvre de Tchouang-tseu. N’ayant pas examiné la question de près, je ne me prononcerai pas. Je me contenterai de remarquer que dans les parties du Tchouang-tseu dont l’authenticité est douteuse se trouvent des morceaux merveilleux qu’on a négligés parce qu’on les suspectait d’être des apocryphes. Ces scrupules sont paralysants. Il faut commencer par aborder les textes sans trop de préjugés, tenter de les comprendre et poser éventuellement ensuite, sur de meilleures bases, les questions de datation et d’attribution. Si le dialogue de Pei-men Tch’eng et de l’Empereur Jaune n’est pas de Tchouang-tseu, il est en tout cas l’œuvre d’un auteur qui par­tage ses vues et qui est son égal par la profondeur et la force de l’expression.

Sur le fond, notons ce paradoxe. Plus le jeu de l’Empereur Jaune se fait subtil, profond, intérieur, plus il fait sombrer Pei-men Tch’eng dans la confusion. Il semble qu’il le fasse régresser. Nous avons de la peine à concevoir qu’une activité supérieure, comme l’est cette exécution musicale parfaite, provoque une régression. C’est pourtant ce qui se passe, en un sens, quand nous écoutons de la grande musique et que nous sommes dans un état de profonde réceptivité. Dans ces moments-là, la musique a le pouvoir de faire vibrer et de mettre en accord quasiment tous les registres de notre activité – le sentiment de soi, la spatialité du corps propre, la connaissance inté­rieure du geste, l’émotion, la mémoire et les formes les plus hautes de l’intelligence. La musique unit alors dans une même synergie toutes les forces du corps, des plus élémentaires aux plus évoluées. Telle est la “Grande activité” que l’Empereur Jaune évoque à la fin de son discours. C’est ainsi que j’ai pris la liberté de traduire ici le mot tao.


On a pris l’habitude de considérer Tchouang-tseu comme un “philosophe”, c’est-à-dire comme l’auteur d’un système. En Chine comme ici, chaque fois qu’on lui consacre un chapitre d’une histoire de la philosophie ou une monographie, on se met en devoir de définir ce système, d’en mon­trer l’architecture. Parce qu’il est réputé taoïste, le Tao devient la clé de voûte de l’édifice. La présen­tation qui en résulte n’est pas seulement ennuyeuse, mais fausse parce que la méthode est fausse. On se condamne à mal lire le Tchouang-tseu quand on y cherche, sous l’habillage littéraire, une doctrine susceptible d’être formulée en termes abstraits. C’est également une erreur de le lire de façon linéaire, en prenant les pièces dont il est composé pour les étapes d’une démonstration. On discerne certes un ordre dans certains chapitres, mais on n’en trouve aucun dans d’autres. Il convient de toute façon de s’arrêter à chaque morceau et de le considérer pour lui-même. Il faut prendre ensuite le temps de le rapprocher d’autres morceaux avec lesquels il présente une affinité ou entre en réso­nance, où qu’ils se trouvent dans l’ouvrage. Prati­quée de cette façon, la lecture devient polyphonique, et la réflexion le devient avec elle. J’y ai souvent pensé en pratiquant le Tchouang-tseu. Dans Bach, la complexité n’est pas dans les éléments, mais résulte de leur combinaison. Bach ne pourrait pas les combiner comme il le fait s’ils n’étaient simples, la plupart du temps, et surtout parfaite­ment dessinés, nets et finis. Le caractère fini des éléments et, plus généralement, la discontinuité sont une condition nécessaire de sa polyphonie toujours renouvelée. À cause de ce caractère fini, Bach n’est jamais (ou rarement) pompeux. Il ne tire rien au-delà de ce qui est nécessaire. L’em­phase est nulle, l’intérêt constant. Dans une suite ou une toccata, quand un morceau est achevé, il passe au suivant qui ne lui ressemble pas. Je trouve les mêmes qualités dans le Tchouang-tseu. Chez Bach comme chez Tchouang-tseu, cette forme finie et polyphonique est l’expression d’une pensée.

Mais le Tchouang-tseu tel que nous le connais­sons aujourd’hui n’est-il pas un ouvrage mutilé, remanié, composite ? Peut-on faire de telles obser­vations sur sa forme alors qu’il nous est parvenu dans un état si problématique ? Je pense que oui, car les traits que je viens de relever, le caractère fini des éléments et la complexité de leurs rap­ports, sont certainement restés inchangés. J’ajoute que la lecture polyphonique dont je me fais l’avocat n’est pas seulement un moyen d’explorer la richesse de l’ouvrage, mais aussi le moyen de dis­tinguer de façon sûre, à la longue, les parties qui n’entrent pas en résonance avec les autres parce qu’elles sont de qualité inférieure ou d’une autre provenance. Cette lecture polyphonique a aussi une fonction critique.

Elle pose une série de questions auxquelles j’ap­porterai pour finir une réponse, ou une ébauche de réponse. Ma lecture n’est pas celle que l’on fait traditionnellement en Chine. Tandis que je vois dans le Tchouang-tseu un ensemble multiple et ouvert de descriptions précises et vérifiables, pré­sentées pour la plupart dans des récits ou des dia­logues parce que telles étaient les formes les plus adaptées au propos, les Chinois y ont vu l’expres­sion imagée d’une doctrine unique et quintessentielle. Telle est l’attitude que j’ai trouvée pour le moment chez tous les commentateurs, des plus anciens aux plus récents. Je précise que je n’ai pas encore étudié cette vaste littérature de façon approfondie et que je livre donc sous toute réserve les remarques qui vont suivre.

Le commentaire le plus ancien qui nous soit parvenu est celui de Kouo Siang, mort en l’an 310 de notre ère. C’est un commentaire bref mais systématique, de nature philosophique. Son in­fluence a été considérable. Elle a dominé l’étude du Tchouang-tseu de façon ininterrompue jusqu’à nos jours. Il y a plusieurs raisons à cela. La pre­mière est que Kouo Siang n’a pas seulement commenté l’ouvrage, il lui a donné sa forme actuelle en sacrifiant des parties qui lui parais­saient superflues et en répartissant la matière qu’il retenait dans les 33 livres que nous connais­sons. La deuxième raison de son influence est plus importante. Le Tchouang-tseu est un ouvrage déconcertant et souvent difficile. En l’expliquant de façon systématique, au moyen d’une douzaine de notions abstraites, Kouo Siang facilitait la tâche des lecteurs de son temps. Il leur donnait le sentiment de dominer cet ouvrage qu’ils ne com­prenaient plus qu’en partie ou ne se donnaient pas la peine de lire, hormis quelques morceaux. Kouo Siang flattait leur paresse parce que cela coûte beaucoup moins de croire à un sens élevé, général, à peine saisissable, que de lire exacte­ment, d’observer les données élémentaires de l’expérience et de s’aventurer par là dans un domaine que rien ne limite a priori. La recherche du moindre effort est universelle. Kouo Siang montrait aussi le moyen de tirer profit du génie de Tchouang-tseu pour accréditer des idées qui n’étaient pas les siennes, mais celles de l’exégète. Il a fait école. Au fil des siècles, des dizaines, sinon des centaines de lettrés ont cru trouver dans le Tchouang-tseu la confirmation de leurs idées ou de celles de leur milieu et de leur temps. De tendance taoïste, bouddhiste, confucianiste ou syncrétiste, ils ont généralement commenté les mêmes passages que Kouo Siang et l’ont fait dans un sens voisin du sien. Ils me donnent l’im­pression de “répéter leurs preuves”, comme dit Rimbaud. Non qu’ils aient été de mauvaise foi, ou que leurs gloses soient toujours sans intérêt. Mais ils ne sont pas nécessairement les guides dont nous avons besoin.

J’ai envie d’appliquer au rapport entre Tchouang-tseu et ses commentateurs ce que Claude Lévi-Strauss dit dans Tristes Tropiques à propos des fresques de Giotto : “L’homme ne crée vraiment grand qu’au début ; dans quelque domaine que ce soit, seule la première démarche est intégralement valide (...). La grandeur qui s’attache aux commencements est si certaine que même les erreurs, à la condition qu’elles soient neuves, nous acca­blent encore de leur beauté 92”. Jean Levi fait remarquer que Tchouang-tseu et Han Fei ont été les premiers auteurs chinois à s’exprimer par écrit et en leur nom personnel 93. Tchouang-tseu est le premier.

À partir de Kouo Siang, nous n’assistons pas seulement à un affadissement, mais à un véritable détournement 94. Kouo Siang et d’autres ont transformé une pensée de l’autonomie radicale, de l’indépendance de la personne, du refus de la ser­vitude et de la domination en une apologie du dégagement, de l’indifférence morale, d’une forme de désinvolture qui permettait aux aristo­crates de leur temps de servir les pouvoirs en place malgré le dégoût qu’ils leur inspiraient. Ils ont désamorcé la charge critique du Tchouang-tseu pour en tirer une justification de la démission devant le pouvoir, donc de la soumission. C’est ainsi que le Tchouang-tseu est devenu la consola­tion, la compensation spirituelle des aristocrates lettrés, puis des mandarins. À partir de Kouo Siang, il a servi leur conservatisme naturel en offrant une contrepartie imaginaire à leur servi­tude. Sans cette opération, le Tchouang-tseu n’au­rait certainement pas joué le rôle qui a été le sien depuis lors dans l’histoire des idées et de la littéra­ture. Il aurait peut-être disparu, tout simplement, comme tant d’autres auteurs anciens.

En redécouvrant sa charge critique, nous sommes amenés à remettre en question toute cette tradition. Il en résulte un renversement. Ce ne sont plus les commentateurs chinois qui nous serviront de guides pour comprendre Tchouang-tseu, sinon de façon accessoire. Ce sera au contraire Tchouang-tseu qui nous servira à juger ses commentateurs. D’après ses dialogues, on imagine assez bien ce qu’il aurait pensé de la plu­part d’entre eux. Ce renversement a la vertu de rétablir un antagonisme fondamental mais depuis longtemps perdu de vue, de remettre l’histoire des idées chinoises sous tension, de la remagnétiser. Il pourrait en résulter avec le temps un changement de perspective considérable.

Dans l’introduction que Kristofer Schipper a placée en tête de sa traduction néerlandaise des sept premiers livres du Tchouang-tseu, il présente cet ouvrage comme l’un des “sommets de la pen­sée chinoise 95”. La formule me gêne, car je ne le vois pas au sommet, en compagnie de quelques autres, mais à part. Je le conçois encore plus volontiers comme un bloc erratique. L’idée que nous avons de la “pensée chinoise traditionnelle”, et que s’en font les intellectuels chinois eux-mêmes, porte l’empreinte, profondément impri­mée, de Kouo Siang, elle ne porte aucunement celle de Tchouang-tseu. Il convient de situer Tchouang-tseu en dehors de la “pensée chinoise héritée 96”.

Il me semble nécessaire de réviser de façon tout aussi drastique une autre idée reçue, celle de l’ap­partenance de Tchouang-tseu au taoïsme. Cette attribution induit en erreur le public occidental, qui ne se doute généralement pas que “taoïsme” ne correspond pas à une notion en chinois, mais à au moins quatre ou cinq. Les Chinois distinguent les tao-tsia, les “philosophes taoïstes”, une catégo­rie qu’ont inventée les bibliothécaires du début de l’empire, dans laquelle ils ont réuni le Tchouang-tseu et le Lao-tseu, auxquels ont ensuite été asso­ciés le Houai-nan-tseu et le Lié-tseu, notamment ; le sien-jen tcheu tao, un ensemble de croyances relatives aux immortels, apparues au début de l’empire ; le Houang-Lao, une philosophie poli­tique placée (comme son nom l’indique) sous le patronage de Houang-ti, l’Empereur Jaune, et de Lao-tseu, qui a joué un rôle important au début des Han ; le Lao-Tchouang, un mouvement philo­sophique du début du Moyen Âge placé sous le signe d’un retour à Lao-tseu et Tchouang-tseu et dont Kouo Siang est un éminent représentant ; enfin le tao-tsiao, la religion taoïste, qui apparaît à la fin des Han. Tchouang-tseu ne peut être rangé de façon satisfaisante sous aucune de ces rubriques. La religion taoïste ne lui a fait que des emprunts très limités : des notions isolées, telles le “jeûne de l’esprit” (sin-tchai) ou la “pratique de l’oubli” (tsouo-wang), et quelques personnages de ses dialogues, dont elle a fait des êtres surnaturels. De sa philosophie, elle n’a rien retenu. Tchouang-tseu et Lao-tseu s’étant trouvés associés dans une même catégorie bibliographique, on les a peu à peu pris pour des représentants d’une même école philosophique, ce qui est absurde parce qu’une telle école n’a jamais existé et parce qu’ils défen­dent, sur des questions essentielles, des concep­tions diamétralement opposées. Le point sur lequel leur incompatibilité est la plus totale est que, selon le Lao-tseu, la réalité a une source ou une origine alors que, pour Tchouang-tseu, elle n’en a pas. Cette différence est fondamentale du point de vue philosophique, elle l’est aussi dans ses conséquences politiques et religieuses. Le Lao-tseu a profondément influencé les conceptions et les comportements politiques parce qu’il propose au prince de se placer à l’origine des choses, ou de se faire l’origine des choses, afin de les contrôler de façon naturelle et de pratiquer un art de la domination insensible et muette. Il a plus tard fourni à la religion taoïste naissante les mystères dont toute religion a besoin. Tchouang-tseu, lui, n’a jamais pu être exploité ni politiquement, ni religieusement. Que le personnage de Lao-tseu apparaisse si souvent dans les dialogues de Tchouang-tseu n’est pas non plus une raison de le ranger parmi les taoïstes. Confucius y apparaît tout autant. Je rappelle aussi mon hypothèse : Tchouang-tseu aurait reçu une formation ritualiste, donc confucianiste, et aurait développé à partir d’elle une dimension importante de sa pensée philoso­phique. On ne gagne rien à le classer parmi les penseurs taoïstes. Ce genre d’a priori empêche de bien le lire.

Je reconnais que les remarques que je viens de faire étaient rapides. Je les ai faites pour donner une idée des perspectives que peut ouvrir une lec­ture attentive du Tchouang-tseu, de quelle façon elle est susceptible de modifier notre vision de l’histoire de la pensée chinoise. Il me reste à indi­quer quels effets elle pourrait avoir sur nos idées, en me limitant au seul thème que j’ai abordé, celui des régimes de l’activité et de leurs rapports para­doxaux. Je vais montrer comment cette lecture a été rendue possible par l’époque où nous sommes et ce que cette lecture peut lui apporter en retour.

Je ne crois pas au progrès en général, mais je l’admets dans certains domaines. Une observation que Stendhal fait dans ses Souvenirs d’égotisme m’a frappé lorsque je l’ai lue pour la première fois : “L’égotisme, mais sincère, dit-il, est une façon de peindre ce cœur humain dans la connaissance duquel nous avons fait des pas de géant depuis 1721, époque des Lettres persanes de ce grand homme que j’ai tant étudié, Montesquieu. Le pro­grès est quelque fois si étonnant que Montesquieu en paraît grossier 97.” À cette observation de Stend­hal, j’associe celle-ci, que Julien Gracq fait dans En lisant, en écrivant : “Une des raisons qui font que Proust n’a pas eu de descendance littéraire apparente tient à ce que celle-ci serait très diffici­lement identifiable – à ce que son œuvre repré­sente moins la création de ce qu’on appelle un ‘monde’ d’écrivain, c’est-à-dire le filtrage du monde objectif par une sensibilité originale, que l’application d’une conquête technique décisive, aussitôt utilisable par tous : un saut qualitatif dans l’appareillage optique de la littérature. Le pouvoir séparateur de l’œil – de l’œil intime – a doublé : voilà la nouveauté capitale ; elle implique, comme toute mise au point d’un microscope plus perfectionné, à la fois une minutie supérieure dans l’observation des domaines déjà explorés et l’accès à des domaines neufs, qui jusque-là restaient indiscernables 98.” Proust parle lui-même d’appa­reillage optique. Dans Le Temps retrouvé, il écrit ceci : “En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écri­vain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de dis­cerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même (...). L’auteur n’a pas à s’en offen­ser, mais au contraire à laisser sa plus grande liberté au lecteur en lui disant : Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre 99.” L’affinement de l’obser­vation ne va pas sans un affolement du langage. Michaux n’aurait pas décrit comme il l’a fait les dérèglements de l’expérience provoqués par les drogues s’il n’avait eu à sa disposition une écriture si personnelle, originale et précise. Les progrès faits dans ce domaine au XXe siècle ont rendu pos­sible une attention beaucoup plus poussée que dans le passé à ce que j’ai appelé l’infiniment simple ou le presque immédiat. C’est aussi le cas en peinture. Cézanne a exploré, comme nul ne l’avait fait avant lui, l’interaction subtile de la sen­sation et de l’image mentale d’où naît notre per­ception du monde sensible. Au lieu de reproduire le monde objectif, qui n’est jamais qu’un monde de convention, il a révélé par des moyens pictu­raux nouveaux, mis au point dans cette intention, l’alchimie de notre perception du monde visible. On observe un mouvement semblable en philoso­phie. À sa manière, la phénoménologie a aussi cherché à cerner d’aussi près que possible les phé­nomènes tels qu’ils sont pour nous. Wittgenstein s’est efforcé de mettre en évidence les paradoxes qui sont inhérents à notre rapport au langage. On pourrait citer d’autres noms. Il s’est produit une problématisation nouvelle de notre expérience subjective.

De tels changements ont nécessairement des effets rétroactifs. Avec nos appareillages optiques nouveaux, nous regardons autrement les peintres plus anciens, nous relisons autrement les philo­sophes du passé, les auteurs. Et quand ce sont de grands peintres, philosophes ou écrivains, nous découvrons en eux des ressources que nous pressentions, mais que nous ne pouvions pas voir et nommer. Comme le faisait remarquer Charles Rosen dans un article récent de la New York Review of Books, la musique du XXe siècle a modi­fié, et approfondi, notre intelligence de la musique classique. “Ce que nous y percevons maintenant, écrit-il, s’y trouvait évidemment dès l’origine 100.”

Cette situation historique rend aussi possible une nouvelle lecture du Tchouang-tseu. Nous sommes peut-être même, à certains égards, les lecteurs que Tchouang-tseu aurait voulu avoir. Après tout, il n’a pas choisi ses commentateurs. Il n’avait aucune idée de la tournure qu’allait prendre après lui l’histoire de la pensée et des religions chinoises. Je ne tiens pas ce propos impertinent pour récuser a priori ses exégètes chinois, mais pour revendiquer le droit de ne pas me soumettre inconditionnelle­ment à leur autorité. Je ne veux pas dire non plus que les langages plus fins dont nous disposons font de nous des gens plus subtils ou plus savants que lui. Avec les moyens qui étaient les siens, Tchouang-tseu a parfaitement décrit ce qu’il voulait décrire.

Il ne s’agit cependant pas seulement d’observa­tion et de description. Un artiste, un écrivain est nécessairement un expérimentateur – non seule­ment dans la mise au point de ses moyens, mais aussi (et tout d’abord) dans sa façon de sentir, de percevoir et de se représenter le monde. Ce carac­tère expérimentateur est plus ou moins marqué, plus ou moins conscient, plus ou moins avoué selon les cas. Il est très prononcé chez Proust et chez Michaux par exemple. Mais cette faculté de défaire et de refaire le monde est universelle. Elle est présente en chacun de nous, et nous est indis­pensable. Il est vital que nous sachions faire retour à la confusion et au vide quand notre activité consciente est dans un cul-de-sac, qu’elle s’est laissée enfermer dans un système d’idées fausses ou dans des projets irréalisables. Notre salut dépend alors de notre capacité de faire marche arrière, d’aller “évoluer à proximité du début des phénomènes”, de retrouver “le vide où s’assemble la Voie”. Il faut savoir faire le vide pour produire l’acte nécessaire. L’incapacité de faire le vide, comme je l’ai dit, engendre la répétition, la rigi­dité, voire la folie. Le lecteur se souvient qu’en restant assis dans l’oubli, Yen Houei se trouvait à même “d’épouser les métamorphoses de la réa­lité” et que pour cette raison, Confucius recon­naissait en lui son maître.

Cette faculté de défaire et refaire notre rapport à nous-mêmes, aux autres et aux choses n’est pas seulement vitale pour les personnes, elle l’est aussi pour les communautés, les sociétés. Tchouang-tseu y a été sensible, probablement parce qu’il a vécu dans une époque de désordre, de conflits destruc­teurs, mais aussi d’effervescence intellectuelle. Les heurts entre doctrines incompatibles sont à l’ori­gine de sa réflexion sur le langage, dont il a parfai­tement dégagé à la fois la fonction créatrice et l’arbitraire 101. Il est le seul penseur chinois à l’avoir fait, à ma connaissance. Cette dimension de sa pensée est aussi celle qui a le plus complètement cessé d’être comprise en Chine après lui. Nous sommes par contre bien placés pour la percevoir et en mesurer la portée. Nous vivons comme lui dans une époque dangereuse et incertaine.

L’intérêt que présente une lecture attentive du Tchouang-tseu aujourd’hui tient à tout cela. Il tient surtout au fait que l’expérimentation, la dissolu­tion et la redéfinition de notre rapport à nous-mêmes, aux autres et au monde, ce solve et coagula des alchimistes, ne peut se faire sans l’adoption – expérimentale, toujours – de paradigmes nou­veaux. Tchouang-tseu nous en fournit en abon­dance. Dans le seul domaine que j’ai exploré au cours de ces leçons, nous avons vu ceux de l’ap­pren­tissage, du geste, des régimes de l’activité et des passages d’un régime à l’autre, de l’activité t’ien et de l’activité jen, de la conscience vision­naire yeou, du vide et de la confusion, du corps défini comme une activité propre connaissable et inconnaissable. Ce sont autant d’idées précieuses parce qu’elles nous permettent de mieux observer notre expérience, ou de l’observer autrement, et de surmonter certaines apories qui résultent de nos paradigmes habituels, comme je l’ai montré en passant à propos de Montaigne et des ani­maux, de Kleist et de l’innocence perdue, de la nature purement humaine des problèmes théolo­giques, de la psychanalyse.

Nous pouvons réunir tout cela en disant que du Tchouang-tseu émerge un paradigme, nouveau pour nous, du sujet et de la subjectivité. La repré­sentation du sujet qui a dominé dans nos traditions religieuses et philosophiques ainsi que dans nos conceptions psychologiques est celle d’une ins­tance autonome et active, mais dont l’activité peut se retourner en passivité, d’où l’idée des “pas­sions”. Elle est placée face au monde créé et devient, à l’époque moderne, le sujet face à l’objet. À l’époque contemporaine, l’autonomie de cette instance a été mise en doute, mais sans que la conception générale ne change par ailleurs. Chez Tchouang-tseu, nous avons une représentation dif­férente. Ce que nous appelons le sujet ou la sub­jectivité y apparaît comme un va-et-vient entre le vide et les choses. De ces deux termes, c’est le pre­mier – le vide ou la confusion – qui est considéré comme fondamental. C’est par ce vide que nous avons la capacité, essentielle, de changer, de nous renouveler, de redéfinir (quand c’est nécessaire) notre rapport à nous-mêmes, aux autres et aux choses. C’est de lui que nous tenons la faculté de donner des significations, de signifier. Comme nous l’avons vu, ce paradigme permet à Tchouang-tseu de décrire notre expérience de façon cohérente et juste, même dans ses moments paradoxaux.

L’analyse des textes montrerait, je crois, que quand il est question de ce va-et-vient entre le vide et les choses, c’est le fonctionnement de notre subjectivité qui est décrit. La difficulté provient de ce que ces mêmes textes ont par la suite été inter­prétés en un sens cosmologique. Le va-et-vient entre le vide et les choses a été pris pour une des­cription du fonctionnement du monde, dont le fonctionnement du sujet est apparu comme un cas particulier, dérivé et subordonné. L’amorce de ce changement de perspective est déjà perceptible dans certaines parties du Tchouang-tseu. Cette interprétation cosmologique ou métaphysique a ensuite dominé la lecture de tout le Tchouang-tseu.

Le paradigme de Tchouang-tseu acquiert une dimension supplémentaire quand nous nous aper­cevons que le lieu du vide, ou de la confusion, n’est autre que le corps – à la condition d’entendre par là, non le corps objet ou la machine de Des­cartes mais, selon ma proposition, l’ensemble des facultés, des ressources et des forces, connues et inconnues, que nous avons à notre disposition ou qui nous déterminent. Cela, Tchouang-tseu ne le dit pas, du moins pas dans ces termes-là, mais le montre. De vingt façons différentes, et souvent de manière déconcertante, il nous fait comprendre que c’est en laissant agir le corps, ainsi conçu, que nous pouvons assurer notre autonomie. Cet ensei­gnement est paradoxal pour nous qui sommes tel­lement accoutumés à chercher l’autonomie dans la maîtrise consciente de nos actes.

Je me demande si, sur ce thème (et sur d’autres), la pensée de Tchouang-tseu n’est pas appelée à rencontrer un travail qui s’accomplit sourdement dans les profondeurs de notre culture. Notre para­digme du sujet et de la subjectivité, du dualisme de l’esprit et du corps, est ébranlé, nous le sentons bien, mais nous en restons prisonniers faute d’al­ternative. Seuls quelques esprits visionnaires ont pressenti, par moments, ce que pourrait être le paradigme nouveau. Je pense aux surréalistes, qui ont parfois été prophétiques. Quelques-unes de leurs intuitions les plus fulgurantes les placent dans le voisinage des visions du Tchouang-tseu. André Breton est proche de lui quand il évoque “le vertigineux et inappréciable ‘en-deçà’ sur la pro­longation sans limite duquel le rêve humain a bâti tous les ‘au-delà’ 102”. Comme Tchouang-tseu, Ben­jamin Péret “conserve l’inconscience de sa conscience”, selon la formule de Pierre Naville 103. Max Ernst, le plus authentiquement créateur des surréalistes avec Luis Buñuel, a joint aux planches de La Femme 100 têtes, l’un de ses recueils de col­lages, des légendes qui, mises bout à bout, for­ment l’un des plus beaux poèmes du XXe siècle. “Le Père Éternel cherche en vain à séparer la lumière des ténèbres”, dit la 137e. Et voici l’avant-dernière, qui rappelle si fortement les paradoxes de la conscience selon Tchouang-tseu : “Deman­dez à ce singe : Qui est la femme 100 têtes ? À la manière des Pères de l’Église, il vous répondra : Il me suffit de regarder la femme 100 têtes, et je le sais. Il suffit que vous me demandiez qui est la femme 100 têtes, et je ne le sais plus 104”. Je situe ce merveilleux texte dans les parages immédiats de l’Empereur Jaune et de sa perle obscure.

J’espère avoir convaincu le lecteur que si nous prenons le temps de le lire attentivement, en écar­tant les interprétations convenues et les idées reçues, Tchouang-tseu se révèle être un philo­sophe perspicace, précis et profond en même temps qu’un auteur déconcertant, insondable et sans prix.