Kaaro ne veut pas me suivre à Rosewater. Néanmoins, je trouve Owen Gray à l’endroit indiqué par Femi. Le S45 l’espionne depuis son arrivée dans le pays, en tant qu’étranger lié à Armoise quand il était à Londres, mais la surveillance s’est relâchée quand il a paru clair qu’il poursuivait une existence sans intérêt.
Un petit pavillon, un grand jardin, une palissade autour de la propriété, un portail.
Il faut porter à son crédit qu’il n’habite pas dans un quartier chic. D’après ce que je vois, ses voisins proches sont des Noirs et des Persans. J’observe d’abord la maison, puis je l’aperçois. Il est devenu maigre et courbé ; il a au moins quatre-vingts ans, des cheveux blancs qui contrastent avec sa peau hâlée. J’ai l’impression de l’avoir vu pour la dernière fois il y a quelques jours à peine. Il a bien changé. Le temps a filé et lui a tout pris. J’espère qu’il lui reste assez de jus pour sauver l’humanité.
Il devait déjà être vieux en arrivant à Rosewater. Ceux qui vieillissent ici ont en général une colonne vertébrale en meilleur état.
En me rapprochant de lui, j’entends de la musique à l’intérieur de la maison. Surtout des rythmes syncopés. Owen, Owen, comment vis-tu ? Tu as des enfants, des petits-enfants, des chats ? Es-tu seul ? As-tu aimé quelqu’un ? As-tu perdu quelqu’un ?
Avant que je puisse le saluer, il déclare : « Vous n’êtes pas humaine, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que vous êtes ?
— Vous ne vous souvenez pas de moi ? Nous nous sommes rencontrés à Londres en 2012, dans l’église de Tottenham Court Road. »
Il sourit en y repensant. « À St Anselm. La distribution de soupe.
— La distribution de soupe.
— Je ne me souviens pas de vous – et ne le prenez pas mal car j’ai nourri beaucoup de gens dans cette église –, mais j’ai déjà vu des gens dans votre genre. Qu’est-ce que vous êtes ?
— Un fantôme.
— Oui. J’ai vu au moins un fantôme à l’époque. Quel est votre nom, jeune fille ?
— Bicycle Girl. » Je ne sais pas pourquoi je dis cela. Je ne me présente jamais sous ce nom de guerre1, mais il me donne l’envie de le faire. Il semble… fiable.
« Et vous savez qui je suis.
— Owen Gray. Un agent de la CIA. Et c’est pour vous que je suis là.
— Un agent à la retraite, du fait que toute la CIA est hors d’atteinte. Vous faites des rimes. Volontairement ? C’est toujours agréable de se faire assassiner par une personne cultivée.
— Je ne suis pas venue vous tuer.
— Non ?
— Monsieur Gray, d’après les rapports, vous êtes entré au Nigeria vers 2035. Vous êtes culotté. Il y a longtemps que votre visa est expiré. »
Il lève un sourcil strié de poils blancs. « Vous feriez mieux d’entrer, Bicycle Girl. Vous pouvez boire du thé, sous cette forme ?
— Je ne peux pas interagir avec des objets solides. Seulement avec des êtres biologiques doués de sensibilité. Vous pouvez me toucher, m’entendre et percevoir mon odeur, mais seulement parce que je manipule vos terminaisons nerveuses et votre cerveau. »
Il hoche la tête. « J’ai aidé à créer l’un de vous une fois. Pas vous en particulier, mais un fantôme de la xénosphère. Nous l’appelions un fantôme quantique, parce qu’à l’époque on mettait le mot “quantique” devant tous les trucs qu’on ne comprenait pas. »
Cela m’amuse malgré moi. « On le fait encore.
— Ha ! Je croyais que c’était fini. Vous aviez quel âge quand vous êtes morte ?
— Onze ans.
— Pourtant, vous dites que vous m’avez vu à Londres en 2012.
— Je… Je suis revenue en arrière dans les données du passé.
— Fabuleux, fabuleux. Passons dans la cuisine. Je vais manger des pattes de poulet. »
Je pense qu’il veut parler de cuisses ou de pilons, mais non, il s’agit de vraies pattes. Il y a une façon particulière de les manger, et il sait y faire. J’ai beau réfléchir, je pense n’avoir jamais vu un Blanc manger des pattes de poulet. Il y en a une dizaine dans un bol posé sur une petite table. Je sens leur odeur, et il n’a pas lésiné sur le piment rouge.
Il s’assoit et me dit : « Ewa jeun. » Partagez mon repas.
« Vous devez encore perfectionner votre accent.
— Je suis trop vieux pour m’inquiéter d’être repéré comme espion et exécuté.
— Nous pouvons discuter de la raison pour laquelle vous êtes ici ? À Rosewater ? »
Il dépiaute les pattes, les grignote en longueur à petits coups de dents rapides et finit par les parties charnues où se rejoignent les doigts. Il recrache les griffes.
« Pour surveiller Armoise, bien sûr, répond-il. Disons que c’est la force de l’habitude. Je n’ai plus à faire de rapport à personne et mes alliés sont tous morts.
— Nous essayons de l’arrêter.
— Armoise ? Bonne chance. Les Britanniques ont essayé de le tuer. Je les ai aidés. Nous avons détruit son cerveau. Seulement, ce n’en était pas un. » Il brise un os et suce la moelle grasse. « Je me souviens de vous, maintenant. C’est vous qui nous avez annoncé la mort d’Anthony.
— Il n’était pas mort, mais oui, c’était moi. De quelle manière vous en souvenez-vous ? Ce n’était pas vraiment vous, mais plutôt une empreinte de votre esprit. » Mais maintenant, je comprends. Aller dans le passé affecte la mémoire d’aujourd’hui parce que l’ancienne version est écrasée par de nouvelles données, dont je fais désormais partie.
« Ce que vous souhaitez réellement savoir, c’est si je possède des informations qui pourraient vous aider à l’éliminer, dit Owen. Probablement pas. Mais je partagerai avec vous mes notes et mes réflexions. Je peux vous indiquer ce qui ne marche pas. »
Je lui demande finalement : « Comment se fait-il que vous aimiez les pattes de poulet ?
— Je viens de la Louisiane.
— Je vois. Où conservez-vous vos observations ?
— Je vais vous le montrer dans une minute. Pourquoi ne ressemblez-vous pas à une fillette de onze ans ? On dirait que vous en avez plus de vingt.
— Je ne savais pas que j’étais morte.
— Bien sûr, bien sûr. Vous avez déjà tué quelqu’un ?
— Non. Je ne suis pas une agente du gouvernement, monsieur Gray. » Je prends un ton qui me semble convaincant. Au cours d’une rébellion, l’innocence n’est qu’un mythe et, pendant un instant, un court instant seulement, je regrette le temps de mon enfance.
« Vous travaillez quand même pour l’une d’entre elles.
— Et vous, avez-vous déjà tué quelqu’un ?
— Pas que je me souvienne. Je veux dire : je suis vieux, mais je pense que je me souviendrais si j’avais ôté la vie d’une personne.
— Alors, très bien, ça veut dire que vous pouvez me plaire. » Oui, je l’aime bien, j’apprécie ses manières lentes, posées, et dans ses yeux un éclat juvénile qui contraste avec l’apparence délabrée de son corps. Il ne fait pas de mouvement brusque, n’a rien de menaçant. Je me demande s’il s’agit d’un comportement qu’on leur enseigne à la CIA afin que les ennemis baissent leur garde. Il est préférable de ne pas lui avouer que j’ai déjà tué ni que j’ai l’intention de tuer dans un futur proche.
« Armoise a été ma seule et unique affectation, précise-t-il. La surveillance a pris du temps. Ça ne fait pas de moi un agent d’élite, hein ?
— Quelle était votre mission, au juste ?
— Elle était double. Observer tous les phénomènes extraterrestres, en recherchant particulièrement ce qui pouvait profiter à l’armée, et ensuite détruire Armoise.
— Ils vous ont dit comment le tuer ? »
Un sourire triste. « Je crains bien que non. Je pense qu’ils voulaient élaborer un plan à partir de mes découvertes.
— Où sont vos notes ? »
Il se lave les mains, essuie une petite trace de graisse sur son visage, puis me conduit dans une pièce située à l’arrière de la maison. Il y prédomine une légère odeur de moisi, un peu comme dans une librairie d’occasion. Elle est littéralement remplie de carnets.
« Vous vous moquez de moi ?
— Les mémoires informatiques peuvent être piratées, explique-t-il. En plus, j’ai rédigé ces carnets depuis que je suis à Rosewater. Il y a eu un gros risque pendant la guerre, mais à part ça… »
Je ne peux pas les lire. Je vais devoir envoyer quelqu’un, comme Tolu Eleja.
« Ça ne marchera pas, lui dis-je.
— Parce que vous ne pouvez pas interagir avec des objets physiques, oui, j’ai compris. » Il s’assoit sur un tabouret, ce qui soulève un petit nuage de poussière, répand une odeur de moisi et fait fuir quelques poissons d’argent. « Pourquoi ne pas me dire quel est votre plan ? »
Je le fais, en lui donnant les grandes lignes de ce que Femi désire.
Il reste silencieux pendant quinze minutes, levant la main pour m’arrêter chaque fois que je tente de relancer la conversation.
« Ça pourrait marcher, dit-il enfin. Mais ça prendra du temps, et en attendant les extraterrestres pourraient développer des contre-mesures. Non, pour y arriver, vous devrez sacrifier votre reine et trouver une méthode plus rapide. Heureusement, j’ai exactement ce qu’il faut. »
Il se met à chercher des carnets particuliers.
Je lui demande : « Vous dites que vous avez déjà rencontré quelqu’un dans mon genre ?
— Oui.
— Vous vouliez parler de Ryan Miller ? »
Owen s’esclaffe. « Vous savez, nous sommes restés bloqués à Londres pendant dix ans. Je parle de mon groupe. Avec Miranda, Ryan et Feuilles-Mortes. C’est surtout grâce à Ryan Miller que nous avons survécu. Il connaissait tout : les meilleurs endroits où se cacher, où trouver des armes abandonnées, des surplus. Il savait à quel moment allaient se produire des catastrophes, et comment traverser le cordon de sécurité, ce que je trouvais très pratique parce que je devais envoyer mes rapports. Je savais qu’il y avait quelque chose de bizarre chez lui.
— Quoi donc ? » Je m’assois sur le sol, les jambes croisées.
« Trois ans après la chute d’Armoise dans Hyde Park, je me suis introduit dans son appartement. Je savais où il serait à ce moment-là, vous voyez. J’ai déniché un livre jauni qu’il avait caché et qui fournissait un grand nombre de prédictions, jusqu’à une date lointaine. Apparemment, il l’avait dérobé au British Museum. C’était probablement une antiquité de valeur, mais Ryan y avait griffonné des notes. Des corrections, des commentaires, ce genre de choses. Des annotations comme “Ce n’est pas ce que j’ai dit !” ou “J’aurais pu être plus clair”, et ainsi de suite. Comme s’il était l’auteur du livre.
— Il l’était.
— Oui. Le père Marinementus. Mais je ne l’ai découvert que plus tard. En arrivant à la page soixante-dix, j’ai trouvé une note. En la dépliant, j’ai pu lire un petit texte qui m’était adressé. Ça disait : “Je sais que tu es là, Owen. Regarde par la fenêtre.” Quand j’ai regardé, je l’ai aperçu en train de me faire un signe de la main, assis sur une rame de la ligne nord qui avait déraillé. Je ne suis pas effrayé facilement, mais j’ai senti mes jambes flageoler. J’avais l’impression d’être observé par un prédateur, d’être pris au piège.
— Il était encore vivant, après tous ces siècles ?
— Non. Et il n’était pas exactement comme vous. Il est entré dans la tumeur qui grossissait chez une femme nommée Anne Miller. Il lui a parlé, à partir de la tumeur, pour qu’elle ne la fasse pas enlever. Ensuite, il a modifié les tissus pour en faire un bébé. Il disait que la pire expérience de son existence consistait à posséder l’intelligence d’un immortel dans un corps dont les cordes vocales n’étaient pas complètement développées.
— Il n’était pas contrarié que vous soyez entré chez lui ?
— Non, il s’y attendait. Je pense qu’on ne se sent pas offensé quand on connaît l’avenir. Après avoir précédé Armoise au Nigeria, il est devenu balayeur, pour je ne sais quelle raison, et il est mort. Voilà comment il a terminé sa vie. »
Non.
Je me lève, me rapproche de lui et renifle son corps. « Vous ne me dites pas tout. C’était peut-être la fin de sa vie, mais pas sa disparition, ni la fin de votre relation. »
Il sourit avant de jeter sept carnets sur le sol. « Il est là-bas, dans la xénosphère, mais il me rend visite de temps en temps. J’ai parfois l’impression qu’il est devenu fou. En d’autres occasions, il a l’air plein de regrets ou m’apporte de nouvelles prophéties. Elles ne sont pas toujours claires. J’ai fini par le considérer comme un ami, mais maintenant… il se passe quelque chose. La personne que je connaissais semble s’évaporer.
— Nous nous évaporons tous, monsieur. Qu’est-ce que vous avez pour moi ? »
Vous vous êtes déjà demandé pourquoi je vous raconte tout cela ? Pourquoi j’utilise la tradition orale au lieu de rédiger les événements, ou de les laisser se perdre pour la postérité ? Je n’ai pas besoin de parler. Et même si je le fais, l’avenir me jugera. Nous jugera.
Je vous ai dit que j’étais mal placée pour relater cette histoire et je continue de le penser. Mais je m’appelle Oyin Da et, à cause de ce que je sais, des endroits que j’ai visités, de ce que je peux faire, j’ai parlé d’événements auxquels je n’ai pas assisté en personne. Je vous ai raconté le début.
Voici maintenant la fin.