Identification erronée. Identification erronée.
La puce fantôme d’Aminat est encore activée. Elle permute sur son implant palmaire.
Identification confirmée.
Bonjour, Aminat. Souhaitez-vous être connectée au système de circulation de Rosewater ?
« Oui, merci. »
Où désirez-vous aller aujourd’hui ?
« Prends l’adresse dans le téléphone. Je l’ai indiquée. »
Merci.
Tandis que le véhicule sort de l’allée, Aminat noue ses cheveux en chignon, retient celui-ci d’une main et le fixe avec la broche qu’elle pinçait entre ses lèvres. Elle éprouve une fugace impression de déjà-vu : elle-même, encore fillette, observant sa mère en train d’effectuer les mêmes gestes, depuis le siège arrière de la voiture familiale ; son père au volant, Layi enchaîné à la maison. Elle arrange son col, puis se regarde dans le miroir et hausse les sourcils ; elle déteste ses cils. Depuis toujours, elle aurait voulu qu’ils soient plus longs. L’auto est engagée maintenant dans le trafic, en train de tourner, modulant sa vitesse afin de rester en dessous de la limite. Aminat regarde à l’extérieur pour tenter de voir Kaaro. Cet idiot est sorti courir. À Rosewater, ce n’est pas une bonne idée, étant donné le niveau de criminalité dans les rues.
Pourquoi croit-il qu’elle ait fait installer des tapis de course à la maison ? Enfin, c’est peut-être une bonne chose qu’elle ne le voie pas. Kaaro devrait quand même savoir qu’il doit éviter de lui cacher des choses – comme sa visite à Femi ; cela rappelle à Aminat la relation qu’il a eue avec Molara dans la xénosphère, quelques années plus tôt.
Souhaitez-vous des commentaires sur le parcours ?
« Désactive cette fonction. »
Merci.
Les sarcleurs sont de sortie, ce qui ralentit la circulation. Depuis la guerre, le sol a tendance à se couvrir d’une couche de mousse comparable à du feutre ; on dirait un tapis vivant qui croît très vite. Deux fois par jour, des sarcleurs doivent gratter cette couche de la chaussée. Une fois, ils se sont mis en grève pendant deux jours d’affilée. Rosewater ressemblait à une ville abandonnée, tout droit sortie d’un vieux film.
La voiture se fraie un chemin dans le trafic – les véhicules de la police et des pompiers, ainsi que les ambulances, sont détectés par le logiciel et reçoivent un traitement préférentiel. Pendant ce temps, tout en consultant les infos textuelles que lui envoient ses subordonnés, Aminat répète ce qu’elle va dire. Comme elle n’arrive pas à se concentrer, elle coupe la réception des messages. Elle parcourt rapidement les stations de radio, mais ne trouve aucune musique qu’elle aurait envie d’écouter. Courir. Voilà ce qu’elle devrait faire – cela lui éclaircit toujours les idées. La voiture ralentit dans une rue étroite.
Nous sommes arrivés, Aminat. Dois-je attendre ou me garer ?
« Attends. »
Merci.
L’adresse est celle d’une sorte de maison à deux niveaux. Les rapports qu’Aminat a consultés donnent à penser qu’il s’agit d’une planque pour son occupant. La porte s’entrouvre juste au moment où elle va frapper. Dahun se tient à un mètre du seuil, pieds nus, les mains dans les poches. Un petit homme maigre, portant une chemise blanche, le col ouvert sur deux boutons, et un ample pantalon blanc. Quand même moins émacié que lors de leur dernière rencontre. Sa dentition est presque aussi blanche que ses habits. Si elle en croit ce que Kaaro lui a dit l’année dernière, Dahun rêve chaque nuit que ses dents deviennent liquides comme du mercure, coulent de sa bouche et se répandent sur son lit. C’est pour cela qu’il respecte scrupuleusement ses rendez-vous chez les dentistes et les hygiénistes dentaires, qu’il paie généreusement ; il évite les sucreries et se lave les dents avec soin avant d’aller se coucher.
« Vous ouvrez votre porte comme ça à tout le monde ? demande Aminat.
— Je savais que c’était vous. La femme de Kaaro.
— Erreur. Kaaro est mon homme. »
Dahun hoche plusieurs fois la tête, mais d’une manière qui laisse à penser qu’il ne la croit pas.
« Je me souviens de vous avoir vu dans le bunker, déclare Aminat. Vous êtes parti quand la situation a pris une sale tournure.
— Le maire m’avait congédié. » Dahun ne bouge pas un cil.
« Et maintenant, vous voilà de retour parce que le président ne veut plus de vous au Nigeria.
— Je suis de retour parce que vous avez gardé en vie cette garce de Femi. Je n’avais aucune envie de venir ici, Aminat. »
Elle remarque des tableaux sur les murs, derrière Dahun. De nouvelles toiles, commandées depuis peu d’après leur légère odeur d’huile. Même avant l’insurrection, un des problèmes de Rosewater était l’absence de vécu historique. La ville n’a pas d’âge. Elle est récente. On n’y raconte pas de récits sur la cavale de courageux esclaves ou sur l’invasion arabe. Pas d’art traditionnel, pas de monastères ni de missions portugaises. Un des murs diffuse en 2D un programme pour enfants, un dessin animé plein d’action, des tirs de laser et de héros braillards.
Il remarque qu’elle regarde l’écran mural et sourit. « J’aime ça. Ils annoncent toujours ce qu’ils vont faire. Écoutez : Mode super-héros activé ! Magnifique. Magnifique, non ?
— Et maintenant ? Le maire veut nous voir collaborer. Je dois vous donner un travail.
— Je suis trop cher pour vous, déclare Dahun.
— Dans ce cas, je vais vous reconduire à la frontière et vous lâcher au Nigeria. C’est ce que vous voulez ? » Elle ne peut pas faire cela, mais, vu sa réaction, il est clair que Dahun ne désire pas être laissé aux soins affectueux de la police secrète nigériane.
« Que voulez-vous que je fasse ? demande-t-il.
— Que voulez-vous faire ? Parce que je n’ai pas envie de vous avoir dans les pattes. D’un autre côté, les gens qui me posent problème ont été formés par vous.
— J’avais prévenu le sahib que ça se produirait, objecte Dahun. Je décline toute responsabilité. »
Le téléphone d’Aminat se met à sonner. « Excusez-moi », dit-elle en tournant le dos au mercenaire. C’est un appel de sa voiture.
Aminat, le canal de la police signale des échanges de coups de feu entre une bande de rue et les rastafaris à environ un kilomètre. J’ai pensé qu’il fallait vous prévenir.
« Merci. » Elle lance un coup d’œil par-dessus son épaule. « Mettez des chaussures. Vous venez avec moi. »
Le véhicule s’arrête devant Ras Kimono, saint patron des rastas nigérians, dont l’image de six mètres de haut est peinte sur le mur sud du siège de la communauté. Le chœur des armes automatiques a déjà commencé, simulant une conversation étonnamment courtoise, avec des questions et des réponses ; les fft-fft-fft des silencieux utilisés par les rastas alternent avec le fracas métallique et présomptueux du gang de rue.
Les deux factions se tirent dessus à travers Majek Fashek Road, le quartier des rastas depuis l’insurrection. Un cordon de police maintient la population à bonne distance, mais, d’après ce que voit Aminat, aucune intervention ne semble envisagée. Deux voitures et une fourgonnette ont été incendiées et libèrent une épaisse fumée noire. L’un des véhicules est renversé sur le côté. Pourtant, c’est une belle journée, claire et sans nuages, avec une brise légère qui atténue la chaleur du soleil de midi. De part et d’autre de la rue, les immeubles sont criblés de traces d’impact et leurs vitres sont brisées. Des drones quadricoptères bourdonnent dans les airs et se font abattre par les deux camps. Aminat se demande jusqu’où les affrontements se poursuivent ; Majek Fashek Road fait plus d’un kilomètre de long.
Aminat, dois-je attendre ou me garer ?
« Gare-toi hors de portée des tirs. » Elle abandonne la voiture, mais y revient en constatant que Dahun est resté à l’intérieur. « Venez.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que vous…
— Je veux que vous puissiez voir le foutoir que vous avez créé et que vous m’aidiez. Puisque je dois vous supporter, vous aussi. Venez.
— Je suis habillé en blanc. Je suis comme un phare. Tous ces enfoirés vont tirer sur moi, rien que pour le plaisir. Et je n’ai pas de vêtements pare-balles. »
Aminat imite ses lamentations. « “Je n’ai pas de vêtements pare-balles. Je n’ai pas de vêtements pare-balles.” Maintenant, vous savez ce qu’éprouve un non-combattant quand les balles sifflent autour de lui. Sortez de cette voiture et venez avec moi ou je vous abats. Et je dirai que c’était un ricochet. »
De la musique forte se fait entendre du côté des rastas. Du ragga brut, percussions et guitare, provenant de leurs dancings.
L’officier de police qui commande sur place n’a pas de plan. Il assure Aminat que la situation est sous contrôle parce que personne n’a été tué jusqu’à présent et qu’aucun lance-grenades n’a été utilisé.
Aminat active son armure et le tissu moulant change de configuration. Un des policiers est parti chercher quelque chose pour Dahun. « Pour quoi se battent-ils ? »
Les rastas ont leur propre approvisionnement en cannabis ; de l’herbe pure, aucun produit adultérant n’est employé. La skunk1 est strictement interdite. Les autorités ne s’intéressent pas à la question car ils ne fournissent personne en dehors de leur communauté. De plus, comme il s’agit de motifs religieux, la coutume est tolérée. Selon les témoins, un groupe d’hommes est venu parler à quelques rastas pour discuter d’une autre source d’approvisionnement. Une altercation s’est ensuivie et le combat a éclaté.
« On pense que les visiteurs appartiennent à la bande de Taiwo, déclare le policier. Du coup, nous ne sommes pas intervenus.
— Pourquoi ? »
L’agent hausse les épaules. « Ils… Nous ne pouvons pas appréhender les hommes de Taiwo.
— Votre devoir est d’arrêter tous les truands, quels qu’ils soient.
— Bien, madame.
— Vous avez une sono ?
— Juste ici. » Il tend à Aminat un micro et une oreillette.
Elle s’avance lentement au milieu de la rue, à peine à l’écart des tirs, mais assez près des arbres pour se mettre à l’abri en cas de besoin. L’affrontement diminue, puis s’interrompt. Les drones l’ont repérée et peuvent distinguer son insigne.
« Cessez immédiatement de tirer », dit-elle. La réverbération lui renvoie un curieux écho de ses paroles. « Déposez vos armes, tous autant que vous êtes. »
Une voix s’élève du côté des rastas. « Que voulez-vous, Babylone ? »
Aminat reconnaît celui qui vient de l’interroger. Elle est désolée que les rastas en soient réduits à une telle situation. Ils sont pacifiques, bien que toujours prêts à se défendre. Nous leur avons apporté la violence, nous leur avons apporté la guerre, les armes et les explosifs. Et maintenant, des fusillades éclatent à quelques mètres des chambres de leurs enfants.
« Je veux parler à Ras Fanta, répond Aminat. Dites-lui donc que la p’tiote de l’an dernier veut papotage avec lui. »
Après l’insurrection, quand Aminat a accepté ce travail, elle a dû se rendre dans le quartier rasta pour les convaincre de rendre les armes, ou au moins trouver un accord sur ce qui serait toléré et interdit. Ras Fanta lui a donné des garanties, en s’exprimant au nom de sa communauté. Vieillard à barbe grise, avec cependant une lueur juvénile dans les yeux, il s’était montré raisonnable et ouvert durant les négociations. Il avait invité Aminat à partager un pétard avec lui. Ce qu’elle avait accepté.
Elle entend sa voix quelques minutes plus tard. « C’est vous, Aminat ?
— C’est moi, monsieur, répond-elle.
— Approchez, petite fille.
— J’ai un assistant avec moi.
— Il est Babylone ?
— Oui. Comme moi.
— Personne n’est comme vous, petiote. » Il pouffe. « Non. Venez seule, mam’selle policière. »
Elle se retrouve toute seule chez Fanta, dans le salon. Lui est encadré par deux adolescents, un garçon et une fille, portant des fusils de chasse. Aminat remarque une ressemblance et se demande s’ils sont jumeaux. Fanta porte une robe ample à motifs Ankara, mais ses mains et ses avant-bras sont squelettiques.
« Mes petits-enfants, déclare-t-il en montrant ses compagnons. Vous voulez un peu d’herbe, jeune fille ?
— Non, merci, monsieur. Vous pouvez faire cesser la fusillade ? »
Fanta porta sa main en coupe derrière son oreille. « Vous entendez une fusillade ? Pas moi.
— Vos compagnons ont riposté contre ceux qui les avaient provoqués. C’est normal. Ce que je viens vous demander, c’est de nous laisser les arrêter sans qu’il y ait… d’autres incidents. »
Fanta hoche lentement la tête. « Vous voulez arrêter les hommes de Taiwo ? Allez-y. Ils seront dehors avant ce soir. Mais vous pouvez leur dire ça de notre part : s’ils reviennent ici, ils repartiront dans des cercueils.
— Laissez-moi m’occuper de Taiwo. » Aminat se lève pour partir.
« Attendez.
— Quoi ? »
Il fait un signe de tête à son petit-fils, qui sort aussitôt de la pièce. L’adolescent revient avec deux rastas ligotés et bâillonnés.
« Emmenez-les. Ils sont arrivés hier. Ils ont dû sortir de la Ruche. »
Des imposteurs. Des Originiens qui essaient de se faire passer pour des humains. Se retrouver dans un nouveau corps est une étrange expérience pour l’esprit extraterrestre et chacun réagit d’une manière différente. Certains essaient de se conduire comme des humains et même de se convaincre qu’ils sont devenus humains. Curieusement, les imposteurs sont les moins doués pour imiter le comportement humain et ces deux-là ne sont que des caricatures de rastas. Comme tous les gens de la communauté se connaissent assez bien, puisqu’ils ont grandi ensemble, les imposteurs qui choisissent de venir ici se font remarquer particulièrement vite.
« Je vais m’assurer qu’ils rentreront chez eux », répond Aminat.
Plus bas, tandis que les policiers en uniforme emmènent les hommes de Taiwo, Dahun l’attend, s’appuyant contre la voiture qui lui répète sans cesse de ne pas le faire. Il dévisage Aminat avec insistance.
« Quoi ? demande-t-elle.
— Rien. Alors, c’est ça, votre boulot ?
— C’est le boulot. Et alors ? Vous êtes trop bon pour vous abaisser à ce genre de tâche ?
— Je travaille pour un salaire. J’ai tué des gens pour ça. Croyez-moi si je vous dis que je peux accepter n’importe quelle tâche.
— Parfait. Montez dans la voiture.
— Où allons… ?
— Nous allons voir Taiwo. »
Taiwo Sanni habite dans un château qu’il a dessiné lui-même ; inutile de dire que l’édifice est à la fois luxueux et horrible. Haut d’une dizaine de mètres, il exprime le style m’as-tu-vu nigérian, mais sans symétrie, visiblement conçu par un architecte qui changeait constamment d’idées. C’est un assortiment confus de tours, de remparts, de dômes, de meurtrières et de murs vaguement crénelés. Certains pignons arborent un portrait en relief de Taiwo, d’autres sont dépourvus d’ornement. Un mur de trois mètres encercle cette abomination, survolée jour et nuit par des drones.
Qu’avait-il dit à Aminat à la fin de la guerre ? Ça va être intéressant de vivre à Rosewater désormais. Je veux dire : regarde-moi, mes péchés sont pardonnés, je suis un homme libre et un héros de guerre.
« Qu’est-ce que c’est que ce machin ? » demande Dahun. Aminat doit réprimer son rire en le voyant bouche bée.
« C’est la résidence de Taiwo. »
Aminat, dois-je attendre ou me garer ?
« Attends ici. Alerte jaune, et contre-mesures en veille. » Elle défait sa ceinture de sécurité.
« Je vous accompagne, déclare Dahun. Je connais bien Taiwo.
— Vous voulez dire que vous le connaissiez. Avant tout ça. » Elle montre vaguement le château. « Ne dites rien que vous souhaiteriez lui cacher. Il faut supposer qu’il écoute et enregistre tout. Ne le provoquez pas. Ce n’est pas le moment.
— Bien, m’dame.
— Je suis sérieuse, Dahun. »
Des drones descendent pour examiner la voiture et les nouveaux venus. Ressemblant à des insectes, ils forment des essaims et bourdonnent comme de véritables arthropodes. Les plus gros restent en hauteur, à cinq mètres environ, et Aminat pense qu’ils sont armés. Dahun tente d’écarter les drones les plus proches, et même de les attraper en tapant dans ses mains, mais ils lui échappent facilement.
Près de la porte, un quadrupède robotique lit leurs puces ID. Une minute plus tard, une voix s’échappe de son haut-parleur. « Mademoiselle Arigbede ! La chef de la police en personne ! Je suis enchanté de vous revoir.
— Mon titre actuel est chef de la sécurité, répond Aminat.
— Bien sûr. Bien sûr. Entrez. Le robot va vous montrer le chemin. Pour votre sécurité, ne sortez pas d’arme. Vous savez à quel point ces vieux modèles américains peuvent être barjots. »
Les efforts d’Aminat pour mémoriser les lieux sont contrecarrés par la suite de couloirs et d’escaliers qui montent, descendent ou tournent en spirale, ainsi que par la pénombre des passages hermétiquement clos et le clignotement déroutant du robot. La climatisation diffuse un air si frais qu’elle se met à trembler. Elle consulte son implant, qui lui confirme ce qu’elle devinait : aucun signal. L’endroit est manifestement protégé par un système de blocage des communications.
Taiwo Sanni a changé depuis leur dernière rencontre. Il est nettement plus gros et une bonne partie de son poids se concentre dans sa bedaine. Avachi dans un canapé, il semble l’occuper entièrement. Il sourit, tel un dieu satisfait, ce qu’il est plus ou moins.
Taiwo fait également penser à une œuvre d’art exposée dans un musée. Le vitrage intelligent bloque la lumière du soleil et le maître des lieux est éclairé par une source unique. Il prend la paranoïa au sérieux.
« Comment puis-je aider les braves représentants de l’ordre de cette belle cité ? demande-t-il.
— Vous avez suffisamment à faire dans Rosewater, répond Aminat. Laissez les rastas tranquilles. Abo oro. » À demi-mot. Les gens futés se contentent de la moitié d’un bon conseil ; ils sont capables de le compléter.
« Je n’ai rien à voir avec les rastas, ni de près, ni de loin.
— Ce n’est pas vrai », objecte Dahun.
Taiwo tourne lentement la tête, comme si cette réflexion lui pesait. « Oui, Sargy, je vous ai vu.
— Son nom n’est pas…
— Nous l’appelions comme ça. C’était notre sergent instructeur pendant la guerre. Il a tué plusieurs de mes soldats. »
Dahun secoue la tête. « Ils n’étaient pas des soldats.
— Bon, intervient Aminat, je ne sais pas quels sont vos griefs, à tous les deux, et je m’en fiche. Ne faites pas chier les rastas, Taiwo. Il y a des enfants, là-bas.
— Je ne sais rien de cette affaire. Mais soyez assurée, madame la chef de la sécurité, que je saurai sévir si certains de mes employés ont commis quelque méfait. Ce n’est pas le cas. Mais si jamais ils ont…
— Ne m’obligez pas à revenir.
— Le robot va vous reconduire, ma chère. Toutes mes amitiés à Kaaro. Dites-lui que je le verrai bientôt. »
Sur le chemin du retour, ils restent silencieux un moment, comme si chacun réfléchissait à ce que Taiwo représente pour lui.
« Comment va Kaaro ? demande Dahun.
— Il est à la retraite.
— Ah ! Je ne l’avais jamais entendue, celle-là.
— Ne vous occupez pas de Kaaro. Ce que je veux savoir, c’est si vous êtes prêt à travailler avec nous pour garantir la sécurité dans Rosewater.
— Je ne sais pas.
— Vous ne savez pas ?
— Je dois estimer les risques avant d’accepter une mission. Je peux me charger des hommes de Taiwo, mais je ne sais rien sur vos extraterrestres.
— Cherchez sur Nimbus.
— Trop d’informations et de désinformation. »
Aminat soupire. « D’accord. Petit cours accéléré. En gros, il y a cinq genres d’extraterrestres qu’il faut connaître. Ils viennent tous d’une planète qu’ils nomment “Origine” dans leur langue et c’est pourquoi on les appelle des Originiens. Oui, je sais, laissez tomber. Bref, des Originiens. Les squatters représentent les Originiens de base, qui ont récupéré le corps d’un réanimé. En général, ils restent dans la Ruche ou vivent une existence tranquille, bien qu’assez bizarre. Les imposteurs, vous les avez déjà vus. Ils essaient de se faire passer pour des humains et de s’intégrer. Ils ne sont pas dangereux, seulement pénibles. Il y a les dormeurs, des Originiens qui paraissent écrasés par tout ça et restent catatoniques ou en sommeil dans la Ruche. Ceux dont il faut se méfier, ce sont les synners. Ils adorent transgresser les règles et traitent les humains comme s’ils n’étaient pas réels.
— Vous les arrêtez, alors ?
— Quelquefois, je pense. Avec eux, la consigne est plutôt de tirer d’abord. Ils peuvent se révéler dangereux, et ils le sont vraiment.
— Vous les reconnaissez comment ?
— Vous suivez les traces du carnage.
— Compris.
— Il y a encore un dernier groupe qu’il faut connaître. Les norms. En fait, ce sont des humains.
— Quoi !
— Ce sont des humains qui prétendent être des Originiens dans un corps humain. Comme les Originiens qui ont été transférés sur Terre. On les trouve autour de la Ruche, en train de manifester contre un truc ou un autre. »
Le rire de Dahun sonne faux. « Et c’est ça, votre travail ? Chasser les extraterrestres et briser les reins du gang de Taiwo ?
— Le maire veut que je poursuive les factieux, les conspirateurs et les espions. Je ne suis pas autorisée à ennuyer Taiwo et sa bande.
— Mais vous ne vous en privez pas.
— Réfléchissez vous-même à ce que vous voulez faire, Dahun. J’aime connaître les pièces dont je dispose. »
Elle ordonne au pilote automatique de les conduire au quartier général.
Plus tard, cette nuit-là, après avoir permuté ses ID, mis un déguisement et examiné les dossiers des hommes de Taiwo, maintenant relâchés, elle croit apercevoir une ombre qui ressemble à Dahun. En y regardant à deux fois, elle ne distingue rien de spécial et continue son chemin pour rejoindre Kaaro.
Elle trouve que son côté du lit est froid depuis quelque temps et elle se presse contre lui.