Les « psychoses délirantes aiguës » sont caractérisées par Véclosion soudaine d’un délire transitoire généralement polymorphe dans ses thèmes et ses expressions. Elles constituent de véritables expériences délirantes en ce sens que le délire y est vécu comme une donnée immédiate de la conscience modifiée, comme une « expérience » qui s’impose au sujet (intuitions, illusions, hallucinations, sentiments d’étrangeté, de mystère, etc.). Diverses dénominations ont été proposées pour les désigner : « Bouffées délirantes ». « Délires d’emblée », Psychoses hallucinatoires ou imaginatives aiguës, etc.
La place nosographique de ces épisodes délirants a été très discutée. Leur importance, leur existence même ont été souvent niées surtout à l’étranger par des auteurs qui les ont assimilées soit à des schizophrénies aiguës (Bleu1er), soit à des crises maniaco-dépressives atypiques (Bumke), soit encore purement et simplement aux psychoses confuso-oniriques (Régis). Nous les situerons, quant à nous, à un niveau de déstructuration de la conscience intermédiaire entre les crises maniaco-dépressives que nous venons d’étudier et les états plus profonds confuso-oniriques que nous exposerons ensuite.
Magnan (1886) avait décrit ces psychoses sous le nom de bouffées délirantes des dégénérés. Pour lui, en effet, l’éclosion soudaine de ces délires d’emblée était le « privilège » ou le « stigmate » d’un terrain fragile (notion de dégénérescence). Depuis lors, ces épisodes délirants et hallucinatoires aigus ont fait l’objet dans des perspectives différentes d’analyses cliniques nombreuses qui en ont montré la réalité clinique et l’importance pratique.
Elles constituent notamment les formes délirantes aiguës que l’on peut opposer aux délires chroniques et elles ont été décrites en Allemagne sous le nom de paranoïas aiguës (Westphal, 1878) ou d’états crépusculaires épisodiques (Kleist) ou oniroïdes (Mayer-Gross) et dans les pays anglo-saxons sous celui de paranoid reaction. En France, leur étude a été reprise par Paule Petit, élève de Guiraud, dans sa thèse sur les Délires de persécution curables (1937).
Elles correspondent aussi pour une grande part aux fameuses descriptions de l’expérience délirante primaire de K. Jaspers, aux états aigus d’automatisme mental de Clérambault et enfin, répétons-le, à la notion de schizophrénie aiguë (à laquelle on a recours si souvent à l’étranger pour désigner ces bouffées de délire).
Le DSM III ne fait pas place à cette entité clinique, qui se trouve située comme « trouble schizophréniforme » ou comme « psychose réactionnelle brève ». On consultera, sur la discussion de ce point de vue, l’article de L. Barrelet, de Genève (Informat, psychiatr., 62, 3, 1986, 351–361.
C’est en tenant compte de toutes ces analyses cliniques, mais en nous référant surtout aux descriptions « princeps » de Magnan, que nous allons entreprendre l’étude des psychoses délirantes aiguës.
Chez un sujet jeune, souvent une femme à hérédité psychopathique chargée, plus ou moins déséquilibré (1) ou à caractère psychopathique, parfois à la suite d’une émotion, d’un surmenage, etc. mais aussi le plus souvent sans cause apparente, le délire éclate avec une brusquerie étonnante : « il jaillit violemment avec l’instantanéité d’une inspiration », dit Magnan. « Dès son apparition, ajoute-t-il, le délire est constitué, armé de toutes pièces, de pied en cap, enveloppé dès sa naissance de son cortège de troubles sensoriels, c’est un délire d’emblée. »
Le délire est polymorphe, c’est-à-dire que ses thèmes sont multiples et variables : de persécution, de grandeur, de transformation sexuelle, de possession, d’empoisonnements, d’influence, de richesse ou de fabuleuse puissance, etc. Ils sont généralement intriqués, se mélangent et se métamorphosent comme dans la succession kaléidoscopique des images oniriques que nous étudierons plus loin. Les malades se sentent subitement ensorcelés, épiés, empoisonnés, en communication avec des forces surnaturelles, martyrisés par des fluides, hypnotisés, transportés au Jugement dernier, etc.
Le caractère polymorphe de ce délire épisodique se manifeste aussi dans la juxtaposition des phénomènes qui le composent. Classiquement, on y trouve surtout des convictions et des intuitions qui font irruption dans l’esprit (Wahneinfall des Allemands). Mais les hallucinations y sont nombreuses et exubérantes, souvent auditives, mais plus fréquemment psychiques (voix, écho de la pensée, inspirations, actes imposés, etc.) et associées à des interprétations délirantes, à des éléments imaginatifs, des illusions, des sentiments et des impressions qui expriment l’incœrcibilité de l’expérience délirante vécue, dans une atmosphère de mystère et d’apocalypse (cf. supra p. 120).
Les variations du tableau clinique sont caractéristiques de cette riche diversité d’épisodes qui s’enchevêtrent et se succèdent. Le malade subit de forts changements d’humeur et de violentes oscillations, des « vagues » de délire. Les thèmes extravagants, absurdes, parfois puérils, d’autres fois poétiques et lyriques, sont généralement mal enchaînés et sans systématisation. Même quand le délire se concentre sur un thème il le déborde ou se métamorphose en thèmes dérivés ou substitués et il est susceptible de changements soudains.
Le délire est vécu dans le champ de la conscience comme une expérience irrécusable, d’où l’intensité des réactions affectives, et parfois médico-légales. Elles s’imposent au sujet comme des événements du monde extérieur, des révélations inouïes qui commandent une immédiate conviction. C’est ce caractère d’adhésion absolue au délire surgi de toutes pièces qui paraissait à Magnan propre au « délire d’emblée des dégénérés », mais il est plus probable qu’il soit lié à la constitution même de l’expérience délirante qui s’impose comme le rêve au rêveur. Ainsi les croyances délirantes si intenses soient-elles, sont aussi, variables et oscillantes.
Certes la lucidité est (tout au moins apparemment) intacte et le malade reste en communication avec autrui, suffisamment orienté, assez bien adapté à l’ambiance et ses propos restent clairs. Pourtant il existe déjà une déstructuration de la conscience que l’analyse clinique met en évidence sous forme d’une sorte d’hypnose ou de fascination par l’imaginaire, de dédoublement de l’expérience actuelle comme divisée entre le pôle prédominant du délire et celui de la réalité d’où le double caractère artificiel et hallucinatoire du vécu. Cliniquement, cet état d’hypnose délirante se reconnaît par la distraction, l’air absent, le détachement et les attitudes méditatives ou d’écoute par quoi le délirant traduit qu’il est rivé aux péripéties du délire qu’il vit comme le déroulement d’une expérience dont il est le jouet, le spectateur et l’auteur et dont il sortira, à la guérison, comme d’un cauchemar ou d’une incompréhensible fascination.
L’humeur est constamment altérée. A l’activité délirante d’apparition subite correspondent en effet des états affectifs violents. Tantôt le sujet est expansif et exalté comme un maniaque. Tantôt au contraire, il est en proie à une forte angoisse qui s’apparente plus ou moins à l’expérience mélancolique, d’où le mutisme, les idées de mort, le refus d’aliments qui peuvent s’observer en pareilcas. Le délire solidaire de ces mouvements d’euphorie ou d’angoisse suit leurs fluctuations. Si bien que le malade se présente tantôt comme un excité, tantôt comme un déprimé, le plus souvent comme les deux à la fois, vivant alors un véritable état mixte. Cette alternance ou ce mélange d’excitation ou d’inhibition est si caractéristique des bouffées délirantes polymorphes que beaucoup d’auteurs, comme nous l’avons dit, les ont rangées dans les états maniacodépressifs et qu’en clinique quotidienne il est parfois difficile de faire le diagnostic de bouffée délirante ou d’une crise maniaco-dépressive.
Les classiques insistaient sur l’absence de troubles somatiques dans les bouffées délirantes polymorphes. Ceux-ci sont en effet discrets ou absents, ni plus ni moins que dans les crises de manie ou de mélancolie auxquels ils s’apparentent. Il faut cependant noter l’insomnie et aussi l’aggravation du syndrome mental au cours des phases parahypniques (qui précèdent ou suivent le sommeil) particulièrement longues. Les troubles digestifs sont presque constants, inappétence pouvant aller jusqu’au refus d’aliments, langue saburrale, constipation. Les urines sont rares, la tension est abaissée. Chez la femme, il existe souvent une suspension des règles.
La fin de l’accès est quelquefois brusque, au bout de quelques jours, plus fréquemment de quelques semaines (exceptionnellement de plusieurs mois). Mais le plus souvent, il se produit une « phase de réveil » assez semblable à celle que Régis a décrite dans les psychoses oniriques. La bouffée délirante, disait Magnan, est sans conséquence, sinon sans lendemain. Il entendait par là que le délire épisodique ne laissait pas après lui de séquelles ou de complications mentales. C’est une règle qui admet toutefois de nombreuses exceptions.
La menace de récidive pèse lourdement sur l’avenir du malade. Elle témoigne de ses prédispositions, de son aptitude constitutionnelle à délirer. Ce délire est marqué, écrivait Legrain, du sceau de l’intermittence et comme d’un caractère de faiblesse congénitale. Ce sont des délires à éclipses, disait encore Legrain (1910) qui notait que les idées délirantes s’écroulent comme des rêves pour être refoulées dans le subconscient au cours de chaque rémission et reparaître lors d’une récidive.
Le pronostic d’une psychose délirante aiguë est commandé par le risque d’une évolution schizophrénique ou d’un délire chronique. Comme nous le verrons plus loin, les psychoses schizophréniques (poussées schizophréniques) et les psychoses délirantes chroniques (moments féconds ou poussées évolutives) évoluent souvent en effet après un ou plusieurs épisodes délirants, si bien qu’en présence d’une psychose délirante ou hallucinatoire aiguë le clinicien peut toujours redouter cette éventualité. C’est pourquoi beaucoup d’écoles étrangères appellent, comme nous l’avons vu, ces « bouffées délirantes », des « schizophrénies aiguës ». Mais qu’il s’agisse de savoir si une psychose délirante aiguë risque de mal tourner, c’est-à-dire d’évoluer vers une schizophrénie ou de se demander s’il s’agit d’une schizophrénie aiguë ou d’une schizophrénie chronique, le problème du pronostic reste le même. L’importance de l’automatisme mental, la systématisation des idées délirantes, la longueur de la crise, sa résistance aux thérapeutiques sont des éléments de mauvais pronostic. Par contre, la soudaineté du délire et sa richesse imaginative, l’importance des troubles de la conscience, les antécédents névropathiques (surtout hystériques), la dramatisation théâtrale du vécu délirant, l’efficacité d’une psychothérapie sous narcose, la brièveté de la crise (quelques jours ou quelques semaines) sont des éléments de bon pronostic.
Nous pouvons distinguer des formes symptomatiques et des formes écologiques.
On les distingue selon le « mécanisme » prévalent du délire, en formes Imaginatives, interprétatives, hallucinatoires.
1 ° Les psychoses imagi native s aiguës. — Ces épisodes délirants décrits par Dupré et Logre (1910) sont caractérisés par l’éclosion subite d’une fabulation sur thèmes variés riches en péripéties, en aventures romanesques, souvent racontées avec brio et grand luxe de détails pittoresques. Ces flambées imaginatives surgissent assez fréquemment sur une constitution mythomaniaque et hystérique.
2 ° Les psychoses interprétatives aiguës. — Elles ont été décrites par Valence (1927), élève de Sérieux. Ce sont des paroxysmes délirants uniquement interprétatifs que l’on rencontre en dehors de l’évolution chronique du délire d’interprétation. Ils s’accompagnent généralement de réactions émotionnelles intenses.
3 ° Les psychoses hallucinatoires aiguës. — Il s’agit de délires où prédominent tous les types d’hallucinations (hallucinations acoustico-verbales, psychomotrices, cénesthésiques ou visuelles, phénomènes d’influence, syndrome d’automatisme mental et de dépersonnalisation, etc.). Les thèmes souvent mystiques ou érotiques y sont parfois très dramatiques. Les événements délirants (scénarios, extases, catastrophes apocalyptiques, péripéties d’aventures romanesques, etc.), sans avoir les caractères scéniques de la présentation onirique (rêve), se déroulent dans une atmosphère imaginaire et artificielle. Ces états sont vécus tantôt dans une ambiance d’angoisse, tantôt avec une tonalité d’exaltation ébrieuse, dans une sorte d’ivresse fantasmagorique qui les apparente aux effets des toxiques hallucinogènes.
Les psychoses délirantes aiguës surgissent le plus souvent sans qu’il soit possible de les rattacher à une cause bien définie. Parfois cependant, elles apparaissent liées à une cause déclenchante immédiate comme des réactions « exogènes » à une toxi-infection, ou à certaines affections cérébrales (dreamy states et états crépusculaires des lésions temporales, par exemple).
Mais c’est surtout au cours de certaines INTOXICATIONS que se rencontre la symptomatologie de ces expériences délirantes. Elles se rapprochent beau coup des ivresses delirantes et ne peuvent en etre separees que par 1 importance plus grande de la confusion qui accompagne celles-ci. Il faut signaler plus spécialement le haschich qui permit à Moreau (de Tours) en 1845 de décrire justement ce qu’il appelait l’état primordial du délire, l’opium (Dupouy, 1912), la cocaïne (Maier, 1928), l’alcool (qui ne provoque pas seulement des accès confuso-oniriques), le chloral (de Clérambault, 1909), l’atébrine (Favre, 1949), le peyotl et la mescaline (Rouyer, 1927, Beringer, 1927, Allaix, 1953, etc.), l’ergot de seigle et le L. S. D. (Stoll, 1947, Delay et Benda, 1958, etc.).
Il convient de noter que, au cours de I ’encéphalite épidémique, on observe des états crépusculaires de la conscience avec une grande richesse imaginative et hallucinatoire d’expériences délirantes de cet ordre (Claude et Henri Ey, 1933).
La pathologie mentale de la puerpéralité, de la ménopause et du présénium se manifeste souvent aussi par des « bouffées délirantes hallucinatoires ».
Les chocs émotionnels peuvent également déclencher, en dehors des états confuso-anxieux (réactions névrotiques aiguës) qui restent leur manifestation la plus fréquente, des états délirants et anxieux transitoires ; ils entrent dans le groupe des psychoses aiguës que nous décrivons ici (état crépusculaire avec subonirisme).
Mais n’oublions pas que toutes ces formes étiologiques sont conditionnées non seulement par les facteurs que nous venons d’énumérer, mais aussi dans une proportion variable quoique toujours importante, pour chaque sujet, par le terrain. En d’autres termes, elles sont sous la dépendance du seuil de réactions. C’est pourquoi Magnan avait insisté sur leur aspect « dégénératif » selon la terminologie de son époque, notion qui a été reprise par Kleist (1926) à propos des états crépusculaires épisodiques des dégénérés.
Si nous nous souvenons les discussions nosographiques auxquelles les psychoses délirantes aiguës ont donné lieu (confondues tantôt avec les accès maniaco-dépressifs, tantôt avec les psychoses confusionnelles, tantôt avec les évolutions schizophréniques), on comprendra mieux l’incertitude du praticien dans rétablissement de ce diagnostic.
1 ° Diagnostic positif,— Il est difficile mais peut s’établir sur des critères suivants (H. Ey. Encycl. méd.-chir., 1955, 230 A 10) : 1 ° le début soudain ; 2 ° les caractères polymorphes et intensément vécus de l’expérience délirante ; 3 ° la variation du tableau clinique d’un jour à l’autre ; 4 ° la recrudescence des troubles dans les phases parahypniques ; 5 ° la continuité des expériences délirantes et hallucinatoires avec le vécu de la narcose provoquée et leur accentuation par cette condition artificielle ; 6 ° le caractère d’actualité immédiatement perceptive et intuitive de l’expérience délirante ; 7 ° les oscillations de la croyance et de la perplexité critique à l’égard du délire ; 8 ° l’atmosphère de l’état crépusculaire de la conscience (fascination et distraction par l’événement délirant incoercible, détachement de l’ambiance, flou de la pensée) ; 9 ° le fond « thymique » d’exaltation ou d’angoisse du vécu délirant.
2 ° Diagnostic différentiel. — Il se fera d’abord avec les autres psychoses aiguës : la manie (qui s’en distingue par une activité de jeu, la fuite des idées sans délire très marqué), la mélancolie (bien différente dans les cas typiques avec son début plus progressif, son inhibition, la plus grande intensité de la douleur morale, la fixité et la monotonie du délire), la confusion mentale (caractérisée par la prédominance de la confusion sur le délire, par les caractères propres du délire onirique et par la persistance après l’accès d’une certaine amnésie de la période confusionnelle).
Mais c’est à l’égard des psychoses schizophréniques et délirantes chroniques que le problème du diagnostic, et par conséquent du pronostic, est le plus délicat comme nous y avons insisté plus haut et comme nous y reviendrons encore plus loin (Psychoses schizophréniques).
Les psychoses délirantes aiguës constituent des « délires » (delirium) ou des « expériences délirantes » plus ou moins oniriques, celles correspondant à un niveau de déstructuration du champ de la conscience intermédiaire entre le sommeil et la veille et plus spécialement entre les expériences de la manie et de la mélancolie, et celles d’un niveau inférieur caractérisées par l’état confusionnel proprement onirique. Ce sont des états de demi-rêve ou l’imaginaire se mêle à la perception du monde extérieur et du monde intérieur. Ce type de « bouffées délirantes » avec activité fabulatoire, hallucinatoire (syndrome d’automatisme mental, syndrome de dépersonnalisation) a commencé à être étudié du point de vue neurophysiologique. On se rapportera à ce sujet à l’étude de G. C. Lairy, H. Barte, L. Goldsteinas et S. Ridjanovic (Sommeil de nuitdes malades mentaux, étude des bouffées délirantes, travail du service de l’un de nous à Bonneval in : Le sommeil de nuit normal et pathologique. Ed. Masson, Paris, 1965), à celle de Kammerer et coll. (1956 et 1958) qui ont noté au cours de ces états dans les tracés de veille des rythmes lents, des troubles de la réaction d’arrêt, des irrégularités de l’alpha qui se ralentit parfois assez nettement ; mais tous ces troubles sont moins constants et profonds que dans les états confusionnels. L’enregistrement du sommeil de nuit (Lairy et coll.) permet de constater qu’au début de l’épisode délirant les stades de sommeil profond manquent et même les Phases de Mouvements Oculaires (P. M. O.). Dans la suite on note l’interférence d’ondes triangulaires à tous les stades de sommeil et une fréquence anormale d’un mode de tracé dit type intermédiaire (stades II et III intermittents) qui a bien certaines caractéristiques des P. M. O. mais ne s’accompagne pas de mouvements oculaires. L’organisation des tracés de veille comme celle des tracés de sommeil apparaît donc perturbée, et certains bouleversements morphologiques et chronologiques des tracés objectivent peut-être ce qu’a d’original et de « troublé » l’activité perceptive de ces sujets qui se trouvent en effet, comme disait Baillarger, dans un « état intermédiaire du rêve et de la veille », cet état qui constitue l’ état primordial de délire de Moreau de Tours, ou encore, les expériences délirantes primaires au sens de Jaspers (cf. La psychologie du sommeil et la psychiatrie par H. Ey, C. Lairy et coll., Masson et Cie, Paris, 1975).
Au temps de Magnan, l’éclosion soudaine de ces bouffées délirantes était considérée comme une irruption d’idées délirantes. Avec l’école allemande et sa notion de délire « primaire » (Gruhle, Kurt Schneider, etc.), on retrouve, cinquante ans après, la même conception pathogénique, car pour ces auteurs le délire jaillit spontanément « sans aucune condition ni motif ». Avec G. de Clérambault, nous retrouvons la même conception d’une origine spontanée et sui generis du délire, car pour lui le syndrome d’automatisme mental est à la base de cette irruption mécanique d’idées ex nihilo. Sans doute toutes ces « théories » visent des caractères cliniques incontestables du délire qui jaillit, en effet, dans l’esprit du délirant d’une façon incoercible. Mais on ne peut guère expliquer le délire par sa seule manifestation, son irruption tout d’une pièce, son émergence ou sa réduction à un mécanisme partiel. De telle sorte que, en définitive, ces théories ne tiennent pas compte de l’état primordial (Moreau de Tours) de l’expérience délirante (Jaspers).
L’un de nous (Henri Ey) à la suite des travaux de Jaspers et de Mayer-Gross a tenté précisément de saisir la genèse de ces expériences délirantes en les rapportant à la déstructuration du champ de la conscience. Ces expériences de dépersonnalisation, de dédoublement, de fictions imaginaires s’imposent comme des événements internes et externes bouleversants, angoissants et exaltants : le vécu délirant se constitue à mesure que le champ de la conscience se désorganise. La conscience étant constitutive du « champ phénoménal » de l’expérience actuelle et de l’ordre temporo-spatial dans lequel elle se présente, sa déstructuration implique une métamorphose délirante, une falsification imaginaire de cette expérience. A mi-chemin du rêve, la conscience devient « imageante » assez pour vivre une expérience délirante et hallucinatoire, pas assez pour tomber dans l’expérience onirique. C’est cet état intermédiaire entre la veille et le sommeil, cet état oniroïde, qui constitue par excellence le « fait primordial » de ces « expériences » qui étant l’effet de ce trouble ne sont pas « primaires » mais secondaires à ce trouble ce qui permet tout à la fois de les expliquer par leurs conditions organiques et de les comprendre psychologiquement comme une projection de l’inconscient (cf. infra, p. 362 et H. Ey, La conscience (1968), 2e édit., Masson, Paris, pp. 73 sq. et Traité des Hallucinations, Masson, Paris, 1973, pp. 411 sq., et 713 sq.).
Dans le cas où est mis en évidence un facteur étiologique où si l’on veut pour ne pas oublier la notion capitale de terrain, un facteur de « précipitation », on entreprendra bien entendu le traitement de l’affection « causale ». Mais en dehors de ce traitement étiologique le plus souvent difficile à déterminer, le malade sera traité comme un confus ou comme un maniaco-dépressif selon que le tableau clinique se rapprochera de l’un ou l’autre de ces deux états.
Donc, l’hospitalisation en service spécialisé sera la règle. On pourra éviter l’internement si l’on tient compte de la brièveté de l’évolution de ces états qui effectivement ont une tendance naturelle à se résorber assez facilement.
Nous ne reprendrons pas ici ce que nous avons dit à propos des autres psychoses aiguës sur le traitement par les soins généraux. Ceux-ci sont d’ailleurs essentiels : isolement sans contention en chambre particulière, soins infirmiers vigilants, surveillance de l’alimentation (régime hypotoxique) et des émonctoires, surveillance et rétablissement des métabolismes : réhydratation, vitaminothérapie, etc. Éventuellement, on pratiquera une thérapeutique antiinfectieuse et détoxicante.
1 ° Chimiothérapie. — Les neuroleptiques en raison de leurs actions psycholeptique, inhibitrice à l’égard de l’agitation, réductrice de l’activité délirante et hallucinatoire constituent actuellement la médication à laquelle on a recours en premier lieu dans les psychoses aiguës.
La chlorpromazine (Largactil*) aux doses de 50 à 150 mg en injections intramusculaires ou en perfusion reste de pratique courante pour commencer le traitement, mais une injection de lévomépromazine (Nozinan *), 1 ampoule de 25 mg en injection I. M. profonde, peut être plus particulièrement indiquée en cas d’anxiété prévalente. La thiopropérazine (Majeptil*) est une phénothiazine très incisive particulièrement indiquée dans les états d’excitation des psychoses aiguës. Il est prudent de commencer le traitement par des doses faibles administrées par voie buccale : 1/2 comprimé de 10 mg le premier jour en augmentant de 1/2 comprimé tous les deux jours jusqu’à la dose de 30 à 40 mg. Le traitement d’attaque peut aussi se faire par injection I. M. d’ampoules de 10 mg à raison de la moitié des doses orales. Nous renvoyons le lecteur, pour les précautions d’emploi de ce médicament, au chapitre des traitements biologiques (p. 1036). Actuellement, le traitement de choix des psychoses aiguës est constitué par le groupe des butyrophénones : l’Haldol *, 1 ampoule renouvelable de 5 mg en injection I. M., le benpéridol (Frenactyl*) soluté injectable de 1 mg en injection I. M., le Tripéridol * en injection I. M. (ampoule de 2 mg), le fluanisone (Sedalande *), 2 ou même 3 injections de 20 mg I. M. Bien d’autres psycholeptiques peuvent être utilisés. Dès que la phase aiguë est passée, c’est-à-dire au bout de quelques jours, le traitement est poursuivi per os pendant plusieurs semaines et les doses ne seront réduites que très progressivement au cours de la convalescence.
2 ° Méthodes de chocs. — Les électrochocs étaient avant l’emploi des neuroleptiques la méthode la plus usitée pour raccourcir l’évolution d’une bouffée délirante. Ils ne semblent maintenant indiqués que lorsque après plusieurs jours de cure neuroleptique on n’assiste pas à une défervescence des symptômes. On peut alors associer à la chimiothérapie, que l’on poursuit, 2 séances d’électrochocs par semaine avec un total de 4 à 8 séances. Généralement après la 3e séance, la rémission est amorcée mais, reconnaissons-le, les électrochocs sont abandonnés par bien des psychiatres dans cette indication.
3 ° Insulinothérapie. — Le recours soit à de petites doses d’insuline (10 à 50 unités pour provoquer des « chocs humides ») ou à quelques comas hypoglycémiques, constitue dans certains cas un moyen thérapeutique encore préconisé.
4 ° Psychothérapie. — Il ne peut être question d’une psychothérapie au cours d’un épisode aussi aigu que la bouffée délirante. Mais c’est dans un esprit psychothérapique qu il convient d accueillir la sortie de 1 expenence, afin d’aider à sa liquidation et d’en surveiller la convalescence.
(1)Ce fond de déséquilibre a été parfois confondu avec un niveau de débilité mentale. Cela est vrai quelquefois seulement.