CHAPITRE 4

LE REPAIRE DE CLAUDE JUTRA

— Bobby, viens lire ça !

Normand a le nez collé sur une note punaisée à un babillard : « Chambre d’étudiants à louer, pour deux personnes, à cinq minutes du Cégep Lionel-Groulx. »

— On va voir ? suggère Normand en arrachant la feuille.

Une trotte de vingt minutes mène ensuite Normand et Bobby devant un bungalow, rue Bélisle, à quelques enjambées des autoroutes 15 et 640. « À cinq minutes de l’école… » En auto peut-être, mais pas quand on n’a que ses pieds pour se déplacer !

Après avoir sonné, une dame ouvre la porte aux étudiants et va leur montrer le logement au sous-sol. L’endroit est minuscule : deux lits simples, sans draps, séparés par une cuisinette et une étroite salle de bains attenante à la pièce principale.

— C’est vingt dollars par semaine, dit la propriétaire.

— Vingt dollars… C’est bon ! On la prend. De toute façon, on n’a pas le choix, les cours commencent la semaine prochaine.

Normand et Bobby quittent aussitôt le bungalow en direction du cégep où un ami doit les cueillir pour retourner à Montréal. Les vacances estivales s’achèvent. Dans une semaine, ils deviendront étudiants en théâtre ! Le fier bâtiment principal en pierre grise du Cégep Lionel-Groulx, feu Séminaire de Sainte-Thérèse, impressionne les deux amis. Les petits gars de Rosemont qu’ils sont ont le sentiment d’entrer dans un collège privé.

Au cours de leurs études à Lionel-Groulx, Normand et Bobby franchiront toutefois rarement les portes principales de l’institution. L’Option-Théâtre est nichée derrière, au sous-sol d’un pavillon à l’architecture contemporaine et dans un petit bâtiment appelé la Maison des sœurs. C’est suffisant pour loger la cinquantaine d’étudiants de l’Option-Nuage, comme l’appellent certains cyniques : cinquante étudiants isolés de par l’aspect ludique de leur concentration mais qui, contrairement à ceux des École nationale de théâtre et Conservatoire d’arts dramatiques, vivent en cégépiens, en compagnie de centaines d’autres. « Personne ne nous parlait dans le cégep, car on était bizarres à leurs yeux ! » souligne Normand Brathwaite.1

Normand et Bobby font leur entrée à Lionel-Groulx en septembre 1975 en compagnie de quarante-huit autres garçons et filles. Aucun cours de physique, de chimie ou de mathématiques n’est prévu au programme d’Interprétation dans lequel Normand est inscrit, mais la formation ne s’avère pas moins exigeante : cours de chant, de danse, dont le ballet classique, d’improvisation, de diction, de gymnastique, de combat, d’histoire du théâtre, de littérature… Toutes les six semaines, il y a obligation de présenter une pièce de Shakespeare, Molière, Ionesco ou Michel Tremblay. Les recrues doivent y mettre toute leur âme et leur imagination, car on montre rapidement la porte à ceux qui n’ont pas la vocation.

Chaque matin, à l’Option-Théâtre, Normand pénètre dans un lieu où on ne pense qu’à créer. Jouer n’est plus juste un intérêt, un passe-temps, mais une obligation scolaire ! Normand est curieux, il a ouvert des centaines de livres, mais il ne connaît de Molière, Beckett, Feydeau et Tchekhov que leur nom. Il n’a aucune notion théâtrale. Qu’il suive des cours de diction est impératif. Il n’a que sa passion pour le jeu à quoi se rattacher. « Les profs nous tombaient sur la tomate car on ne connaissait pas le dramaturge Robert Gurik », dit Normand Brathwaite.2

« Lionel-Groulx fut comme notre cours classique. Ce fut marquant pour nous », estime Bobby Breton.3

Après son secondaire, Normand opte ainsi pour des études moins terre-à-terre que ses frères jumeaux qui deviendront spécialistes en coulage et moulage en bronze. Si le benjamin de la famille emprunte une voie inimaginable pour ses parents, pourtant si près de plusieurs artistes musiciens, ils n’exercent aucune opposition face aux intérêts du petit dernier. « Je viens d’une famille où on ne faisait pas de plans de carrière, explique Normand Brathwaite. Car mon père était un prolétaire et ma mère une femme à la maison qui s’occupait de ses enfants. On ne pensait donc pas au-delà du secondaire. Quand je leur ai annoncé que je m’en allais à Sainte-Thérèse, mon père m’a demandé combien ça coûterait. Il m’a ensuite donné vingt dollars chaque semaine. »4

Les années passées à Lionel-Groulx sont cruciales pour Normand. Un monde s’ouvre à lui. Les cours commencent à huit heures, mais ils se terminent rarement en après-midi. L’étudiant ne revient souper qu’un soir sur deux dans le demi-sous-sol de la rue Bélisle. Il a tout à découvrir. Il ne connaît rien des auteurs classiques, il range dans la même valise les différents genres théâtraux. Mais il est une éponge et il pratique le mimétisme au point de s’adresser aux étudiants de sa classe avec un accent pointu, comme s’il voulait assimiler à la hâte certaines notions de ses cours de diction !

Rapidement, Normand et quelques autres étudiants se lient d’amitié. Leurs talents communs d’improvisateurs et de créateurs les soudent les uns aux autres. Les ateliers favorisent les rapprochements. Un étudiant nommé Marc Béland, futur danseur et acteur que plus d’un million de téléspectateurs apprécieront au début des années 2000 dans le téléroman Annie et ses hommes, deviendra même l’inséparable de Normand. Qu’il vienne d’un milieu plus nanti que le sien ne représente aucune embûche au développement de leur amitié. Les professeurs ne peuvent que souligner leur talent et leur amour du jeu, décuplés lorsqu’ils opèrent en tandem. Leur acharnement au travail est aussi apprécié : ils peuvent, par exemple, mettre des jours pour roder un combat d’épée prévu dans une pièce.

Les trois années passées à Lionel-Groulx représentent pour Normand une période d’apprentissage intensif, de découvertes de soi et d’ouverture sur tout un monde culturel. C’est aussi une période où l’étudiant apprend à fondre ses intérêts aux enjeux de la société et découvre que des voix qui s’expriment à l’unisson valent mieux qu’une.

Car le contexte social de l’époque tend à fusionner les talents et à réunir les cégépiens sous une entité créatrice forte. C’est que depuis le début des années 1970, les grèves ponctuent les trimestres, parce que tout reste encore à définir dans la rémunération des professeurs et l’aide financière à apporter aux étudiants. Les grèves sont initiées tant par les syndicats de professeurs que par les élèves.

En 1975, les cégeps n’y échappent pas. À la veille de la première grève que Normand s’apprête à vivre, il choisit avec ses camarades de l’Option-Théâtre de ne pas quitter les corridors de l’école. Les étudiants inscrits en deuxième année planifient de monter un spectacle-manifeste. Une mode en cette période d’affirmation identitaire, une année avant l’entrée au pouvoir du Parti québécois. Réunir les talents de toute l’Option-Théâtre multipliera la force de frappe. Les étudiants de première et troisième années sont naturellement impliqués dans le projet.

— On a une semaine pour monter un spectacle. Que voulez-vous faire ? demande un étudiant à la bande de première année.

On décide que le spectacle aura lieu à l’auditorium du cégep. L’Option-Théâtre est assurée d’un public de toutes les concentrations, car l’école se vide à peine en temps de grève. Les habiletés musicales de Normand et Bobby sont ensuite vite mises à contribution. Avec un certain Robert Marien, d’un an leur aîné au cégep, ils conviennent de composer la trame d’un spectacle de deux heures. Son contenu doit être punché et subversif. On est dans la prise de position. On doit obligatoirement se ranger à gauche et s’éloigner de la classe dirigeante abrutie !

Tous les membres de l’Option-Théâtre y travaillent jour et nuit. Ils ont sept jours pour tout imaginer. On crée, on mange et dort au deuxième étage de la Maison des sœurs. Ou, mieux encore, on se réunit au « HB », le bar de l’Hôtel Blainville, tout près du cégep. On s’amuse… sérieusement. En catimini, certains profs acceptent même de donner un coup de main à leurs étudiants ! Normand, Marc et Georges, un autre étudiant noir de l’Option-Théâtre, inscrit en deuxième année, créent notamment un numéro de ventriloque dans lequel le menu Normand tient le rôle de la marionnette ! Le pauvre étudiant manipulé par le Système est ici agréablement symbolisé. À mille lieues des grands classiques, Normand s’amuse à répéter ce numéro de théâtre de marionnettes. Il investit âme, muscles et cordes vocales dans ce projet de grève qui s’en prend avec peu de subtilité à l’administration, à la main qui les nourrit intellectuellement.

La fierté engourdit les artistes. Ils sont convaincus, naïvement peut-être, qu’ils vont déranger, que leur démarche artistique aura force de loi. « On était conscients qu’on n’écrivait pas un chef-d’œuvre, mais on y mettait tout notre cœur, explique Robert Marien. Ce show-manifeste est né de la volonté de faire un commentaire sur l’éducation au Québec. Avec notre compréhension des choses… Car on était plus en réaction que dans la compréhension des choses. Les cours étaient gelés et on ne voulait pas arrêter notre démarche d’acteur. On voulait aussi montrer aux autres étudiants du cégep qui on était. »5

Mais le jour J, si le spectacle plaît, il met davantage de l’avant le talent et l’inventivité de Normand et de son ami Marc. Robert Marien adore travailler avec le p’tit Noir de Sainte-Thérèse qu’il trouve énergique, dynamisant, électrique.

Il est loin d’être le seul à remarquer sa pétulance : « À Sainte-Thérèse, tout le monde aimait Normand, ajoute la comédienne Markita Boies qui étudie en deuxième année avec Robert Marien. Moi, je l’adorais ! Il était tout petit. C’était un insecte, un colibri. Il bousculait tout le monde. Il était brillant. Il a trouvé son partenaire en Marc même si celui-ci venait d’un milieu plus confortable. »6

Le show-manifeste donne par ailleurs un élan créatif incommensurable à la bande de l’Option-Théâtre.

— Allez, on invente autre chose ! lance Bobby comme défi à Normand, au lendemain du spectacle.

Dès lors, pas une semaine ne s’écoule sans la fabrication d’un show spontané. Les cégépiens de Lionel-Groulx peuvent à tout moment être surpris par l’arrivée en bloc des étudiants de l’Option-Théâtre à la cafétéria. Ces derniers fouillent dans le costumier de la Maison des sœurs, se regroupent pour composer en un rien de temps des textes et de la musique et, ensuite, présenter leurs sketchs sans s’annoncer.

Rien ne freine Normand, Bobby, Marc et Robert. Pas même la direction du cégep. C’est suffisant pour leur donner l’impression qu’ils sont invincibles et incontournables. Très vite, comme à l’époque de Père-Maquette, Normand ne passe plus inaperçu au cégep. Encore moins quand il décide avec Bobby de flâner dans l’école en haut de pyjama, pantoufles aux pieds. Simplement pour se faire remarquer. « Eh bien, un matin, une prof est arrivée avec une boîte remplie de vieux vêtements de son mari pour nous les donner, se souvient Bobby Breton. Elle savait qu’on venait de Rosemont, mais pensait-elle qu’on était pauvres ? »7

Normand, qui n’a effectivement pas un rond, a même déjà osé se servir, une nuit, à même le mobilier de la Maison des sœurs pour meubler son appartement, mais il répond davantage à la description d’agitateur qu’à celle de bénéficiaire de l’Accueil Bonneau.

Cela dit, Normand s’applique en classe, même s’il a plus de plaisir à jouer lorsqu’il n’est pas en atelier imposé. Il ne forme plus qu’une entité artistique avec son inséparable Marc. La direction de l’Option-Théâtre a été sans pitié à la fin de leur deuxième année au cégep. Elle n’a donné la chance qu’à cinq étudiants en Interprétation de poursuivre leurs études à Lionel-Groulx. Autour de Normand Brathwaite et Marc Béland, il y a Benoit Lagrandeur, Jacinthe Vanier et Andrée* qui opèrent comme les cinq doigts d’une main.

Lionel-Groulx est un aquarium duquel Normand s’échappe rarement. Quand il le fait, c’est pour aller voir des pièces de théâtre à Montréal en compagnie de ses amis, grâce à la grosse Ford brune de la gentille Markita, la seule à avoir un permis de conduire à l’époque. Il en profite à chaque fois pour passer en coup de vent chez ses parents et prendre une frite gratuite au resto de Monique avec ses amis.

— Tu es ma mère-nourricière, Monique !

— Et tu es mon fils adoptif aux poches vides !

— Tu aimes toujours tes cours au sérieux Conservatoire d’art dramatique ?

— J’adore, même si j’avais jamais pensé que jouer signifiait travailler autant !

L’entrée à Lionel-Groulx allège l’intensité des sentiments éprouvés par Normand à l’égard de certaines personnes. Le jeune homme s’éloigne progressivement de Bobby, qui s’est fait d’autres amis et avec qui il n’a vécu que quelques semaines finalement, rue Bélisle. Et ce, même si leur désir de créer ne les garde jamais séparés très longtemps. Normand estime encore que Monique est la plus belle fille de la terre. Avec le temps, elle devient toutefois une image de femme intouchable, dont on apprécie la grande beauté et les immenses qualités, plus qu’un cœur à conquérir. Les flirts se font plus naturellement avec les étudiantes de l’Option-Théâtre. Il y a Jacinthe auprès de qui il se colle un temps, jusqu’à ce qu’il développe des sentiments pour Andrée.

Mais Normand apprend qu’un autre convoite cette grande, belle, charmante et talentueuse jeune femme.

— J’aimerais ça sortir avec Andrée, avoue un jour Bobby à son ami.

— Elle le sait ? demande un Normand étonné.

— Non, je suis pas capable de le lui dire.

— De toute façon, je crois pas que ça pourrait fonctionner, vous deux…

La réaction est puérile, mais Normand n’ose pas dire à Bobby qu’il est attiré par la même fille. Il n’a toutefois plus de temps à perdre s’il veut que sa compagne de classe lui tombe dans les bras. D’autant plus qu’Andrée exerce un magnétisme sur plus d’un garçon du cégep. Ses yeux, sa prestance… Tout le monde est en amour avec elle, même certains profs ! se convainc Normand.

Peu de temps après, l’étudiant voit la porte du paradis s’entrouvrir alors qu’il doit répéter une scène de baiser pour une pièce classique qu’il prépare dans le cadre de son laboratoire d’Interprétation. Andrée et lui décident un soir, après les cours, de se retrouver à l’étage de la Maison des sœurs. Le rapprochement entre les deux personnages, les dialogues qui précèdent le doux baiser, tout pourrait être fait de façon mécanique et professionnelle. Mais c’est d’abord l’interprète et non le personnage qui a le goût d’enlacer la fille devant lui. Normand essaie de cacher à sa partenaire son cœur qui bat anormalement vite et ses mains moites. Il fait soudainement très chaud dans leur local de répétition improvisé. Au moment de s’avancer pour la première fois vers elle, Normand fait preuve d’une extrême douceur. Il pose la main dans son dos, ferme les yeux et pose ses lèvres sur les siennes en espérant que le temps s’arrête. Quand il constate qu’Andrée ne le repousse pas, il voit des étoiles.

Les deux étudiants ne font que s’embrasser le reste de la soirée…

* * *

Normand flotte sur un nuage. Andrée l’a choisi, lui ! Il est amoureux fou d’elle. Mais cette nouvelle union concrétisée blesse Bobby. Se sentant trahi par son ami, il décide de prendre ses distances dès l’heure des cours passée. Heureusement, l’incident arrive au terme du programme d’études à Sainte-Thérèse et les étudiants de toutes les branches de l’Option-Théâtre ont la tête et les deux mains plongées dans la création. Normand s’apprête d’ailleurs à rencontrer un grand réalisateur qui marquera son existence professionnelle.

L’Option-Théâtre, en effet, ouvre parfois ses portes à des professeurs et metteurs en scène de renom. À la fin de ses études, Normand y croise nul autre que Claude Jutra, grand ami du directeur de l’Option-Théâtre. Le cinéaste encensé en France et aux États-Unis, qui passe beaucoup de temps à Toronto faute de pouvoir travailler à Montréal, ne se fait pas prier pour monter des pièces en compagnie de jeunes artistes québécois. Depuis deux ans, il donne un cours intitulé « Farces du Moyen-Âge ». Dans le cadre de celui-ci, il s’apprête à proposer à la classe de Normand de plonger dans la commedia dell’arte.

— Mais il faudra suivre à la lettre les codes de ce genre théâtral populaire né en Italie au XVIe siècle, enseigne-t-il aux finissants.

Normand, Marc, Andrée, Jacinthe et Benoit ont du pain sur la planche. Dans la pièce imaginée par Jutra, les acteurs doivent dialoguer en français, en anglais, en italien, chanter, danser, effectuer des acrobaties, se battre à l’épée et improviser. Mais il a des gens talentueux devant lui, comme le lui a fait savoir le directeur de l’Option-Théâtre de l’époque. Le cinéaste les imagine déjà en Arlequin, Pantalon, Isabelle, Colombine, masqués, bouffons, grossiers, en costume dévoilant des phallus surdimensionnés… bref, avec ce que le genre théâtral a donné de plus explicite et exagéré. Il les regroupe sous l’appellation Théâtre Del Pepperoni. Il n’a aucun scrupule à les faire sortir de leur zone de confort, à les pousser jusqu’à l’essoufflement.

C’est qu’il a sa petite idée derrière la tête : les amener à Toronto, au Théâtre Passe-Muraille de Paul Thompson avec qui il a récemment tourné un documentaire pour la CBC, pendant anglophone de la télévision de Radio-Canada. Mais il se garde bien de dévoiler la chose à ses élèves.

En attendant, Normand s’amuse malgré l’épreuve à laquelle Claude Jutra le soumet. Trois ans de théâtre intensif l’ont métamorphosé en passionné du jeu, même s’il n’a pas toujours communié à l’enseignement des professeurs qu’il trouvait parfois élitistes. Et même si on lui a dit à plusieurs reprises qu’aucun metteur en scène ne l’engagerait à cause de sa couleur. De quoi ébranler tout étudiant qui rêve de jouer encore et encore ! Aux yeux de Normand, la direction ne croit même pas en ses chances de réussir professionnellement. Il dit en avoir la preuve depuis que Marc et lui sont entrés incognito dans les bureaux administratifs et qu’ils ont plongé le nez dans leur dossier étudiant :

— Marc, viens voir ! Tu es le prochain Gérard Philipe, d’après la direction.

— Et toi ?

— Heu… Je sais pas si je lis bien, mais il me semble que c’est écrit : « Normand Brathwaite a-t-il des chances dans le métier ? Non… »

Après tout, quel comédien noir avant lui, au Québec, a pavé la voie ? Qui lui confierait le rôle de jeune premier dans une œuvre de Molière ou de Michel Tremblay ? Il y a bien le Maure dans l’Othello de Shakespeare, mais où trouver d’autres personnages noirs ? George Thurston vient à peine de se créer un pseudonyme grâce au succès Aimes-tu la vie ? Et encore, il évolue dans une autre sphère artistique. Et puis, en trois ans, Normand n’a croisé qu’un seul autre Noir à l’Option-Théâtre… à qui on a montré la porte après deux ans de cours !

Bah ! Sur scène, Normand sait déjà comment intéresser et distraire un public et c’est tout ce qui importe pour l’instant. Lionel-Groulx est une oasis artistique où il a adoré se poser. Où il a rencontré Marc, son complice, et Andrée, son amour. Résultat : à la veille d’être catapulté dans la « vraie vie », il n’y a plus que le théâtre qui compte pour lui.

La fin des études de Normand à Sainte-Thérèse est mémorable. Premièrement, elle se déroule en compagnie du réalisateur de Mon oncle Antoine et d’À tout prendre. Et deuxièmement, parce que le spectacle de fin d’année de l’Option-Théâtre est destiné aux élèves du cégep… mais aussi aux détenus de plusieurs prisons de la région de Montréal !

Avant d’effectuer leur dernier salut à Lionel-Groulx, les finissants doivent jouer derrière les portes blindées de Bordeaux, Tanguay et autres Vieux Pen. Quel cadeau de la part des professeurs de l’Option-Théâtre ! Car en entrant sur la scène torse nu, pour incarner une jeune fille qui prend son bain, Andrée a bien des chances de faire beugler d’envie des centaines de prisonniers condamnés à la chasteté. Les phallus portés par Normand, Marc et Benoit n’auront pas un effet plus apaisant sur la foule !

— Les gars, vous allez déclencher des émeutes avec vos pénis de quatorze pouces, lance Bobby, un des responsables des décors de la pièce, avant une représentation. Il y a des ex-felquistes dans la salle, mais surtout des bandits, des tueurs, des vrais !

Claude Jutra ne peut espérer meilleur environnement pour donner du caractère aux membres de la troupe. Pour former à la dure Normand qui dit ne souhaiter faire que du théâtre, une fois son diplôme en main.

— Que diriez-vous d’une autre série de spectacles ? demande-t-il à Normand, Andrée et Marc au terme de leur tournée carcérale menée avec une certaine inconscience. En septembre, on part pour Toronto !

Un contrat avant même l’obtention du diplôme ! La fin des études est loin de sonner le glas de la relation entre le cinéaste et ses protégés. Mieux encore, l’offre de Claude Jutra s’accompagne d’une demande informelle d’amitié et de mentorat. Car Jacinthe et Benoit ne pouvant faire partie du voyage, Claude propose de se joindre à la troupe en tant que comédien et prie Markita Boies, à qui il a enseigné l’année d’avant, de les suivre.

En 2002, Normand résumait de façon imagée l’impact de cette main tendue vers lui dans le documentaire Claude Jutra, portrait sur film de Paule Baillargeon : « Claude s’occupait de nous. Tu es très perdu quand tu sors de l’école de théâtre. On te promet mer et monde. Et il n’y a pas de mer ni de monde. Il n’y a rien. »8

Normand quitte ainsi Sainte-Thérèse en compagnie d’Andrée et de Marc. Si jamais il y a un avenir pour lui, il ne le souhaite que créatif. À vingt ans, il est idéaliste. Il veut « changer le monde » ! L’art d’abord. La paye, ensuite. Et il est même prêt à faire la fine bouche ! Les contrats lucratifs dans des comédies télévisées et des publicités, jamais ! Ce serait trahir la pureté de l’artiste, rien de moins ! Mais pour combien de temps ?

* * *

Normand prend la pose. Il est d’un naturel désarmant pour un débutant. Il s’amuse devant l’objectif de la caméra. Tourne la tête, lève un sourcil, glisse un doigt sur son chapeau et clic !

Il n’y a pas que le diplôme pour officialiser la fin des études en théâtre. Pour les agents de casting, une photo en noir et blanc fait office de curriculum vitæ quand on est un jeune diplômé. En ce jeudi 2 novembre 1978, Normand a donc rendez-vous chez un photographe, conjoint d’une des professeures de Lionel-Groulx. Le finissant veut faire son effet devant la lentille du professionnel. Il se présente, cet après-midi-là, dans un petit appartement de la rue Chambord, tout de blanc vêtu, la barbe fraîchement rasée, mais avec une fine moustache qui lui donne des allures de New-Yorkais au look étudié. « Ç’a duré trois heures, se souvient le photographe Guy Schiele. Je déplaçais une lumière, Normand faisait l’imbécile et on prenait une photo. »9

Le jeune comédien s’amuse, mais il doute que ces photos soient pour l’instant essentielles pour tomber dans l’œil d’un metteur en scène. Il est encore grisé par son expérience à Toronto et par l’accueil que les journalistes ont réservé à la comédie de Claude Jutra. Après les trente spectacles de la commedia dell’arte présentés à guichet fermé dans la Ville reine, Jutra a poussé l’aventure encore plus loin en annonçant que la troupe allait se produire à Montréal.

Normand ne cesse de revivre intérieurement son périple torontois. Il ferme les yeux et le revoilà qui revoit ses derniers mois. Retour en arrière : grâce au cinéaste, ses amis et lui travaillent et vivent un conte de fées. Ils n’ont jusque-là jamais été aussi bien logés, n’ont jamais aussi bien mangé, n’ont jamais rencontré autant de gens qui pèsent lourd dans le milieu théâtral qu’en compagnie de Claude Jutra.

— J’arrive pas à croire que je quitte un appartement à cinq cents à Laval pour me retrouver dans un condo comme ceux d’Outremont, dit Markita Boies à Normand.

— On est privilégiés ! concède Normand. Disons que c’est mieux que dans nos locaux du cégep !

La bande suit Claude partout. Les inséparables font l’épicerie ensemble et sortent ensemble. Le mentor voit à tout pour sa tribu d’artistes, ses chouchous qu’il présente à tous ses amis torontois.

La renommée de Claude Jutra dans la Ville reine assure des salles pleines à la troupe qui se démène sur scène devant des journalistes qui apprécient le spectacle de la commedia dell’arte qualifié dans les journaux de « very funny and joyful » !

— Regardez, les amis, dit le cinéaste, un matin, en leur montrant une copie du quotidien Globe & Mail.

Normand lit la fin de l’article à voix haute : « Claude Jutra est accompagné sur scène de deux bons acteurs et deux bonnes actrices qui sont aussi talentueux que des acteurs de Stratford, la prétention en moins ! »10

Quoi demander de plus ? En fait, le séjour torontois de six semaines n’a été entaché que par un léger incident. Quand une scène de combat d’épée s’est mal terminée après que Marc se soit agenouillé devant Normand pour mordre, comme d’habitude, son énorme phallus. Cette fois-là, les dents de Marc sont plutôt allées s’agripper aux vraies parties génitales de son partenaire. « L’agresseur » a terminé le spectacle avec du sang dans la bouche, au dire de la victime qui, elle, a vu des étoiles, a saigné en allant uriner et s’est retrouvée à l’hôpital après avoir voulu étrangler de colère son assaillant !

Devant la plaie ouverte de son patient, le médecin a prescrit une crème antibiotique, sans jamais croire à l’histoire d’accident de travail incongru de Normand. Miraculeusement, l’éclopé a pu retourner sur scène dès le lendemain soir.

Fin de l’anecdote sanglante ! Normand rouvre les yeux chaque fois en grimaçant…

À quelques minutes de la grande première montréalaise de la commedia dell’arte au Conventum, rue Sanguinet à Montréal, quelques semaines plus tard, Normand devrait-il craindre les canines de Marc ? Il redoute davantage la présence des journalistes dans la salle. Le caractère officiel de l’événement gomme l’habituel plaisir qu’il ressent quelques minutes avant de se glisser dans la peau d’un personnage.

En tirant légèrement le rideau, plus tôt, Claude Jutra a aperçu des journalistes du Devoir et de La Presse dans la salle et en a fait part à la troupe. Il aurait dû se taire. Depuis, Normand est assis sur une chaise et il est muet. Il essaie de contrôler une soudaine envie de vomir. Là, c’est du sérieux. Le public a des attentes, lui qui connaît bien Jutra.

Normand se sent faible et soudainement incapable d’incarner avec conviction son Arlequin. Les encouragements d’Andrée n’apportent aucun réconfort. Le corps du jeune comédien s’obstine à rester immobile.

Une minute avant le début du show, la tension monte dans l’équipe. Normand réussit alors de peine et de misère à se rendre du côté cour de la scène. Puis, comme par enchantement, il joue, mais sa nausée finit par avoir raison de son estomac au beau milieu du spectacle. Il se statufie alors. Puis, le visage blême, il se tourne vers le public et annonce :

— Mesdames et Messieurs, je vais arrêter le spectacle, car si je continue, je vais vomir devant vous.

Dans les coulisses, Claude Jutra paralyse.

— Mon Dieu, on ne dit jamais ça devant les spectateurs…, laisse échapper le cinéaste.

Normand passe devant son metteur en scène la mine basse, s’excuse du bout des lèvres et trouve une toilette pour restituer sa peine, son échec et son stress. « Normand était impressionné par les journalistes, analyse Markita Boies. Il a agi honnêtement, mais ç’a fait beaucoup de peine à Claude. Cela dit, on a eu de bonnes critiques le lendemain dans les journaux, notamment à cause d’une surprenante scène de combat menée par Normand et Marc. »11

Le lendemain soir, devant une salle sans journalistes, Normand retrouve son entrain habituel et regagne du même coup l’estime de Claude. Il ne se serait pas imaginé se mettre à dos son mentor. Car depuis leur retour à Montréal, la vie n’est pas si différente de ce qu’elle était à Toronto. Normand, Andrée, Markita et Marc passent beaucoup de temps chez Claude. « Ce n’était pas Monsieur Mon oncle Antoine quand on était avec lui. C’était un ami », confie Normand Brathwaite.12

L’amitié de Claude envers Normand et ses copains ne tiédit pas. Le cinéaste materne ses poulains, cela dit, sans jamais les infantiliser. C’est sans blesser Normand ni Markita qu’il leur offre, par exemple, une visite chez son dentiste pour obturer quelques caries, un jour. Normand a la chance d’avoir à ses côtés un artiste généreux et à l’écoute, chez qui on ne peut encore déceler les premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer, qui va le pousser au suicide le 5 novembre 1986.

La maison de Claude, située dans un cul-de-sac au bout de la rue Henri-Julien, non loin du Carré Saint-Louis, est un repaire d’artistes. L’amie Monique Miller vient y faire son tour, le poète Gaston Miron, sa lessive ! Michel Rivard y a établi ses quartiers. Même Bernardo Bertolucci, réalisateur du Dernier tango à Paris, cogne à sa porte ! C’est une escale, un arrêt enrichissant pour des acteurs et musiciens étrangers de passage à Montréal.

— Tout le monde vit chez toi, Claude, lance Normand. Ici, c’est portes ouvertes à l’année !

— Par contre, je devrais fermer à clé une fois que vous y êtes tous ! répond Jutra pour davantage couvrir ses amis d’affection.

Avec Normand et le clan de l’Option-Théâtre, le cinéaste partage des repas, prend un coup et va jusqu’à la Cinémathèque revoir un chef-d’œuvre de Jean Renoir, qui vient de rendre l’âme. Il a le sens de la fête. Il a toujours une anecdote savoureuse sur Hollywood à partager avec ses brebis admiratives, lui qui a côtoyé le chanteur des Doors Jim Morrison et le réalisateur français François Truffaut qui joue dans le tout récent film Rencontre du troisième type de Steven Spielberg. Normand n’en revient pas d’avoir comme ami quelqu’un qui est à la fois si humble et si grand, capable de magnifier toute histoire en y gardant toujours ce petit quelque chose de terre-à-terre et d’accessible. Comme si Jutra voulait montrer que tout est possible dans ce métier. Comme si entendre parler de Truffaut et de Spielberg, c’était comme serrer la main de ces grands réalisateurs. « On mangeait et on discutait beaucoup. On avait ce privilège. Peut-être qu’on abusait de lui… », note Markita Boies.13

— Ce soir, les amis, je vous prépare un tartare de saumon ! Et après je vous raconte mon aventure de prof invité à l’Université de la Californie à Los Angeles avec Jim Morrison. Planante dans tous les sens du terme !

— Tu as décidé de nous initier à la culture gastronomique maintenant ? demande Markita à son Claude.

Mais toute bonne chose a une fin ! La bohème dure un an pour Normand qui, aux lendemains des représentations de la commedia dell’arte, se fait agripper le bras par un autre professeur de l’Option-Théâtre, fasciné par le talent du p’tit Noir de Sainte-Thérèse : Robert Gravel. Dès lors, il n’aura le temps que de travailler et d’aimer sa blonde du mieux qu’un comédien de vingt ans happé par le succès peut le faire. Il ne le sait pas encore, mais la télé s’apprête elle aussi à ne faire qu’une bouchée de lui… et il ne luttera même pas pour ne pas y être englouti !