Représentations artistiques, activités sportives, bains ou processions religieuses : pour les Grecs de l’Antiquité, la nudité est un marqueur de civilisation.
L’homme vient au monde nu. Mais se distingue des autres animaux par le fait qu’il orne tout ou partie de son corps par des parures et qu’il cache au plus grand nombre de ses semblables l’exécution des fonctions naturelles. Norbert Elias voyait dans ce comportement unique – avec tous les degrés et toutes les nuances que l’anthropologue peut inventorier – l’un des signes les plus évidents du « processus de civilisation2 ». Quoique l’on puisse contester aujourd’hui bien des aspects des thèses de Norbert Elias, il n’en reste pas moins que la prise de conscience du corps et la réflexion sur sa propre apparence – qui prend en compte la différenciation sexuelle – distinguent l’homme et fondent toute construction sociale. Dans un tel contexte, la nudité apparaît à l’historien comme le résultat d’un choix, individuel ou collectif, qui n’a rien de naturel.
On pourrait être tenté de considérer que quelques peuples « primitifs » – notion qui resterait à définir – n’ont jamais quitté l’état de nudité primale. Ce serait faire erreur : Papous, Pygmées, Noubas du Soudan ou peuples amazoniens portent tous quelque chose, étui pénien, cordelette de taille, minuscule cache-sexe, bijoux, peintures ou scarifications qui témoignent de la prise de conscience du corps et soulignent la différence sexuée des individus.
La définition de la nudité varie d’un peuple à l’autre. Certes, il y a ce qu’on pourrait appeler un sens premier : être nu, c’est ne rien porter sur soi, ni vêtement ni parure d’aucune sorte. L’enfant qui sort du ventre de sa mère est nu, et n’importe qui retrouve cette nudité primale en se dépouillant de tout. Mais l’examen des textes et des représentations dans toute société montre que la nudité ne se borne pas à ce retour à l’état de nature.
Même si le monde grec n’échappe pas à cette diversité, « vraie » nudité et civilisation grecque paraissent indissociablement liées. L’art grec a usé de la représentation de la nudité comme elle n’existe dans aucune autre civilisation. Même au cours des périodes où les codes sociaux imposèrent dans les sociétés occidentales un comportement très restrictif en matière d’exposition du corps, peinture et sculpture y restèrent libres de dévoiler des nudités « à l’antique », justification de transgressions inimaginables dans la vie réelle.
Mais la nudité grecque ne se borne pas à des représentations. Elle appartient pleinement au domaine de la vie sociale. N’imaginons pas néanmoins la Grèce comme une sorte de paradis naturiste où chacun vivrait nu où il lui plaît et quand il lui plaît. Si la nudité, masculine principalement, y apparaît plus fréquente qu’ailleurs, et que les Grecs en ont fait un marqueur culturel dont ils sont fiers, ceux-ci obéissent à des codes vestimentaires et corporels stricts.
Nu se dit gymnos, mot qui s’emploie dans des sens variables désignant aussi bien la nudité complète qu’une nudité partielle. Ainsi Patrocle désarmé est-il qualifié de gymnos (Iliade, XVI, 815), tout comme le vainqueur à la course du stade, à Delphes, que Pindare qualifie de gymnos non pas parce qu’il est nu – ce qu’il est de fait –, mais parce qu’il l’a emporté à la course sans armes (Pythiques, XI, 48-49). De même, lorsque les Grecs raillent les jeunes filles spartiates qui s’entraînent « nues » à la course, ils ne font que manifester leur réprobation devant une tenue jugée indécente pour les femmes : une tunique fendue haut sur les cuisses pour libérer le mouvement.
On qualifie encore de « nu » quiconque ne porte que ses vêtements de dessous : lorsque Hésiode (Les Travaux et les Jours, 391) recommande au paysan de semer, labourer et moissonner « nu », cela signifie seulement qu’il faut attendre la fin de l’hiver pour labourer et semer, lorsque l’on peut travailler en vêtements légers.
Et si les Grecs multiplient les occasions de nudité, rappelons que la règle générale reste de ne pas se montrer nu devant un inconnu et, surtout, jamais devant l’autre sexe. D’où l’exclusion des femmes des concours. Lorsque Ulysse, échoué sur la plage, est découvert par les jeunes Phéaciennes, son premier réflexe est de se couvrir le sexe d’un branchage, ce qu’il n’aurait peut-être pas fait face à des hommes. On objectera que le bain peut être donné par des femmes esclaves, mais, précisément, ce sont des esclaves avant d’être des femmes.
En outre, observer par effraction la nudité des déesses entraîne un châtiment sévère : Tirésias devient aveugle pour avoir vu Athéna nue dans son bain, Érymanthe subit la même peine pour avoir regardé Aphrodite se lavant après l’amour avec Adonis ; quant à Actéon, il est transformé en cerf par Artémis qu’il a observée nue, puis il est dévoré par ses propres chiens. Car il est convenu que les femmes, notamment, ne se dévoilent pas. Plutarque raconte comment à Milet une épidémie de suicides chez les jeunes filles prit fin subitement lorsque la cité décida que les corps des suicidées seraient exhibés et promenés nus jusqu’au marché avant d’être ensevelis.
Les occasions d’afficher publiquement sa nudité se présentent néanmoins plus souvent dans les sociétés grecques que dans la plupart des autres : lors du bain, naturellement, mais aussi du sport et même de certaines processions religieuses, dont témoignent surabondamment les représentations artistiques.
C’est sans aucun doute la nudité sportive qui a le plus frappé les esprits, au point que les Grecs en firent un symbole de l’hellénisme. Ils s’interrogeaient eux-mêmes sur l’origine de cette pratique dont ils savaient qu’elle était plutôt récente. Car les rares documents d’époque mycénienne (1550 à 1100 av. J.-C.) évoquant des hommes faisant de l’exercice, ou les vases d’époque archaïque (VIIIe-VIIe siècle), un peu plus nombreux, montrent des hommes vêtus d’un caleçon moulant ou d’un pagne, zôma. Chez Homère, les champions combattent revêtus d’un caleçon, tels Épéios et Euryale dans une lutte féroce : « le caleçon mis, tous deux s’avancent au milieu de la lice » (Iliade, XXIII, 685). De même, Ulysse, fier d’exhiber ses muscles, retrousse ses loques tout en s’arrangeant pour cacher sa virilité (Odyssée, XVIII, 66).
Selon les auteurs, l’origine de la nudité sportive varie. Platon y voit un héritage des Crétois transmis aux Lacédémoniens (République, V, 542c), ce qui rejoint en partie le témoignage de Thucydide (Guerre du Péloponnèse, I, VI, 4-6) : « Les premiers [les Spartiates] aussi se dépouillèrent de leurs vêtements et se montrèrent nus et frottés d’huile pour les exercices gymniques. Autrefois, dans les concours olympiques, les athlètes portaient pour la lutte des ceintures voilant les parties honteuses et il y a peu de temps que cette coutume a disparu. Certains peuples barbares, et principalement en Asie, quand ils font des concours de pugilat et de lutte, portent des pagnes. » Thucydide souligne deux éléments : d’une part, il s’agit d’une coutume récente à échelle humaine, d’autre part, cela distingue les Grecs des barbares.
Pausanias (I, XLIV, 1) désigne un responsable et fournit une date. Lors de la XVe Olympiade, c’est-à-dire en 720 av. J.-C., selon le comput habituellement admis (Ire Olympiade en 776 av. J.-C.), le coureur Orsippos de Mégare (Orrhippos, en mégarien) perdit son pagne et termina la course entièrement nu. À son imitation, les athlètes disputèrent désormais les épreuves nus. Une épigramme sur la tombe du héros qui fut plus tard un brillant général de sa cité célébrait encore son exploit à l’époque d’Hadrien : « Le premier parmi les Grecs, il reçut, nu, la couronne à Olympie, alors que c’est vêtu d’un pagne qu’auparavant on était en compétition dans le stade » (IG, VII, 52). C’est sur cette épigramme que Pausanias fonde son opinion, en commentant que c’était sans doute un geste volontaire, « sachant bien qu’il est plus facile de courir entièrement nu qu’avec une ceinture ». De multiples commentaires et interprétations ajoutent des précisions invérifiables : selon certains, c’est la chute mortelle d’un coureur entravé par son pagne qui aurait conduit à la nudité.
Dans le courant du Ve siècle, la nudité des athlètes est étendue aux entraîneurs. On rapporte en effet que la fille du célèbre boxeur Diagoras de Rhodes (Pindare lui dédie sa VIIe Olympique en 464 av. J.-C.), Kallipateira, pour voir courir son fils Pisidoras, s’était fait passer pour son entraîneur. Dans la joie de sa victoire, elle se précipita sur la piste, mais se prit les pieds dans la tunique en enjambant la palissade, dévoilant à tous qu’elle était femme. Elle échappa au châtiment en raison des victoires olympiques de son père, mais les organisateurs décidèrent que, désormais, athlètes et entraîneurs seraient inscrits nus devant les juges du concours et resteraient nus tant sur le stade qu’au gymnase.
Quelles qu’en soient les origines exactes, la nudité sportive s’impose partout en Grèce assez tôt. Les vases du VIe siècle av. J.-C. montrent, sans exception, lutteurs, coureurs et autres athlètes nus. Règle qui n’est jamais remise en question jusqu’à l’abolition des concours à la fin du IVe siècle de notre ère, et qui est même étendue à l’ensemble des activités liées au sport, comme les bains. Chacun s’y plie : lorsque les Juifs réformateurs, dits hellénistes, construisent un gymnase à Jérusalem en 175 av. J.-C., ils s’y mettent nus.
La nudité des sportifs ne trouve pas réellement d’explication rationnelle. Car elle n’apporte rien à l’exercice de la plupart des sports pratiqués par les Grecs (javelot, disque, saut en longueur, lutte ou boxe), et peut même constituer une gêne physique (courses). Mieux vaut donc explorer d’autres voies pour en comprendre les raisons, notamment la relation entre le nu et le sacré. Car la nudité apparaît dans les représentations avant même qu’elle ne devienne la règle au stade et au gymnase, ou à peu près en même temps. Des groupes statuaires d’hommes mais aussi de femmes nus, comme à Olympie, à caractère votif, sont attestés dès le VIIIe siècle av. J.-C. Or les concours constituent l’élément d’une fête en l’honneur d’un ou plusieurs dieux.
Ce rapport entre le nu et le sacré paraît d’autant mieux s’imposer que parmi les autres circonstances où les Grecs sont parfois nus en public, on trouve des fêtes et processions. On connaît les Lampadèphories ou Lampadèdromies, course aux flambeaux en l’honneur de divers dieux (Héphaïstos, Athéna, Pan), où des hommes nus se passent la torche. Aristophane (Nuées, 985-990) mentionne aussi la procession des éphèbes nus lors des Panathénées, fêtes données à Athènes en l’honneur d’Athéna, reprochant à l’éducation nouvelle de pousser les adolescents à cacher leur nudité derrière leur bouclier, véritable offense, d’après lui, à la déesse. Aucun auteur ancien n’établit les raisons de cette nudité rituelle qui, peut-être, n’a d’autre raison que d’assimiler le fidèle à son dieu. Car ce qui est sûr, c’est que les dieux eux-mêmes sont souvent figurés nus. Pour certains d’entre eux, même, cela semble être la règle : Poséidon, Hermès, Apollon, Dionysos, Zeus lui-même, quels que soient les attributs dont on les dote par ailleurs (couronne, manteau, trident, etc.), se découvrent presque totalement, exhibant leur virilité sans ostentation (il ne s’agit pas de cultes de fécondité), mais sans pudeur.
Il en va de même lorsque les artistes se plaisent à représenter des hommes nus, le sexe bien visible, y compris dans des circonstances ou des postures où la nudité paraît improbable. Ainsi, rien en dehors de quelques épisodes très spécifiques n’indique que les guerriers grecs aient jamais combattu nus ; ils le sont néanmoins souvent sur les vases (Achille et Patrocle sur la coupe de Vulci, Ve siècle av. J.-C.). Le combat serait-il assimilé à une épreuve sportive ? Il existe une tradition de nudité guerrière à Sparte et à Corinthe, et d’une manière générale chez les Doriens : ne dit-on pas « se comporter à la dorienne » pour dire « se dénuder » ? La nudité du guerrier peut avoir une fonction apotropaïque, ou magique, à des fins de protection, comme sur un rhyton (vase) mycénien du XVIe siècle av. J.-C. montrant des guerriers achéens assiégeant une ville le sexe à l’air. De même, on représente volontiers nus des artisans dont on peut douter qu’ils aient travaillé sans aucun vêtement, ne serait-ce que pour se protéger (ainsi le forgeron devant sa forge). Mieux, dans la peinture sur vase, qui seule permet ce type d’artifice, le peintre laisse volontiers apparaître le sexe des personnages à travers la tunique.
Mais comment ne pas être frappé par l’aspect des sexes masculins sur la statuaire et, plus encore, sur la peinture céramique des Grecs ? Les héros grecs sont dotés de sexes enfantins et les représentations de verges de taille « adulte » relèvent de la pornographie. Aristophane (Nuées, v. 1010) en donne indirectement l’explication dans un passage où Raisonnement juste et Raisonnement injuste s’affrontent. Selon le premier, « en suivant mes leçons, tu auras toujours le teint bien vermeil, les épaules larges, le torse musclé, la fesse dodue, la verge menue ». Alors que les manières du temps présent, l’éducation moderne donnent « le teint blafard, les épaules maigres, le torse fluet, la fesse chétive, la verge pesante ». C’est dire clairement que l’homme bien éduqué offre au regard des autres un sexe modeste : on est bien au niveau des représentations puisque l’éducation a peu de chances d’influer sur la physiologie ! La nudité décente exhibe donc un sexe bien visible mais dépourvu de turgescence. Découvrir le gland ou le laisser deviner, par exemple, est insupportable. Les athlètes utilisent à cette fin une fine bande de cuir (kunodesmè), « laisse de chien » qui, attachée à la taille ou à la base du pénis, noue l’extrémité du prépuce afin d’empêcher le gland d’apparaître. Cela explique que les Juifs qui, vers 175-170 av. J.-C., fréquentent le gymnase de Jérusalem, « se fassent faire des prépuces » ; non pas pour masquer leur judaïté (il n’y a à Jérusalem que des Juifs), mais pour répondre à la double injonction grecque : offrir la vue d’un corps non mutilé et masquer ce qui est considéré comme indécent – le gland et non la verge.
Si la nudité masculine envahit l’espace de la cité, celle des femmes, on l’a dit, est limitée, tardive et peu valorisée. On a vu que les Athéniens se moquaient des « montreuses de cuisses » spartiates. Et lorsque Platon envisage de faire pratiquer le sport aux jeunes filles de sa cité idéale, il ne s’agit que de course, et dans une tenue convenable. Peut-être la tenue que porte la belle Atalante, avec culotte et bustier sur une coupe attique (v. 470 av. J.-C.).
Cela ne signifie pas que la nudité complète n’existe pas en certaines occasions pour les femmes : les jeunes filles consacrées à Artémis de Brauron, en Attique, les « ourses », sont quelquefois nues. Mais dans l’iconographie, en dehors de quelques consécrations votives isolées, de scènes de gynécée sur vase ou de la présence de joueuses de flûte et autres prostituées dans des banquets d’hommes, il faut attendre Praxitèle, au IVe siècle av. J.-C., pour que s’impose la nudité des déesses (Aphrodite pudique), puis des femmes. Situation paradoxale mais non dépourvue de conséquences : alors que la nudité masculine attire l’attention sur le sexe bien visible, la femme nue présente une image globale du corps féminin, un ensemble de lignes et de courbes où le sexe épilé reste invisible.
La prévalence de la nudité masculine, au moins dans l’affichage public et civique, souligne la valorisation du corps masculin et facilite son érotisation. Certes, la nudité constitue aussi un apprentissage de la maîtrise de soi et de la décence dans des conditions difficiles. Reste que la mise en valeur du corps de l’homme, notamment de l’athlète, jeune et beau, incite au désir, lors même que, par ailleurs, les relations homosexuelles sont codifiées et encouragées dans certains contextes. Causes ou conséquences, les occasions de contempler des corps nus ne manquent pas dans la cité, et le gymnase peut être un formidable lieu de chasse amoureuse. Les vases qui évoquent des relations pédérastiques semblent souvent les situer sur arrière-plan de gymnase ou de banquet. Et les règlements des gymnases bien tenus interdisent aux hommes faits de fréquenter les lieux aux heures réservées aux enfants et jeunes gens. Ces interdits ne remettent pas en cause le phénomène essentiel qu’est la relative banalité de la nudité masculine, avec ce qu’elle implique de survalorisation du corps de l’homme, non pas aux yeux des femmes, mais devant les autres hommes.
Si la nudité affichée du gymnase ne remonte pas au-delà de l’époque archaïque, les Grecs ont su en faire un signe distinctif de leur culture et, par contrecoup, de la civilisation elle-même. On a vu comment les Juifs hellénisés se plient à la règle commune. À l’inverse, Thucydide rappelle que les barbares qui pratiquent la lutte ou d’autres sports le font vêtus d’un caleçon. De même, on peut se demander si l’absence de concours grecs dans de riches villes hellénisées comme Palmyre et Pétra alors qu’il en existe dans presque toutes les villes de Syrie ne s’explique pas par un rapport au corps différent chez les Arabes hellénisés qui peuplent ces deux cités. Ce qui donnerait raison aux Grecs, qui voient dans la nudité masculine affichée non pas une banale habitude, mais un vrai marqueur de civilisation.