Les Barbares, ce sont les autres… Ceux qui ne parlent pas grec, puis, à l’époque de l’Empire romain, ceux qui vivent à l’extérieur des frontières. Une réalité mouvante qui n’interdit pas l’intégration progressive des peuples conquis.
Qu’est-ce qu’un Barbare ? On devine d’emblée que la définition varie selon l’origine de celui qui la pose, mais le mot invite d’abord à se tourner vers les Grecs. Car ce sont bien eux qui ont inventé le terme. Les « Barbares », ce sont tous ceux dont le langage est incompréhensible, dont le bruit semble à l’oreille une série ininterrompue de borborygmes inaudibles, une sorte de « bababababa ». À l’expression délicate de l’homme civilisé – le Grec –, le Barbare oppose le charabia d’un langage inarticulé, plus proche du bruit des animaux que du langage de l’être doué de raison.
Ne poursuivons pas trop loin en ce sens, cependant, car les Grecs n’ont jamais douté que les Barbares étaient des hommes, et ils furent même prêts quelquefois à admirer certains traits de leurs civilisations. Ils reconnaissaient volontiers ce qu’ils devaient aux Égyptiens (les dieux) ou aux Phéniciens (l’écriture), et admiraient la sagesse des mages perses ou des druides gaulois.
Il n’en reste pas moins que l’humanité se partagea à leurs yeux en deux parties bien distinctes, les Grecs d’une part, les Barbares de l’autre. Deux mondes juxtaposés mais non étanches l’un à l’autre : comme l’orateur athénien Isocrate le remarquait dès le IVe siècle av. J.-C., n’importe quel Barbare pouvait devenir Grec à condition de partager la culture grecque. À l’inverse, des Grecs installés depuis longtemps au milieu des Barbares pouvaient retourner à une quasi-barbarie. C’est ce que constatèrent tristement le Grec Plutarque, au Ier-IIe siècle pour certains Grecs et Macédoniens de Syrie ou d’Égypte, ou le poète latin Ovide dans les cités grecques des bords de la mer Noire au début de l’Empire romain.
Les Romains furent, sur ce point comme sur tant d’autres, largement héritiers des Grecs, qu’ils avaient lus et assimilés. Est-ce à dire qu’ils en partagèrent complètement les points de vue ? Cela demande de sérieuses nuances, ne serait-ce parce que les Romains, aux yeux des Grecs, étaient eux-mêmes à ranger au nombre des Barbares ! Les Romains, eux, considéraient comme barbares tous les autres, sauf eux-mêmes et les Grecs.
Mais, à partir du Ier siècle av. J.-C., à la fin de la République, puis sous l’Empire, trop de changements étaient survenus dans la connaissance du monde habité pour que l’on conservât intacts ces schémas : on avait eu le loisir de mieux saisir l’infinie diversité des peuples barbares.
Certes, à quelques exceptions près comme celle de Strabon, la théorie environnementaliste développée dans le traité hippocratique Des airs, des eaux, des lieux à la fin du Ve siècle av. J.-C., et complétée par Aristote au siècle suivant reste prédominante : les groupes humains sont définis en fonction de leur situation géographique et on peut en déduire des traits de caractère collectifs immuables. Plus les peuples s’éloignent d’un centre idéal – la Grèce égéenne, l’Italie plus tard – vers les extrémités de la terre habitée (oikoumènè), plus ils tendent vers la mollesse ou la sauvage barbarie.
À cela s’ajoute une autre idée de base, omniprésente chez les Anciens, celle de la pureté de la race et de la stabilité des peuples : tout peuple qui ne se mélange pas aux autres, et qui demeure sur son territoire primitif, acquiert des vertus incomparables, alors que la mobilité, avec les métissages dont elle est supposée porteuse, affaiblit les vertus primitives, conduit à la barbarie, et désigne les peuples destinés à être esclaves des autres. C’est ainsi que les nomades sont rangés au nombre des peuples les plus barbares. À l’inverse, Tacite se plaît à souligner que les vertus des Germains tiennent en particulier à leur pureté de race sans mélange.
Ces théories ne cessèrent cependant d’être modifiées et adaptées aux conditions nouvelles, et elles n’empêchèrent jamais les Romains de tenir un discours changeant et parfois contradictoire sur les Barbares auxquels ils étaient confrontés. Ainsi les Parthes furent accusés, à la fin de la République, de vivre dans un luxe effréné qui les assimilait à des femmes dépourvues de qualités militaires. Après la défaite qu’ils infligèrent aux troupes romaines de Crassus à Carrhes (Syrie du Nord) en 53 av. J.-C., ils devinrent tout à coup de sauvages guerriers, d’une inhumaine cruauté.
On pourrait prendre, à l’autre extrémité de l’empire, au sein du Barbaricum2 occidental, l’exemple des Germains, que les Romains considéraient comme des Barbares à tous les points de vue, mais dont ils admiraient le courage. Il est vrai que les Germains ne furent jamais soumis, et firent au contraire peser une menace durable sur les frontières du Rhin et du Danube dès la fin du IIe siècle. On voit par-là que l’idée que les Romains se faisaient des Barbares dépendait largement des relations politiques et militaires qu’ils entretenaient avec eux.
La hiérarchie du mépris qui en résulte prend en compte de multiples éléments. Au plus bas, les Égyptiens, conquis sans combat, considérés par les Grecs comme inaptes au service des armes, et qui ajoutent à cette disgrâce initiale la noirceur de leur peau, l’habitude de nouer des mariages jugés ailleurs incestueux entre frère et sœur, l’adoration de divinités zoomorphes, quand ce n’est pas le cannibalisme comme feignent de le croire des auteurs pourtant sérieux comme Juvénal ou Dion Cassius à l’époque impériale.
La conquête a contraint les Romains à rencontrer les Barbares ailleurs que dans les livres des Grecs. L’infinie diversité des peuples d’Afrique, d’Europe et d’Asie ressort de mieux en mieux au fil du temps. Le géographe grec Strabon, comme le naturaliste romain Pline l’Ancien, comme l’historien Tacite enregistrent les progrès de la connaissance, même s’il nous est parfois difficile de nous repérer dans leur nomenclature. On le voit notamment en Afrique, où même les noms les mieux attestés, « Gétules », « Numides », « Maures », semblent désigner des groupes aux configurations mouvantes.
Situation paradoxale puisqu’il s’agit de peuples barbares, qui vivent dans l’empire, donc sous les yeux de l’administration romaine, et dont personne ne cherche réellement à comprendre l’organisation. Mieux, il arrive que les souvenirs littéraires l’emportent sur les réalités visibles : Salluste, gouverneur de l’Africa Nova en 46-45 av. J.-C., décrit les Maces de Tripolitaine comme nomades alors qu’ils sont sédentarisés depuis deux siècles ; le souvenir d’Hérodote était plus fort que le vécu !
Il faut, à n’en pas douter, distinguer entre les Barbares du dedans et ceux du dehors, ceux qui appartiennent à l’empire et ceux qui peuplent l’immensité du Barbaricum. Mais la différence ne tient pas tant à une connaissance plus précise des premiers par les Romains qu’à un statut plus favorable dans l’imaginaire collectif.
Les Barbares de l’intérieur, si l’on peut employer cette formule inconnue des Anciens, ont vocation à ne plus l’être – même si l’on décèle à leur égard ce que Benjamin Isaac ne craint pas de nommer une forme de racisme3. En Occident, l’usage quasi universel du latin fait reculer, voire disparaître les parlers barbares. Le phénomène complexe que l’on nomme la « romanisation », fait d’acculturation et de métissage, conduit à l’intégration progressive des peuples conquis.
D’ailleurs, très tôt, entre la fin du Ier siècle av. J.-C. et le Ier siècle apr. J.-C., des notables acquièrent la citoyenneté romaine en Espagne, en Gaule, en Bretagne ou dans les Germanies et quelques-uns entrent même au Sénat au Ier siècle apr. J.-C. Tous, y compris les individus issus des plus sauvages peuplades de l’empire, peuvent s’intégrer. Les uns, devenus esclaves, ont la possibilité d’acquérir la citoyenneté lorsqu’ils sont affranchis. D’autres, plus nombreux, le font grâce à l’armée : les pérégrins, c’est-à-dire les habitants non citoyens de l’empire – autant dire de loin les plus nombreux jusqu’à l’édit de Caracalla de 2124 –, recevaient la citoyenneté après vingt à vingt-cinq ans de services dans une unité auxiliaire de l’armée romaine, ou, plus rarement, au moment de leur engagement dans la légion. Les Thraces, les Gaulois, les Bretons, les Pannoniens, les Illyriens, les Syriens, que les Romains considéraient souvent comme particulièrement barbares, fournirent le gros de ces troupes.
Dans les faits, le terme de Barbare, pour les Romains, finit surtout par désigner les peuples qui, en Occident, restent hors de l’empire, et parfois le menacent. La volonté qu’on leur prête de vouloir détruire l’Empire prouve leur barbarie et autorise à en donner des descriptions affreuses, à forcer le trait sur leur comportement « anormal ».
Ainsi, les « Germains » – terme que César fut le premier à utiliser pour désigner les peuples vivant à l’est des Gaulois – affrontent un éternel hiver, vivent au milieu des marais, et se nourrissent de bêtes sauvages, prétend Sénèque le philosophe. Ils aiment se battre, dormir et festoyer ; ils se montrent incapables d’une activité régulière, d’un travail qui demande un effort suivi. Et tous sont indisciplinés, prompts à la révolte, donc peu fiables dans leurs engagements. Cela n’interdit pas au demeurant une certaine admiration pour leur courage.
En réalité, chez Sénèque comme chez bien d’autres, on retrouve des descriptions qui ne sont qu’une adaptation libre des théories environnementalistes. Mais on devine aussi, derrière de tels propos, le souvenir du traumatisme causé par la défaite de Varus en 9 apr. J.-C.5 lorsque trois légions romaines ont été vaincues par des Germains dirigés par Arminius, un noble chérusque qui avait été fait citoyen et chevalier romain.
Seul Tacite qui écrit son opuscule La Germanie dans les années 98-100 fait l’effort de distinguer les tribus les unes des autres, même s’il n’échappe pas lui non plus aux généralisations : chez lui, les Germains sont dans l’ensemble pauvres, donc à l’abri de la corruption. Il loue leur monogamie, l’absence de traditions cruelles comme l’exposition des enfants6 ; ils se contentent d’une nourriture frugale, mais Tacite déplore leur goût immodéré pour le vin. Il est clair que les vertus des Germains sont précisément celles dont il regrette qu’elles ne règnent plus à Rome. Ainsi, la description que nous fait Tacite des Germains, même si elle se nourrit d’éléments vérifiables, se construit par référence implicite à la Rome du IIe siècle, et il est souvent difficile d’y débrouiller la réalité de l’imaginaire.
Mais ne serait-ce pas le destin des Barbares que de n’exister que pour permettre d’affirmer sa propre identité ? Les Romains n’échappèrent pas à cet héritage des Grecs.
1. L’Histoire, no 327, janvier 2008, p. 38-39.
2. On désigne ainsi l’ensemble des territoires situés hors de l’Empire et occupés par des peuples barbares.
3. B. Isaac, The Invention of Racism in Classical Antiquity, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2004. [Cf. ci-dessous chapitre 11, p. 135-140.]
4. [Cf. dans Empires et cités, op. cit., chapitre 28, p. 287-299.]
5. Cf. Yann Rivière, L’Histoire, no 327, janvier 2008, p. 44-51.
6. Le père romain a droit de vie et de mort sur ses enfants ; il peut déposer dans la rue le nouveau-né qu’il rejette.