13

Des Grecs comme les autres : être Grec au Proche-Orient après Alexandre1


Après la conquête d’Alexandre, la culture grecque se diffusa dans tout le Proche-Orient. Devenir grec ne fut jamais une obligation, seulement une possibilité offerte à tous. Ce qui fit la force de l’hellénisme ? Cette capacité à intégrer, par la culture, des individus de toutes origines.

 

La conquête d’Alexandre a fait passer en peu de temps l’ensemble du Proche-Orient sémitique sous la coupe politique et militaire du roi de Macédoine. Deux batailles essentielles s’y étaient déroulées, l’une en novembre 333 av. J.-C., à Issos, à l’entrée nord-ouest de la Syrie, l’autre le 1er octobre 331 av. J.-C. à Gaugamèles, près d’Arbèles (aujourd’hui Erbil), dans le Kurdistan irakien. Certes, il y eut d’autres combats, comme le long siège de Tyr2 (janvier-juillet 332 av. J.-C.) ou celui de Gaza dans le courant de la même année, et Alexandre dut sans doute négocier avec les pouvoirs en place pour éviter d’avoir à enlever de force des villes puissamment fortifiées : on l’observe aussi bien en Phénicie qu’à Babylone. Mais, d’une manière générale, on peut considérer que la prise de possession du Proche-Orient, dominé jusque-là par les souverains perses, s’est faite plutôt facilement et rapidement. Les combats qui suivirent la mort du conquérant et qui aboutirent à la mise en place des grands royaumes hellénistiques ne remirent jamais en cause la conquête elle-même.

Pour ce qui est du Proche-Orient sémitique, dès 312 av. J.-C., la Mésopotamie fut pour l’essentiel sous le contrôle de Séleucos, devenu roi en 306-305 av. J.-C., alors que la Syrie était occupée successivement par Ptolémée et par Antigone le Borgne. En 301 av. J.-C., Ptolémée Ier, devenu roi en même temps que Séleucos, en occupait la moitié sud tandis que Séleucos Ier s’installait dans la partie nord, donnant ainsi un débouché méditerranéen à un royaume s’étendant jusqu’à l’Indus. Il fallut attendre 200-198 av. J.-C. pour que tout le pays soit enfin réunifié au profit des Séleucides par Antiochos III.

En dépit de cette solide domination politique, le Proche-Orient était bien loin d’être grec. Car il y a loin du changement de maître au changement de culture. On l’avait bien vu précisément à l’époque de la domination achéménide. Bien que certains éléments de la culture perse se soient diffusés chez les notables de Phénicie ou de Babylonie, dans le vêtement, le décor architectural ou les comportements sociaux, jamais le Proche-Orient ne fut culturellement perse. Le signe le plus visible en est le maintien des langues indigènes, phénicien sur la côte, assyro-babylonien en Mésopotamie, araméen partout. Il est vrai que les Perses avaient eux-mêmes adopté l’araméen comme langue de chancellerie et ainsi assuré sa diffusion jusqu’aux extrémités de l’empire.

La conquête d’Alexandre entraîna des conséquences d’une tout autre ampleur. Car, sans que le grec et la culture qu’il véhicule s’imposent partout – loin s’en faut –, il est incontestable qu’un mouvement puissant d’hellénisation3 toucha, à des degrés divers, presque toutes les couches de la société.

Sans doute faut-il d’emblée distinguer la Syrie de la Mésopotamie. Toutes deux furent affectées, mais à des degrés bien inégaux. Non que l’une ou l’autre soit plus réceptive ou plus rebelle, mais à cause de la durée de la domination grecque. En effet, la Mésopotamie, conquise en 331 av. J.-C., et qui aurait constitué le cœur de son empire s’il est vrai qu’Alexandre avait l’intention de faire de Babylone sa capitale, ne resta qu’un peu moins de deux siècles sous la domination politique des rois grecs d’Antioche. Sa conquête progressive par les Parthes dans la seconde moitié du IIe siècle av. J.-C. ne fit sans doute pas disparaître toute culture grecque de la région (on en donnera des témoignages plus loin), mais les foyers de culture grecque qui y avaient été créés, comme Séleucie du Tigre (prise en juillet 141 av. J.-C.) ou Doura-Europos (prise en 113 av. J.-C.), ne pouvaient plus s’appuyer sur une administration royale hellénophone.

Au contraire, la Syrie, au sens large, constitua jusqu’à la conquête romaine le cœur du royaume séleucide. Même après l’annexion de la Syrie par Rome en 64 av. J.-C., la culture grecque continua à s’y diffuser jusque dans les campagnes puisque Rome favorisa partout dans la Méditerranée orientale la diffusion non de ses propres modèles culturels bien qu’ils ne soient pas absents, mais de l’hellénisme dans ses aspects les plus variés. Ainsi, la période « grecque » de la Syrie ne se limite pas, comme en Mésopotamie, à deux siècles de domination macédonienne, mais se poursuit pendant près d’un millénaire jusqu’à la conquête musulmane (634 apr. J.-C.).

 

Peut-être faut-il avant toute chose définir ce que l’on entend aujourd’hui par « devenir grec » ou « être grec ». On doit toujours revenir à Isocrate qui, dès 380 av. J.-C., dans son éloge d’Athènes (Panégyrique, 50) écrivait : « Notre cité [Athènes] a de tant distancé les autres hommes pour la pensée et la parole que ses élèves sont devenus les maîtres des autres, qu’elle a fait employer le nom des Grecs non plus comme celui de la race, mais comme celui de la culture, et qu’on appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation que ceux qui ont la même origine que nous. » On ne saurait mieux dire qu’être Grec, c’est d’abord une affaire de culture, au sens le plus large du terme. En grec, le verbe hellenizein, dont nous avons tiré « helléniser, hellénisation », signifie d’abord « parler grec ». Car c’est bien le premier pas vers l’acquisition d’une autre culture.

Au moment de la conquête d’Alexandre, la situation était à dire vrai contrastée entre une côte phénicienne en contact depuis longtemps avec les Grecs et une Syrie intérieure et une Mésopotamie qui les ignoraient presque complètement, même si elles avaient vu passer à l’occasion quelques ambassades de cités se rendant à la cour de Suse ou de Persépolis. Les contacts anciens entre Grecs et Phéniciens, à la fois économiques et culturels – les Grecs savaient très bien qu’ils devaient aux Phéniciens leur propre alphabet – s’étaient traduits dès la fin du Ve siècle av. J.-C. par une grande familiarité des élites phéniciennes avec la culture grecque : quelques grands sarcophages royaux de la nécropole de Sidon témoignent de ce goût pour un art hellénisant.

Avec la conquête, le phénomène changea de nature et s’étendit à l’ensemble du Proche-Orient sémitique. N’allons pas croire pour autant qu’Alexandre et, surtout, ses successeurs aient eu la volonté d’helléniser les indigènes. Le rapport de force qu’établit la conquête entre les nouveaux maîtres et les peuples soumis n’entraîne nulle obligation d’adopter la culture des maîtres, mais seulement celle de payer les tributs qui feront vivre le roi et la Cour.

Mais – et c’est en cela que la société hellénistique diffère des sociétés coloniales de l’époque contemporaine (XIXe-XXe siècles) – l’acquisition de la culture grecque fait de celui qui a choisi d’y adhérer un Grec comme un autre et l’agrège, en quelque sorte, au groupe dominant. Or de multiples occasions se présentaient, pour les notables indigènes en particulier, d’adopter tout ou partie de ce qui faisait la culture grecque.

Alexandre avait donné l’exemple des fondations de villes nouvelles avec Alexandrie. Séleucos Ier et Antiochos Ier, ses successeurs en Syrie et en Mésopotamie, multiplièrent les fondations, à la fois de poleis, c’est-à-dire de cités organisées à la manière grecque, s’auto-administrant avec leur propre conseil et leurs magistrats (Antioche, Séleucie de Piérie, Laodicée-sur-Mer, Séleucie du Tigre), et de colonies militaires de moindre ampleur dont quelques-unes (Doura-Europos) finirent par obtenir le même statut.

Elles furent si nombreuses que la Syrie du Nord apparut comme une nouvelle Grèce ou une nouvelle Macédoine, les appellations de lieux contribuant à renforcer l’illusion : Pella, Édesse, Béroia, Chalcis, Larissa, Cyrrhos, Gindaros, pour les villes ; l’Axios pour le fleuve Oronte ; la Piérie, la Mygdonie, la Cyrrhestique pour les régions – autant de noms qui évoquaient le pays d’origine des conquérants. Aucune de ces fondations n’avait pour objectif d’helléniser les indigènes, mais devait accueillir des colons, leur fournir des terres et un cadre de vie conforme à leurs habitudes. Cependant, elles constituaient les vitrines d’un mode de vie différent, et beaucoup se laissèrent séduire, par goût ou par intérêt.

La vie en cité parut suffisamment attractive pour que bien des villes indigènes cherchent à obtenir le même statut. Les cités phéniciennes, Tyr, Sidon, Byblos, Bérytos, Arados, au prix de légères modifications des institutions existantes comme la suppression de la royauté héréditaire, furent assez rapidement reconnues comme des cités grecques, sans avoir à changer de nom. D’autres villes indigènes furent « refondées » comme cités grecques sans que l’on connaisse l’ampleur des bouleversements qu’elles subirent à cette occasion : Damas, Édesse, Nisibe, Jérusalem même, au grand scandale des Juifs pieux4. À la différence de ce qui se passait dans les fondations ex nihilo dont les citoyens étaient exclusivement des colons venus de Grèce, de Macédoine ou d’Asie Mineure, ici des indigènes hellénisés formaient le gros du corps civique. Cela impliquait qu’ils parlent grec et adoptent un minimum de pratiques distinctives des Grecs telles que la consommation de vin ou la fréquentation du gymnase.

L’indispensable gymnase

De fait, l’usage de la langue grecque se répandit. Si l’araméen resta sans aucun doute la langue du plus grand nombre, notamment dans les campagnes, le grec le remplaça comme langue officielle à la fois dans l’administration royale et dans les cités. En Phénicie, la langue locale recula au point de disparaître de l’usage écrit à l’époque d’Auguste, au Ier siècle. Chez les Phéniciens de Délos comme chez ceux de Phénicie proprement dite, pratiquement tous les noms connus en grec à l’époque hellénistique sont des noms grecs. Chez les Juifs, la mode gagne les couches les plus élevées de la population et l’on voit deux grands prêtres successifs se nommer Jason et Ménélas ! Même les adversaires de la brutale hellénisation de Jérusalem ne dédaignent pas de porter des noms à consonance grecque.

Les progrès du grec furent cependant assez lents et limités en dehors des milieux dirigeants avant l’époque impériale. Mais le phénomène ne cessa de s’amplifier et, entre le IIe et le VIIe siècle, c’est par milliers que se comptent les inscriptions rédigées en grec par ou à la demande de Syriens plus ou moins hellénisés, y compris dans les campagnes reculées de la Syrie du Sud ou du pays de Moab.

La langue véhicule une culture, mais elle ne constitue pas toute la culture. Il faudrait citer d’abord la présence d’un gymnase qui paraît aux Grecs eux-mêmes l’élément indispensable au maintien d’une vie « à la grecque ». Dans les campagnes d’Égypte où il n’est pas question de fonder des cités sur le modèle grec, les Grecs installés dans les villages se retrouvent au gymnase et se nomment eux-mêmes « ceux du gymnase ». Des athlètes originaires de cités de Phénicie sont connus pour avoir concouru dans les grands concours panhelléniques, à Némée, à Delphes, à Délos, preuve évidente que les Grecs « de race », pour reprendre l’expression d’Isocrate, considéraient bien désormais ces Grecs de culture comme des Grecs au même titre qu’eux. Quelques cités, comme Tyr ou Sidon, créèrent des concours à la grecque dès l’époque hellénistique, et de très nombreuses autres cités de Syrie et d’Arabie (Damas, Alep, Bostra, etc.) firent de même à l’époque impériale.

Ces aspects fondamentaux de l’hellénisme ne sont pas isolés, loin de là, et il faudrait faire l’inventaire de tous les traits de civilisation qui furent adoptés par les populations indigènes du Proche-Orient sémitique, ou une partie d’entre elles. Ainsi, le goût pour certains spectacles comme le théâtre reste un trait distinctif marquant. Plus de cinquante théâtres sont aujourd’hui attestés ou repérés en Syrie. Les deux plus anciens actuellement connus se trouvent à Jérusalem au temps d’Hérode (41-4 av. J.-C.) et à Pétra au Ier siècle apr. J.-C. Mais, déjà, en 53 av. J.-C., le roi des Parthes, Orodès, apprit la victoire de ses armées sur les Romains de Crassus en Haute-Mésopotamie alors qu’il offrait à son hôte le roi d’Arménie un récital au cours duquel un célèbre acteur grec, Jason de Tralles, chantait un extrait des Bacchantes d’Euripide. Même après la disparition de la présence politique des Grecs de Mésopotamie, la culture grecque y restait en honneur !

Les spectacles comme la pratique du sport obligèrent à créer un peu partout des édifices nouveaux, étrangers aux traditions locales. On vit ainsi se multiplier les théâtres, les gymnases, mais aussi les thermes qui leur sont souvent associés, et il fallut construire partout des salles de réunion (bouleutérion) pour les conseils des cités. D’autres édifices, plus traditionnels, se transformèrent plus ou moins profondément.

Dans les cités nouvelles créées en Syrie du Nord, les Séleucides avaient fait construire des édifices de style grec, comme des temples entourés de colonnes. Longtemps on a déploré de ne rien connaître de ces édifices d’époque hellénistique, dont la plupart furent détruits pour faire place, à l’époque impériale, à des constructions plus amples et plus modernes. Mais la situation change peu à peu et l’on a découvert des sanctuaires hellénistiques à la fois à Gadara en Jordanie et à Jebel Khaled dans la vallée de l’Euphrate. Ce dernier apparaît comme un temple du style dorique le plus classique. Nul doute que ces édifices, conçus par les Grecs et pour les Grecs, servirent de modèle lors de la reconstruction, l’agrandissement ou l’embellissement de sanctuaires indigènes. On l’observe bien avec l’emploi quasi systématique de la colonne et du chapiteau grecs dans les sanctuaires indigènes, comme dans les constructions privées, maisons ou tombeaux.

C’est même de Syrie que partit la mode, au début du Ier siècle apr. J.-C., de la rue à colonnades bordée de portiques. Mais la colonne n’est que l’un des éléments du décor grec adopté partout, et il faudrait y ajouter bien d’autres témoignages de créations artistiques inspirées par le monde grec ou gréco-romain : les peintures figuratives des nécropoles de Sidon et de Palmyre, des sanctuaires de Doura-Europos, des maisons de Beyrouth, de Zeugma sur l’Euphrate et de Pétra, les mosaïques d’Antioche, d’Apamée, de Palmyre, de Doura, et de cent autres lieux. Sans oublier la statuaire, en ronde bosse ou en bas-relief, des villes de Phénicie et d’ailleurs qui permet de donner à des dieux parfois dépourvus de tradition iconographique, comme les dieux arabes, l’allure d’un dieu grec ordinaire.

Ainsi, une extraordinaire copie en marbre d’une Athéna athénienne du Ve siècle av. J.-C. a été trouvée dans le sanctuaire de la déesse arabe Allat à Palmyre, dont on sait qu’elle avait été assimilée à Athéna, selon un procédé courant dont on trouve bien d’autres attestations (Zeus-Baalshamin, Héraclès-Melqart, Zeus-Hadad, etc.).

Il faudrait encore ajouter d’autres traits de civilisation moins faciles à déceler mais non moins caractéristiques de l’hellénisation des indigènes. Ainsi de la consommation de vin ou d’huile d’olive. Ni l’un ni l’autre ne sont ignorés avant l’arrivée des Grecs, et certains vignobles de Syrie sont même déjà réputés. Mais on assiste dès lors à des importations massives de vin et d’huile du bassin égéen, si l’on en juge par les découvertes d’amphores de Rhodes, de Cos, de Chios et d’autres centres de production de la mer Égée. Certes, il fallait fournir les colons grecs expatriés, habitués à ces produits, mais on ne peut douter qu’une part appréciable soit destinée aux indigènes hellénisés, car les trouvailles de telles amphores sont particulièrement abondantes dans des régions où les colons immigrés semblent avoir été rares, comme le sud de la Palestine, les villes de Phénicie, Pétra.

Le vêtement n’est pas moins symbolique de la fascination qu’exerce une culture étrangère. L’exemple de Palmyre, qui a fourni plus que toute autre ville de Syrie statues et bustes, montre combien les élites locales adoptèrent facilement la tunique grecque et plus encore la toge romaine5.

Est-ce à dire que le Proche-Orient sémitique est devenu entièrement grec ? Ce serait une illusion, car le phénomène connaît des limites. Certes, avec le temps, de plus en plus de gens durent être affectés par le phénomène, ne serait-ce que parce que le cadre de la ville, voire du village où ils vivaient, avait changé. Même dans de petits villages de la montagne libanaise, on trouve des sanctuaires de type gréco-romain, avec colonnes, chapiteaux à feuilles d’acanthe, frises déclinant tout le vocabulaire décoratif grec. Mais tous les milieux ne sont pas également touchés. Les familles qui font graver en grec l’épitaphe de leurs défunts appartiennent au milieu des propriétaires fonciers aisés ou des commerçants des villes, non à la masse des paysans ou des petits artisans, malgré de possibles exceptions.

Par ailleurs, selon les individus et les familles, on adopte plus ou moins de comportements ou de traits caractéristiques grecs. Ainsi, alors que les notables de Phénicie adoptent des noms de belle facture à consonance grecque (Dionysios, Aspasios, Gorgias, etc.), bien des notables du Hauran au sud de la Syrie à l’époque impériale se contentent d’ajouter une désinence grecque à leur nom araméen ou arabe : fleurissent ainsi les Malichos, Azizos ou Abdallas, qui passeront difficilement pour des noms grecs traditionnels.

La langue grecque conserve des concurrentes. Si le phénicien disparaît de l’usage écrit au tournant de l’ère chrétienne, il a été remplacé à l’oral non seulement par le grec, mais aussi par l’araméen. Celui-ci reste en effet la grande langue populaire d’un bout à l’autre du Proche-Orient sémitique. Il reste écrit chez les Nabatéens comme à Palmyre, chez les Juifs comme à Édesse et à Hatra. Il connaît même une véritable renaissance littéraire à Édesse à la fin du IIe siècle de notre ère, avec le grand écrivain Bardesane, renaissance qu’amplifiera la christianisation du royaume.

La langue arabe progresse

Le maintien de l’araméen n’est pas seulement un phénomène rural ou extérieur à l’Empire romain (Édesse est en effet hors de l’empire jusqu’au début du IIIe siècle) : on est obligé de traduire les sermons prononcés en grec dans les églises de Philadelphie de Transjordanie (Amman) et même d’Antioche au IVe siècle. D’autres langues subsistent ou progressent : l’hébreu ne reste guère en usage que dans les cercles savants juifs de Palestine, mais l’arabe progresse sur toutes les marges, avec l’installation de tribus venues du centre et du sud de l’Arabie.

Bien des emprunts à l’hellénisme habillent des phénomènes profondément indigènes. Ainsi, on peut entourer un sanctuaire de colonnes corinthiennes, le décorer de fresques d’une technique grecque, sans que cela change la structure profonde, celle qu’imposent les rites ancestraux. On le voit à Palmyre comme à Pétra. À Palmyre, le petit sanctuaire de Baalshamin abrite, sous la forme d’un temple grec prostyle6 banal, l’ancien aménagement cultuel où la statue du dieu, assis, trône sous un dais. Le temple de Bêl, entouré de vastes portiques à la grecque, n’a que de loin l’apparence d’un sanctuaire grec avec sa colonnade périptère7 ; il suffit d’entrer par la porte percée sur un long côté (premier détail non grec) pour se rendre compte à quel point on est loin d’un sanctuaire grec : deux hautes niches aux deux extrémités de la cella abritaient les objets sacrés ; quant au toit, plat, il est entouré d’une rangée de merlons empruntés à la Mésopotamie plus qu’à la Méditerranée.

À Pétra, le sanctuaire dit « des lions ailés » – peut-être celui de la déesse al-Uzza – comporte lui aussi des colonnes ; mais elles servent à entourer la haute estrade centrale où étaient déposés les bétyles des dieux, ces pierres taillées qui symbolisent la présence d’un dieu que l’on ne représente pas.

Même dans les comportements, on peut observer des limites à ce phénomène d’hellénisation. Pétra comme Palmyre ne semblent avoir jamais organisé de concours à la grecque, bien qu’elles aient disposé de gymnases. De même, si les notables palmyréniens se font volontiers représenter en toge8 sur la cuve de leur sarcophage, c’est néanmoins dans de somptueux costumes brodés « à la parthe9 », avec pantalon plissé et ample tunique, qu’ils trônent sur le couvercle du même sarcophage. Le choix du costume devait correspondre à des circonstances différentes de la vie quotidienne : la « toge » pour se rendre aux réunions du conseil, le « costume parthe » dans l’intimité familiale.

On a longtemps apprécié ce phénomène de métissage culturel en terme d’hellénisation ou de résistance à l’hellénisation. C’est sans doute mal poser le problème, car c’est méconnaître la perméabilité des cultures et considérer que les emprunts résultent toujours d’un choix conscient d’adhésion à une culture étrangère. De plus, c’est négliger l’importance de la durée : ce qui choque au IIe siècle av. J.-C. se trouve admis communément trois siècles plus tard, car ce qui pouvait avoir une connotation spécifiquement grecque à l’époque hellénistique paraissait appartenir à la culture commune du temps sous le Haut-Empire.

Le cas des Juifs n’est pas exactement transposable chez les autres peuples du Proche-Orient puisque les aspects religieux qui inquiétaient les Juifs n’avaient aucune influence négative, a priori, chez les peuples polythéistes qui acceptaient sans peine les dieux des autres. Mais je ne suis pas sûr que d’autres pratiques n’aient pas heurté certains peuples de la région.

Est-ce un hasard si des villes aussi importantes et riches que Pétra et Palmyre n’abritèrent jamais de concours grecs ? Certes, on a vu que toutes deux possédaient des gymnases, mais qu’y faisait-on et dans quelle tenue ? Nous n’en savons rien. Il n’est pas impossible que la nudité athlétique des Grecs, obligatoire dans les concours officiels, ait choqué des gens qui n’entretenaient pas avec la beauté du corps masculin les mêmes rapports que les Grecs.

Un véritable métissage

Au terme de près de mille ans de domination des royaumes hellénistiques puis de l’Empire romain, à la veille de la conquête arabe, il n’est pas illégitime de parler du Proche-Orient hellénisé lorsque l’on évoque la Syrie à l’ouest de l’Euphrate. Mais ce n’est pas le résultat d’une politique volontariste conduite avec méthode par des rois soucieux de répandre leur propre culture chez les peuples « barbares ». Devenir grec n’est jamais une obligation, seulement une possibilité offerte à tous : certains choisirent de le devenir si complètement que nous ne savons plus aujourd’hui les distinguer des Grecs de naissance, d’autres n’adoptèrent que certains traits, d’autres restèrent sans doute presque complètement hermétiques aux séductions de cette culture étrangère.

Pour tous, nulle obligation d’abandonner leur culture ancestrale et, par bien des aspects, la culture grecque de Syrie se trouve ainsi porteuse d’héritages reçus d’ailleurs. On peut continuer à vénérer Melqart, même lorsqu’on le nomme Héraclès et qu’on le représente avec sa peau de lion et sa massue ; mais est-il sûr, à la longue, que ce soit toujours le même Melqart ? Après tout, qu’importe si son fidèle s’en satisfait.

C’est sans doute là ce qui fait la force de l’hellénisme, au Proche-Orient et ailleurs, cette capacité à intégrer par la culture des individus de toutes origines, à habiller de formes grecques des pratiques ancestrales indigènes qui trouvent ainsi leur place dans la société du temps sans que les individus aient à choisir entre l’abandon et la fidélité, entre l’acceptation de l’hellénisme ou son rejet.


1. Collections, no 22, janvier-mars 2004, p. 84-89, sous le titre « Des Grecs comme les autres », dans un numéro intitulé « L’Orient ancien », repris avec des modifications sous le titre « Le triomphe de la culture grecque », Collections, no 53, octobre-décembre 2011, p. 64-69. Le texte repris ici est celui de 2004 ; par ailleurs il ne faut pas confondre le texte de 2011 avec un autre, paru en 2010, sous le même titre (cf. ci-dessus chapitre 12).

2. [Dans un article récent, Corinne Bonnet, « Le siège de Tyr par Alexandre et la mémoire des vainqueurs », dans J. Aliquot et C. Bonnet (éd.), La Phénicie hellénistique (Topoi, supplément 13), p. 315-334, montre que les récits anciens du siège de Tyr par Alexandre n’ont peut-être guère de valeur documentaire car ils sont d’abord dictés par la volonté d’assimiler le geste d’Alexandre aux exploits des héros de la guerre de Troie.]

3. [Le terme d’hellénisation n’est plus employé qu’avec d’infinies réserves par les spécialistes car le terme a été chargé au cours du temps d’une connotation ambiguë. Au temps de la splendeur des Empires coloniaux européens, l’hellénisation était conçue comme un apport civilisateur positif et le degré d’hellénisation des peuples marquait en quelque sorte leur plus ou moins grand progrès vers la « civilisation ». On préfère désormais employer des termes comme « métissage » ou « transferts culturels » qui placent davantage les cultures sur un pied d’égalité et laissent la porte ouverte à toutes les interactions. Lorsqu’on parle ici d’hellénisation, il s’agit – sans que cela ait la moindre connotation morale – de l’adoption par des non-Grecs de traits de culture (au sens la plus large) empruntés aux Grecs.]

4. Cf. M. Sartre, « Les Maccabées et la mémoire d’Israël », L’Histoire, no 87, p. 36-42. [Repris dans Empires et cités, op. cit., p. 117-138.]

5. [Cette affirmation doit être corrigée, car le costume de loin le plus fréquent est celui qui est alors en vogue dans toute la Méditerranée orientale, une tunique (chitôn) portée sous un manteau (himation), vaste pièce d’étoffe rejetée sur l’épaule. Les représentations de personnages en toge ne sont pas absentes, mais plus rares, et concernent des citoyens romains. La toge se reconnaît au fait qu’elle couvre le bras gauche sur lequel elle repose, alors que l’himation est rejeté sur l’épaule.]

6. Temple précédé d’une simple rangée de colonnes en façade.

7. Temple entouré d’une colonnade sur quatre côtés.

8. [Il s’agit beaucoup plus souvent du manteau grec ; cf. ci-dessus p. 163, note 1.]

9. [Appellation traditionnelle mais fallacieuse, car il s’agit du costume en vogue dans l’ensemble du désert syro-mésopotamien.]