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Sous les pavés, Antioche1


Difficile d’imaginer la splendeur de l’antique Antioche, recouverte par la ville d’Antakya, en Turquie. Pourtant cette cité a abrité une brillante vie culturelle et intellectuelle. Bernadette Cabouret vient de publier la traduction d’une centaine de lettres de l’un de ses plus éminents citoyens, l’érudit Libanios2.

 

Si l’on se plaint volontiers de notre méconnaissance des vestiges archéologiques d’Alexandrie, que les découvertes récentes ne comblent que partiellement, que dire alors d’Antioche (aujourd’hui Antakya, Turquie), capitale de la Syrie antique, sa principale rivale en Méditerranée orientale, la seule autre cité géante de tout l’Orient gréco-romain ?

Certes, des fouilles eurent bien lieu dans les années 1930, dans ce qui n’était encore qu’une modeste bourgade, et les archéologues mirent alors au jour les vestiges de rares édifices, de rues et de portiques et, surtout, de nombreuses et riches maisons, aux sols décorés de mosaïques, disséminées aux alentours, qui constituent le plus bel ensemble de ce type au Proche-Orient. Depuis, Antioche a été recouverte tout entière par la ville moderne et il est vain d’espérer des découvertes spectaculaires dans un environnement devenu aussi défavorable.

Heureusement, il reste les textes. Fondée au printemps 300 av. J.-C. par Séleucos Ier, général macédonien d’Alexandre le Grand, devenu roi et fondateur de la dynastie des Séleucides, Antioche ne tarda pas à devenir la capitale d’un royaume étendu de la mer Égée à la vallée de l’Indus et à être dotée de monuments à la hauteur de son rang.

Si la ville se développa assez lentement, restant longtemps une simple juxtaposition de quartiers – ils seront enfin réunis par une enceinte unique au temps de Tibère au Ier siècle apr. J.-C. –, le palais royal installé sur une île de l’Oronte se devait de rivaliser avec ceux des dynasties macédoniennes d’Alexandrie, de Pergame et de Pella de Macédoine.

Mais c’est paradoxalement avec la conquête romaine (64 av. J.-C.), lorsqu’elle perdit son rang de capitale royale au profit de celui de capitale provinciale, qu’Antioche se couvrit réellement d’édifices qui lui conférèrent l’allure d’une véritable capitale. Tous les empereurs, qu’ils y soient venus eux-mêmes, comme Vespasien, Titus, Trajan, Hadrien, Septime Sévère ou Caracalla, ou non, eurent à cœur de l’orner de somptueux bâtiments de loisirs, thermes, théâtres, palestres, amphithéâtres, d’aménager les rues ou d’alimenter les fontaines publiques par des aqueducs. Au VIe siècle, un enfant du pays, Jean Malalas, dans sa vaste histoire du monde connue sous le nom de Chronographie, détaille avec délectation les traces de ces innombrables faveurs impériales.

Ville cosmopolite et agitée, Antioche l’avait été sous les Séleucides : on ne compte plus les émeutes populaires contre des rois tyranniques ou incapables. Au point que ce furent les Antiochiens, dit-on, qui firent appel à Tigrane le Grand, roi d’Arménie, en 83 av. J.-C., pour se débarrasser d’un souverain exécré.

Sous la domination de Rome, il n’était plus question de se soulever, et Antioche retrouva un calme de façade, troublé cependant par de fréquents et violents tremblements de terre – celui de 115 apr. J.-C. fut particulièrement meurtrier et destructeur.

En contrepartie, la ville devint à l’époque romaine un centre intellectuel d’importance, qui ne cessa de se développer et atteignit son apogée au IVe siècle, lorsque, désormais chrétienne, elle abrita à la fois Pères de l’Église et rhéteurs païens.

Parmi ceux-ci, Libanios (314-393) brille d’un éclat particulier. Auteur d’un Éloge d’Antioche (Antiochikos) qui fournit une description précise de la ville au milieu du IVe siècle, détaillant avec une jouissance goulue les mille plaisirs qu’elle offre, Libanios a laissé 64 discours et, infiniment précieuses, plus de 1 500 lettres qui constituent une véritable mine d’informations pour l’historien de la Syrie et de l’administration impériale à son époque. Car Libanios entretint une correspondance abondante avec des centaines d’amis, d’étudiants, de hauts fonctionnaires, de parents répartis dans tout le Proche-Orient.

Par un étrange paradoxe, cette documentation largement étudiée par les historiens n’a fait l’objet d’aucune traduction systématique en français. On doit donc être reconnaissant à Bernadette Cabouret d’avoir pris la peine de choisir, dans ce foisonnement, 98 lettres qui donnent une image assez fidèle des préoccupations de Libanios, des valeurs qu’il défend, de la variété de ses correspondants comme de son style.

Mais c’est d’abord le reflet d’un milieu. Libanios gravite dans les sphères de la haute administration, ses amis sont hauts fonctionnaires, gouverneurs de province, sénateurs, professeurs de haut vol, quand ce ne sont pas des membres de la famille impériale – Julien, neveu de Constantin et empereur lui-même de 361 à 363, figure parmi ses correspondants.

Combien de lettres pour féliciter l’un de sa nomination, recommander l’autre auprès d’un plus puissant, encourager un troisième à se porter candidat ! Libanios s’inquiète d’un ami revenu de son gouvernement de Palestine aussi pauvre qu’il y était parti. C’est que s’engraisser sur sa province paraît bien légitime !

Sa correspondance illustre les pratiques et les soucis des membres de la classe dominante : offrir à leurs concitoyens les spectacles et les édifices publics qui font la réputation des villes, entrer au Sénat de Constantinople, capitale fondée en 324 par Constantin, pour échapper aux charges financières qui les accablent dans leurs cités, gérer leurs fortunes et nouer des alliances favorables.

Libanios est aussi un homme de culture, professeur brillant attirant des étudiants de toute la partie orientale de l’empire. Ferme défenseur des valeurs helléniques, il émaille ses lettres de multiples allusions aux auteurs anciens, cultive un style recherché qui ne va pas sans difficultés.

Resté païen dans un monde où la tête de l’empire adhère au christianisme – Constantin, le premier, se convertit –, il se veut avant tout tolérant. Il prend volontiers la défense des Juifs ou des manichéens3 quand ils se trouvent en butte à la persécution des chrétiens, mais il récuse aussi bien le choix par Julien d’un païen fanatique comme gouverneur de Syrie lors de la restauration païenne de 362, et intervient en faveur d’un ami chrétien auprès du gouverneur païen d’Arabie.

Lui-même demeure fidèle aux dieux ancestraux, ceux du panthéon gréco-romain, dont l’invocation revient sans cesse dans ses lettres, comme garants de la permanence de l’hellénisme. Dans un monde en mutation, profondément ancré dans une cité prestigieuse où se croisent les plus grands esprits de son temps – c’est la ville de saint Jean Chrysostome, prêtre d’Antioche, qui fut son élève puis patriarche de Constantinople –, Libanios témoigne de la fin d’une époque : il meurt au moment où vient d’être proclamée l’interdiction des sacrifices païens, le 8 novembre 392.

 

Post-scriptum. Aux publications anciennes sur Antioche, celle d’André-Jean Festugière, Antioche païenne et chrétienne, Paris, De Boccard, 1959 (avec une traduction de l’Antiochicos commentée par Roland Martin) et surtout celle de Glanville Downey, A History of Antioch in Syria from Seleucus to the Arab Conquest, Princeton, 1961, il faut ajouter, entre autres, Antioche de Syrie : histoire, images et traces de la ville antique, actes d’un colloque tenu à Lyon en octobre 2001, édités par Bernadette Cabouret, Pierre-Louis Gatier et Catherine Saliou, Topoi, supplément 5, Lyon, 2004. L’Antiochicos vient de faire l’objet d’une édition et traduction commentée dans la célèbre Collection des Universités de France, Paris, Les Belles Lettres, 2016, par Michel Casevitz et Odile Lagacherie, avec des notes complémentaires de Catherine Saliou, qui dirige par ailleurs un vaste projet international d’atlas d’Antioche, alors que les fouilles turques ont été relancées.


1. L’Histoire, no 244, juin 2000, p. 20-21.

2. Libanios, Lettres aux hommes de son temps, choisies, traduites et commentées par Bernadette Cabouret, Paris, Les Belles Lettres, 2000.

3. Doctrine religieuse dualiste, qui insiste sur le caractère radical de l’opposition entre le bien et le mal, prêchée au IIIe siècle apr. J.-C. par Mani.