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La splendeur oubliée de Gaza1


La guerre et la misère… Qui se souvient que Gaza a connu dans l’Antiquité deux mille ans d’un passé brillant ?

 

Le nom de Gaza aujourd’hui évoque, au mieux, un gigantesque camp de réfugiés où des centaines de milliers de Palestiniens entassés dans des conditions effroyables tentent de survivre, coupés du reste du monde. Au nom de Gaza s’attache l’image du malheur, de la misère, de l’isolement. Tout le contraire de ce que fut Gaza tout au long de son histoire.

Car Gaza, c’est plus de deux mille cinq cents ans d’un passé souvent brillant, et toujours passionnant. Le court répit apporté dans les années 1990 par les accords d’Oslo avait permis de lancer quelques fouilles aux résultats inespérés, même si la densité d’occupation du sol rend difficile une exploration réelle du site. Les efforts du tout jeune Service des Antiquités de Palestine paraissent aujourd’hui bien dérisoires face à la tragédie que vit la grande cité arabe.

Ce qui distingue Gaza, tout au long de son histoire, c’est qu’elle est, par excellence, lieu de passage et de contacts. Fondée sans doute dans la première moitié du IIe millénaire avant notre ère, elle apparaît pour la première fois, dans les années 1450, dans les listes de villes soumises par le pharaon Thoutmosis III lors de ses multiples campagnes contre la Syrie. Peu après, dans les tablettes d’al-Amarna (moyenne Égypte), vestiges de la correspondance qu’entretient le pharaon avec les peuples du Proche-Orient, elle est signalée, sous le nom de « Hazattu » qui est encore son nom arabe actuel, « Ghazzah », comme la capitale de l’un des trois districts de la Syrie sous administration égyptienne. C’est là que réside un agent royal égyptien, chargé de surveiller la région ; mais la ville demeure un royaume, dont le roi fait allégeance au pharaon.

Reste que nous ne savons pas grand-chose de cette première Gaza. Sa grande histoire commence avec l’arrivée de « réfugiés ». Déjà !

À la fin du XIIe siècle avant notre ère, une partie de ceux qu’on appelle « les peuples de la mer », des populations chassées de divers points de la Méditerranée (Grèce balkanique, Crète), après avoir échoué à s’installer dans le delta égyptien, en Phénicie ou sur la côte nord de la Syrie (Ougarit notamment) non sans y avoir détruit les pouvoirs en place, parvient à prendre pied dans l’angle sud-ouest de la côte syrienne. Gaza devient ainsi l’un des principaux centres de cette population mêlée, nommée « philistine », qui occupe l’essentiel de la côte jusqu’aux abords de l’actuelle Tel-Aviv et dont dérive le nom de « Palestine », falestin en arabe.

Gaza la philistine est installée sur une butte à environ 3 kilomètres de la mer ; le géographe grec Strabon (XVI, 2, 30) parle de « sept stades », soit un kilomètre et demi. Durant les VIIIe-VIIe siècles, elle constitue un enjeu permanent entre l’Égypte d’une part et les Assyriens puis les Babyloniens d’autre part. Finalement, après la prise de la ville par Nabuchodonosor II en 598, le dernier roi est exilé et la ville reçoit une garnison babylonienne. Les Perses, maîtres de la Palestine à partir de 539 et de l’Égypte après 525 (expédition de Cambyse), confortent ce rôle de forteresse sur les marches de l’Égypte : ils installent à leur tour à Gaza une puissante garnison chargée à la fois de garder la route côtière et de surveiller les établissements du Néguev.

Car Gaza occupe une situation ambiguë. Rappelons d’abord que la frontière d’Égypte, historiquement, ne se situe pas sur le tracé de l’actuel canal de Suez, mais à l’est du Sinaï, près de la ville que les Grecs nommaient « Raphia » (Rafah aujourd’hui), une trentaine de kilomètres au sud de Gaza. Une borne antique le rappelle de façon explicite. Par ailleurs Gaza ne fait pas partie de la Judée, ni même du royaume d’Israël, qui s’installe progressivement dans l’intérieur du pays à partir du XIe-Xe siècle. Dans la Bible, un seul passage considère explicitement Gaza comme partie de la Terre promise que se partagent les Douze Tribus (Josué, XV, 47) : elle forme la limite du domaine de Juda, avec ses villages jusqu’au « torrent d’Égypte » le wadi Ghazzeh, à l’est du Sinaï. Mais, dans la réalité, Gaza reste philistine. Et lorsque, en quelques rares occasions, la ville est vaincue par Israël, elle conserve son roi et se contente de payer tribut à Jérusalem en signe de soumission ; ainsi au temps de Salomon (IRois, V, 4) ou d’Ézéchias (IIRois, XVIII, 8). Mais, en dehors de très brefs épisodes, même lorsque les royaumes d’Israël et de Juda dominent toute la région, un district leur échappe, celui de Gaza et Ascalon.

La conquête perse dans les années 530 signe en tout cas le début d’une nouvelle prospérité de Gaza, comme l’ont montré les fouilles franco-palestiniennes de Blakhiyah, l’antique Anthédon, port de Gaza jusque vers 66 de notre ère où, ensablé, il est remplacé par Maioumas. Au Ve siècle av. J.-C., Hérodote – qui la nomme « Cadytis » – la juge presque aussi grande que Sardes, la capitale achéménide de l’Asie Mineure, l’une des plus puissantes villes de son temps. Mais l’historien grec donne aussi une indication précieuse sur la situation géopolitique. Pour lui, la Syrie, alors province de l’Empire perse, s’arrête aux frontières de Gaza. De Gaza à « Iénysos » (El-Arish ?), « les comptoirs maritimes appartiennent au roi des Arabes » (III, 5). D’ailleurs, lorsqu’en 525 Cambyse envisage l’invasion de l’Égypte, il envoie une ambassade au « roi des Arabes » pour le prier de lui laisser le passage sans encombre sur ses terres (III, 4).

Prospérité d’une forteresse perse

C’est que Gaza perse n’est pas seulement une étape essentielle sur la route côtière qui conduit de Phénicie en Égypte, elle est aussi le débouché des produits qui, par le désert du Hedjaz ou par la mer Rouge et Aila (Aqaba/Elath), viennent d’Arabie Heureuse (le Yémen) ou de l’Inde. épices, aromates, résines et pierres semi-précieuses rejoignent Gaza ou les ports voisins (Raphia, Rhinocolure) pour être exportés vers les grandes villes de la Méditerranée : au Ier siècle de notre ère encore, Pline l’Ancien, qui n’y a jamais mis les pieds mais a beaucoup lu, compte 53 étapes depuis Marib, au Yémen, jusqu’à Gaza. Par la ville transitent également esclaves, animaux exotiques, vins, produits agricoles de toute sorte. C’est le port des Arabes. Une inscription sabéenne de Qarnawu d’époque hellénistique, au Yémen, mentionne 29 esclaves sacrées en provenance de Gaza.

Ville fortifiée, Gaza constitue aussi la tête de pont indispensable à toutes les expéditions lancées de la Syrie vers l’Égypte, notamment par le Perse Artaxerxès III en 343-342 av. J.-C. Après la reconquête de l’Égypte par ce roi, Gaza semble à nouveau le centre du pouvoir perse dans la région, où l’administration achéménide est bien attestée. La ville se trouve, plus que jamais, au carrefour des trois mondes, l’Égypte, la Syrie et la péninsule Arabique.

À partir de 334 av. J.-C. l’Empire perse doit affronter un nouvel adversaire : Alexandre le Grand. Tandis que les armées du Grand Roi ont dû céder deux fois devant celles du Macédonien, et lui livrer la province de Syrie après la bataille d’Issos, en novembre 333, Gaza est défendue par une garnison perse renforcée de mercenaires arabes, dirigée par Batis, que des monnaies qualifient de « roi de Gaza ». Alexandre pensait s’en emparer sans difficulté, mais il lui faut l’assiéger près de trois mois (septembre-novembre 332).

Cette résistance qui a frappé les imaginations nous est rapportée par deux des principaux historiens d’Alexandre, Quinte-Curce (Ier siècle de notre ère) et Arrien (v. 95-v. 175 apr. J.-C.). Arrien livre une description assez précise du site (II, 25, 4) : « Gaza est à quelque vingt stades de la mer [environ 4 kilomètres], ses accès sont constitués d’un sable très épais et la mer, à la hauteur de la ville, est tout envasée ». Quinte-Curce (IV, 6, 7) raconte comment Alexandre fit creuser des tunnels (déjà !) pour saper les longs remparts de la ville : « Alexandre examina l’emplacement, fit mener des galeries de mines ; la terre, facile et légère, se prêtait à ce travail invisible, car la mer voisine rejette beaucoup de sable, et ni pierres ni roches ne barrent les mines de leur obstacle. Il entama donc le travail en partant d’un endroit que les habitants ne pouvaient distinguer, et, pour en détourner leur attention, il dirigea les tours près des murailles. Mais ce même sol permettait difficilement de mouvoir les tours : le sable se tassait, gênait le roulement, bloquait les plateaux des tours. »

Alexandre décide la retraite, mais change d’avis lorsqu’un présage laisse prévoir la capture de la ville malgré la blessure du roi. De fait, Alexandre est blessé un peu plus tard lors d’une sortie de la garnison, mais le travail de sape finit par porter ses fruits, et une large brèche permet aux troupes macédoniennes d’entrer dans la ville. Batis, blessé, meurt d’une horrible manière, les talons percés et liés par des courroies attachées à des chevaux qui le traînent tout autour de la ville qu’il a tenté de défendre.

Grâce au butin réuni à Gaza, Alexandre peut faire parvenir à son précepteur Léonidas 500 talents d’encens et 100 talents de myrrhe (Plutarque, Alexandre, XXIV, 6) : rien ne témoigne mieux de la richesse de la ville et de sa place dans le commerce entre le Yémen et la Méditerranée.

La destruction de Gaza par Alexandre marque pourtant le début d’une étape particulièrement féconde, celle de la Gaza grecque. Car si la population est massacrée ou vendue en esclavage, la ville est rapidement repeuplée par les habitants du voisinage, et probablement par des Grecs. On ne sait quand elle acquiert le statut de polis, mais il est évident que Gaza devient alors l’une des brillantes et riches cités grecques de la région. Au Ier siècle de notre ère, sa boulè (conseil) compte 500 membres et elle élit ses propres magistrats.

Mille ans d’une riche cité grecque

Ses contacts avec les Grecs sont anciens, car elle a constitué, dès le Ve siècle av. J.-C. au plus tard, un relais pour le commerce grec vers le sud. D’ailleurs, dès le milieu du Ve siècle, Gaza, avec ses voisines Ashdod et Ascalon (plus connue pour ses oignons au goût particulier auxquels la ville a donné son nom, « échalotes », Strabon, XVI, 2, 29), avait frappé monnaie en imitant les monnaies d’Athènes, émettant ce que l’on nomme les « chouettes » philisto-arabes, utiles au commerce régional ou lointain. Gaza connaît donc bien les Grecs, marchands ou mercenaires au service des Perses, et elle entre dans l’hellénisme sans difficulté. Elle sera pour près de mille ans, jusqu’à la conquête musulmane, l’un des centres économiques, intellectuels et artistiques grecs du Proche-Orient.

La ville affronte néanmoins bien des vicissitudes politiques, en raison de sa situation géographique. Sous ses murs, en 312 av. J.-C., une violente bataille oppose deux successeurs d’Alexandre en lutte pour la possession de la Syrie, Démétrios Poliorcète et Ptolémée Ier, bataille qui ouvre à ce dernier pour plus d’un siècle la possession de l’ensemble de la Syrie méridionale et de la Phénicie. Gaza sera donc lagide jusque vers 200-198 av. J.-C., avant de passer sous la domination des Séleucides d’Antioche, lorsque Antiochos III réunifie toute la Syrie sous son autorité.

En réalité, dès la fin des années 150, Gaza acquiert une indépendance de fait, car entre la Syrie séleucide et elle, se dresse un nouvel État, le royaume hasmonéen, cet État juif né de la révolte des Maccabées2. Gaza cependant a fort à faire pour s’en protéger. Dès 160, Jonathan tente de prendre la ville, ravage ses faubourgs et l’oblige à livrer des otages (1Macc., XI, 61-62), mais sans réussir à s’en emparer réellement.

Pourtant, en 97-96 av. J.-C., Alexandre Jannée l’Hasmonéen s’en empare enfin, ce qui a sans doute pour effet la ruine de la ville : la politique de judaïsation forcée conduite par les Hasmonéens fait fuir les populations non juives vers l’Égypte, la Syrie du Nord, la Grèce même. Gaza devient pour quelque temps « Gaza deserta », jusqu’à ce que Pompée, après la prise de Jérusalem en 63 par les troupes romaines, délivre les cités grecques de la région de la tutelle hasmonéenne et les refonde comme poleis : Gaza retrouve ses lois, en même temps qu’elle se reconstruit à côté de l’ancienne ville déserte, plus près de la mer.

Incluse maintenant dans l’Empire romain, la ville est rattachée à la province de Syrie, bien qu’elle en soit complètement séparée géographiquement. Donnée à Cléopâtre par Antoine au début des années 30 avant notre ère, confiée à Hérode par Auguste en 30, elle est à nouveau rattachée à la Syrie en 4 av. J.-C. Elle sera désormais, et jusqu’à la conquête musulmane, une cité provinciale de l’empire, conservant ses institutions de polis, dans le cadre de la province de Syrie, puis de Syrie-Palestine. Son pillage par les Juifs révoltés en 66 apr. J.-C., lors de la Grande Révolte de 66-70, souligne, s’il en était encore besoin, son caractère profondément païen. La ville se venge de ce pillage lors de la seconde révolte juive, celle de Bar Kokhba en 132-135 : Hadrien lui accorde le privilège d’organiser la vente comme esclaves des prisonniers juifs. Au IIIe siècle, la ville est promue au rang de colonie romaine.

Gaza se construit, aux époques hellénistique puis romaine, une identité composite dont l’anthroponymie donne une idée, mêlant Arabes, Phéniciens, Édomites, Hébreux. Avec la domination gréco-macédonienne, les Perses sont remplacés par des Grecs, et peu à peu les élites locales, de toute provenance, adoptent la culture grecque : en témoigne la belle maison de style grec, édifiée vers 200 av. J.-C., avec des murs couverts de fresques, dégagée à Blakhiyah.

Zeus Marnas est le principal dieu de Gaza. Mais la ville abrite aussi un temple d’Apollon et, sur ses monnaies, elle fait figurer la Tyché, la Fortune, symbole de la cité, sous la forme d’une femme coiffée d’une couronne crénelée. Au fil du temps, d’autres dieux sont honorés et bénéficient d’un temple. Selon Marc le Diacre, au début du Ve siècle de notre ère, alors que les manifestations publiques du culte des dieux païens sont en principe interdites, la ville abrite encore, outre les temples de Zeus Marnas, d’Apollon et de la Tyché, des sanctuaires de Coré, d’Hécate, d’Aphrodite, d’Hélios. Mais on vénère aussi Héraclès, sans doute le Melqart de Tyr, et il serait étonnant qu’Isis l’Égyptienne soit complètement absente.

La ville compte probablement une petite communauté juive – une synagogue du VIe siècle a été retrouvée au port de Gaza, Maioumas –, mais c’est d’abord une ville grecque. Elle dispose d’un théâtre, d’un hippodrome, sûrement d’un gymnase et d’un stade, dont rien n’a été retrouvé, tant la ville antique est enfouie sous la ville moderne. Mais il fallait bien un stade pour organiser les concours « à la grecque » qu’elle fonde en l’honneur d’Hadrien lors de sa visite en 129-130, les Hadraneia qu’accompagne une grande foire, la Panègyris Hadrianè. Ces concours, à la fois gymniques et artistiques, jouissent d’une large réputation et, au IIIe siècle, ils sont reconnus comme isolympiques, c’est-à-dire organisés sur le modèle de ceux d’Olympie.

Des épices et du vin

Ville carrefour, Gaza s’enrichit non seulement grâce au commerce des épices et aromates, mais aussi par l’exportation des productions locales. Située aux portes du désert du Sinaï, elle jouit d’assez bonnes conditions agricoles. À la douceur du climat (l’été y est rafraîchi par la brise marine) s’ajoutent une pluviosité suffisante (plus de 300 mm), des nappes phréatiques bien alimentées et proches de la surface et des sols fertiles, quoique parfois sablonneux. La mise en valeur de cette zone aride grâce à une parfaite maîtrise de l’eau a permis le développement de la culture de la vigne. Et, à partir du IIe siècle, Gaza devient grande exportatrice de vin : ses amphores très caractéristiques en forme d’obus et à col court se retrouvent dans de nombreux ports méditerranéens, et leur nombre ne cesse d’augmenter avec le temps, à Alexandrie comme à Beyrouth. Ainsi, à Alexandrie, la proportion des amphores gazéennes passe de 15 % au IIe siècle à 45 % au IVe. Durant toute l’Antiquité tardive (IVe-VIIe siècle), elles inondent les marchés méditerranéens. Dans le même temps se poursuit le trafic lointain : c’est par Gaza que passent autour de 500 les deux girafes que le roi d’Axoum (Éthiopie) envoie à l’empereur byzantin Anastase.

Cette richesse se traduit par un développement urbain que seuls les textes nous permettent pour l’instant de mesurer. Mais quelques vignettes de mosaïques de Jordanie illustrent le paysage de Gaza. Sur la très célèbre « carte de Madaba », datée de la fin du VIe siècle, la ville est représentée avec deux grandes rues à portiques, selon la mode du temps ; au centre, une place carrée où s’élève un tétrapyle (monument comportant quatre portes) sous lequel se dresse une statue d’Aphrodite, particulièrement vénérée par les femmes. À Umm er-Rsas, un peu au sud de Madaba, Gaza figure aussi dans une vignette de la bordure de la grande mosaïque de l’église Saint-Étienne (VIIIe siècle), avec ses remparts, ses tours et un immense édifice à trois étages, non identifiable. Surtout, les rhéteurs de Gaza décrivent avec talent les monuments fastueux de la Gaza chrétienne.

Gaza connut sans doute très tôt l’installation de chrétiens, même si l’on n’est pas obligé de croire la tradition locale qui fait de Philémon, l’un des interlocuteurs de Paul et l’un des 72 disciples de Jésus, le premier évêque de la ville. C’est au début du IVe siècle que la situation de la communauté chrétienne paraît un peu documentée. Un évêque non pas de Gaza mais des environs de la ville – encore rebelle à la foi nouvelle –, Silvanus, est condamné aux mines du wadi Arabah durant la persécution de Maximin en 307-310, et d’autres martyrs sont attestés ces années-là. En fait, les chrétiens semblent surtout nombreux au port de Maioumas, notamment chez les commerçants originaires d’Égypte ou en relation avec ce pays, alors que la cité de Gaza et son aristocratie profondément hellénisée restent fidèles à Zeus Marnas. Comme l’écrit Marc le Diacre, qui fut à la fin du IVe siècle le compagnon puis le biographe de l’évêque Porphyre, qui arrive à Gaza en 395, « [dans cette] cité très populeuse et fameuse entre les cités […] vers ce temps-là, la folie pour les idoles des hommes y florissait » (Vie de Porphyre, 4) !

Une fois encore, Gaza résiste, en refusant la foi nouvelle. Bien que Marc, envoyé en ambassade à Constantinople, ait obtenu un édit impérial ordonnant début 398 la fermeture de tous les temples païens de Gaza, le Marneion, sanctuaire de Zeus Marnas, continue de fonctionner avec la complicité de l’agent impérial chargé de faire appliquer l’édit. C’est que l’empereur Arcadius lui-même craint de provoquer la fuite de l’élite de cette ville riche – qui apporte de substantiels revenus aux finances impériales. Il faut une nouvelle ambassade de Porphyre lui-même, l’appui de l’impératrice Eudoxie et plus de deux ans de dures négociations pour qu’Arcadius consente enfin à la destruction de tous les temples. En 402, il envoie la troupe détruire le Marneion.

L’événement a un retentissement considérable, tant le sanctuaire jouit d’une grande réputation dans l’ensemble du monde antique. De plus, Gaza illustre aux yeux des païens, encore nombreux, la résistance à l’intolérance des chrétiens. La description que fait Marc le Diacre de la conversion forcée de Gaza témoigne autant du fanatisme de Porphyre et de ses séides que de l’attachement désespéré d’une classe de notables à une culture menacée d’extinction. Pendant dix jours, la soldatesque se livre à la mise à bas systématique des temples, au pillage des maisons païennes où pullulent les images des dieux anciens, alors que les prêtres de Zeus Marnas se sont barricadés dans le temple. « On fit une perquisition dans les maisons ; car il y avait quantité d’idoles dans la plupart des cours, et celles qu’on y trouvait étaient, les unes livrées au feu, les autres jetées au bourbier. On trouva aussi des livres pleins d’imposture, qu’ils appelaient leurs livres sacrés, avec quoi les idolomanes célébraient leurs mystères et leurs autres cérémonies interdites. Ces livres donc eurent le sort de leurs dieux » (Vie de Porphyre, 71).

La répression semble sans pitié, et une foule de païens se convertissent, dont Marc le Diacre reconnaît que beaucoup agissent par crainte. Sur les ruines du Marneion les chrétiens font dresser en 407 une gigantesque église cruciforme, l’Eudoxiana, en l’honneur de l’impératrice Eudoxie. Pourtant, même après la mort de Porphyre en 420, il reste une forte minorité païenne parmi les élites de la ville.

Parallèlement, le monachisme se développe dans la région, sous l’impulsion du rejeton d’une riche famille gazéenne, Hilarion (v. 291-v. 371). Après des études en Égypte, où il a été fasciné par l’expérience monastique de saint Antoine, il s’installe comme ermite dans le désert proche de Gaza, et sa réputation de sainteté et de guérisseur fait accourir les pèlerins. Un Franc vient même de Germanie dans l’espoir de retrouver grâce à lui le sommeil ! La Vie d’Hilarion par saint Jérôme fourmille ainsi d’anecdotes merveilleuses relatives à des chevaux de course que l’ermite délivre d’un ensorcellement ou à une vierge consacrée saisie de frénésie érotique à la suite des manigances d’un soupirant éconduit.

D’autres monastères ne tardent pas à se fonder autour de la ville et près du port de Maioumas. Et certains sont assez célèbres pour attirer des jeunes chrétiens venus d’un peu partout. Ainsi Dorothéos de Gaza, auteur d’Œuvres spirituelles dans le courant du VIe siècle, est originaire d’Antioche mais s’est installé jeune près de Gaza avant d’y fonder son propre monastère.

Un foyer intellectuel

La ville est devenue un foyer actif de la vie chrétienne et de la vie intellectuelle. Elle abrite des rhéteurs, des philosophes, des grammairiens, des poètes. À la fin du Ve siècle, Procope de Gaza est l’auteur d’un célèbre Panégyrique de l’empereur Anastase et, quoiqu’on le réclame partout, il reste fidèle à sa cité et y dirige l’école de rhétorique. Dans la première moitié du VIe siècle, Jean de Gaza et son compatriote Chorikios se distinguent dans le genre littéraire de la description élogieuse, ce qui nous vaut de brillantes descriptions de la ville.

C’est l’époque où Gaza se couvre de bâtiments nouveaux, et où une école de mosaïstes de talent œuvre aussi bien dans la ville que dans les agglomérations voisines du Néguev, où nombre de leurs réalisations ont été retrouvées. Chorikios décrit ainsi les églises Saint-Serge et Saint-Étienne, décorées de mosaïques murales comme celles de Ravenne. La ville s’enrichit d’un palais épiscopal, d’un marché couvert, tandis que Jean de Gaza décrit des thermes d’hiver, couverts d’une coupole mosaïquée. Les thèmes classiques de la mythologie n’en sont pas absents (ainsi les travaux d’Hercule), témoignage de la survie de la culture antique, comme on l’observe dans la plupart des mosaïques tardives de Syrie. Mais la prédominance du grec ne doit pas faire illusion. Si toutes les inscriptions de la ville sont dans cette langue sauf deux dédicaces de la synagogue en 509, le gros de la population parle araméen et beaucoup ignorent le grec, comme le révèlent nombre d’anecdotes rapportées par Marc le Diacre ou saint Jérôme.

Le début du VIIe siècle voit les difficultés croître. Déjà, en 541, la peste bubonique a fait des ravages, comme dans tout l’Orient, mais la ville s’en est remise. Au tout début du VIIe siècle, des particuliers se cotisent pour en faire réparer les remparts. Double mauvais signe : d’une part on craint pour la sécurité de la cité, d’autre part on ne compte plus sur l’État impérial pour assurer sa défense. De fait, il s’y produit depuis quelques années des raids de Bédouins venus du Sinaï. Surtout, la grande offensive perse de 614 se traduit par la prise de la ville, qui reste occupée de 618 à 628, ce qui rend difficile le commerce avec les régions plus occidentales restées sous la tutelle de Byzance. Gaza est reprise par les armées d’Héraclius Ier en 629, mais, dès 634, une bataille oppose à 10 kilomètres de la ville forces byzantines et troupes musulmanes. En juin-juillet 637, les armées musulmanes s’en emparent.

Un centre de pèlerinage islamique

Bien que la garnison, qui refuse d’embrasser sur-le-champ l’islam, soit massacrée, chrétiens, Juifs et samaritains qui peuplent la ville ne semblent pas contraints à la conversion. De fait, jusqu’aux croisades, ces communautés restent florissantes dans une cité qui devient majoritairement musulmane.

On ne saurait résumer en quelques lignes l’histoire de la Gaza musulmane, dont l’importance stratégique varie au fil du temps, selon que le Proche-Orient musulman obéit à un seul maître ou à plusieurs. Gaza reste une belle et grande cité vantée par les voyageurs pour son artisanat, ses potiers, ses verriers, mais aussi pour ses jardins et ses vignobles. La ville devient centre de pèlerinage car on prétend que le grand-père du Prophète y est enterré. Occupée entre 1149 et 1187 par les croisés, elle voit l’Eudoxiana remplacée par une église moderne, gothique, transformée plus tard en mosquée, la « Grande Mosquée » – qui subit de graves dommages lors des bombardements britanniques de 1917.

Malgré plusieurs batailles entre croisés et musulmans pour le contrôle de la ville, celle-ci demeure sous l’autorité de Saladin et de ses successeurs. Après la conquête par les Mamelouks vers 1260-1277, elle connaît une longue période de paix qui s’accompagne de la construction de bâtiments nouveaux (mosquées, khan). Mais des épidémies conduisent aussi à l’occasion à une chute brutale de la population, comme la peste de 1348 qui fait 22 000 morts, ou celle de 1438 qui en fait 12 000.

En 1516, Gaza devient ottomane. À cette époque la ville a entamé son déclin : la découverte de la route directe d’Europe aux Indes par le cap de Bonne-Espérance rend le trafic par la péninsule Arabique sans intérêt autre que local. Gaza n’est plus qu’une bourgade assoupie, prospère sans doute sous l’administration de la famille al-Radwane investie par les Turcs, mais que réveille à peine le passage de Bonaparte (24 février 1799) en route pour le Liban, ou le bruit des armes lors de la bataille qui, en 1840, oppose près de la ville les forces égyptiennes de Méhémet Ali à celles du sultan de Constantinople. Habituée à être administrée tantôt depuis l’Égypte, tantôt depuis la Palestine, Gaza subit l’occupation anglaise (1917-1948). Avec la proclamation de l’État d’Israël en mai 1948, s’ouvre une autre phase de son histoire.


1. L’Histoire, no 340, mars 2009, p. 8-17.

2. Cf. Empires et cités, op. cit., p. 117-138.