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Pourquoi les Grecs déchaussent leur pied droit1


Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Vernant nous ont fait entrer dans la tête des Grecs.

 

Pourquoi, diable, le Thébain Épaminondas, contre toute la tradition, décida-t-il un jour d’aligner ses meilleurs soldats sur le flanc gauche de son armée ? Était-ce seulement pour décontenancer l’ennemi ? De fait, cela lui valut la victoire à Leuctres (371 av. J.-C.) et à Mantinée (362 av. J.-C.) contre les Spartiates. Et pourquoi donc des Platéens, fuyant leur cité assiégée en 427 av. J.-C., sortirent-ils chaussés du seul pied gauche ? Thucydide affirme que leur pied droit laissé nu adhérait mieux que la sandale et devait les empêcher de glisser dans la boue ! Admettons. Mais pourquoi le pied droit ?

D’étranges habitudes

Et que dire des chlamydes noires des éphèbes athéniens ? Pourquoi les jeunes gens revêtent-ils un manteau si sombre lors de la procession qui les ramène à Athènes après leur séjour aux confins du territoire ? Est-ce, comme on le dit, en souvenir des voiles noires du navire qui ramenait Thésée de Crète après son combat contre le Minotaure ? On sait que le héros athénien avait promis à son vieux père Égée de faire mettre une voile blanche s’il revenait vivant, une noire dans le cas contraire. L’oubli du changement de voile à l’approche du Pirée provoqua la mort d’Égée, qui, de désespoir, se jeta dans la mer qui porte son nom. Deuil qu’auraient célébré les éphèbes.

Produits de l’imagination de poètes ? Fantaisies de généraux en mal d’originalité ? La disparition en 2006 de Pierre Vidal-Naquet, puis quelques mois plus tard de Jean-Pierre Vernant, suivant de peu celles de Nicole Loraux et de Pierre Lévêque, nous invite à mesurer combien a changé, grâce à eux notamment, notre regard sur le monde grec. Certes, ils avaient eu d’illustres précurseurs comme Henri Jeanmaire, Louis Gernet ou Angelo Brelich, mais ils surent donner une telle cohérence à leur approche, une telle force à leurs démonstrations, une telle rigueur à leur méthode que plus personne ne peut aujourd’hui considérer comme marginale l’étude historique de l’imaginaire grec.

Car c’est bien dans la tête des Grecs que nous convient ces historiens nourris de sociologie, d’anthropologie autant que de philologie et d’archéologie. Des études ponctuelles avaient ouvert la voie, plutôt du côté des sociologues que des philologues et des historiens. Des esprits curieux avaient trouvé étrange cette habitude des Grecs à ne chausser qu’un pied, dans certaines circonstances. Et Hérode Atticus, le milliardaire athénien du IIe siècle de notre ère, avait beau faire changer à ses frais les chlamydes noires contre des chlamydes blanches, il n’en fallait pas moins comprendre pourquoi si longtemps elles avaient été autres.

Il est vrai que les Grecs avaient singulièrement contribué à nous égarer, d’une certaine manière. En reliant la mort d’Égée aux chlamydes noires, ils nous donnaient une explication quasi rationnelle, qui aurait pu paraître suffisante à beaucoup. Chacun sait bien que l’histoire est un mythe – même les Grecs le savaient ! – mais le mythe n’est-il pas fait pour justifier les comportements d’allure irrationnelle ?

Des mythes pour exclure les femmes

Nicole Loraux a montré de façon très éclairante en 1981 dans Les Enfants d’Athéna comment les Athéniens ont élaboré des mythes complexes pour justifier l’exclusion des femmes du politique, ce qui n’est que partiellement vrai, quitte à inventer des histoires irrationnelles. Les femmes, majoritaires d’une voix, auraient voté pour choisir Athéna comme déesse tutélaire d’Athènes, au détriment de Poséidon ; de là venait que les hommes athéniens leur avaient ôté le droit de vote. Le mythe de l’autochtonie va dans le même sens puisque le premier Athénien, Érichthonios, non seulement surgit de la terre, mais n’a été engendré que par son père seul, Héphaïstos : le premier Athénien, né sans mère, est élevé par une déesse, Athéna, elle-même née du crâne de son père ! Aristote pouvait alors expliquer savamment que, dans la procréation, seul le mâle émet un sperme qui à lui seul engendre, la science venant en quelque sorte à l’appui du mythe.

Dans d’autres cas, les Grecs s’employèrent à nous donner une explication rationalisante. On l’a vu avec Thucydide et son histoire de pied qui ne glisse pas dans la boue : rationnel mais pas jusqu’au bout car il n’explique pas pourquoi c’est le pied gauche qui reste chaussé. Le même Thucydide justifie le choix traditionnel de placer les troupes d’élites à droite par le fait que la ligne de combat se déplace toujours vers la droite. Dans la ligne d’hoplites, chacun est protégé sur son flanc droit par la partie gauche du bouclier de son voisin : il se serre naturellement contre lui, ce qui provoque un écart du voisin sur la droite, et de toute la ligne à la suite. Les deux armées se contournent par la droite où se situe donc la clé du combat. Explication mécanique, là encore peut-être vraie, mais insuffisante. Pourquoi Épaminondas le Thébain rompt-il avec cette pratique ? Et pourquoi gagne-t-il ?

C’est de la droite que vient tout ce qui est bon

Le génie de cette école – car c’en fut une – fut d’aller plus loin, et de nous montrer que ni les explications rationalisantes ni les mythes ne suffisaient à nous faire comprendre les pratiques grecques. Lorsque les Platéens fuient avec un pied déchaussé, le droit, ils établissent un contact avec la terre nourricière, avec les forces vives de la nature, et ils le font avec le pied droit car c’est de la droite que vient tout ce qui est bon. Le partage symétrique du monde n’est pas un acquis biologique mais une construction idéologique, le reflet d’une pensée et d’une conception du monde : en haut, à droite, le bon, le beau, ce qui relève des sentiments élevés ; en bas, à gauche, le mauvais, le laid, les bas sentiments. Les rares exceptions s’expliquent souvent aisément.

Or, en choisissant la gauche pour placer ses troupes d’élite et son poste de commandement, Épaminondas va à l’encontre de cette vision du monde. S’appuyant sur des textes très éclairants, Pierre Vidal-Naquet montre que les philosophes pythagoriciens – dont la présence est assurée à Thèbes précisément au temps d’Épaminondas – ont fait circuler d’autres modèles. Comment parler de haut et de bas, de droite et de gauche dans un monde qui serait sphérique comme ils le pensaient ? Épaminondas profite sans aucun doute de l’effet de surprise, mais c’est aussi toute une vision de l’espace du politique qui se transforme.

Quant aux chlamydes noires, elles prennent un singulier relief lorsqu’on les rapproche des récits mythiques relatifs aux éphèbes. N’y a-t-il pas aux origines de l’éphébie le combat du Thébain Xouthos le blond contre l’Athénien Mélanthios le Noir ? Partout dans ce combat aux marges du territoire – on se livre un combat de champions pour la possession d’un canton frontalier – les allusions au noir, au sombre jusque dans le surnom de Dionysos ou dans certains toponymes s’attachent aux éphèbes, de la même manière que leurs semblables de Sparte sont invités à vivre la nuit et à se cacher le jour. Lorsqu’on a compris, comme Pierre Vidal-Naquet l’a définitivement montré, que l’éphébie n’est rien d’autre à l’origine qu’un rite d’initiation, c’est-à-dire un rite d’inversion du monde pour ceux qui le subissent, on comprend aisément que tout ce qui est noir leur est associé alors que la lumière, le plein jour sont réservés aux citoyens. Les chlamydes noires ne sont que l’un des éléments d’un ensemble, et le mythe de Thésée n’a qu’une valeur étiologique relative.

Ces quelques exemples, trop vite exposés, donnent la mesure du bouleversement auquel nous invite ce courant novateur. Certes, cela n’invalide pas d’autres approches, mais en nous ouvrant la tête des Grecs, Nicole Loraux, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet nous permettaient d’explorer des champs immenses, que l’on ne fait encore qu’entrevoir.

Pour en savoir plus

Il est impossible de donner ici une liste exhaustive des publications des savants évoqués plus haut. On se contentera de donner quelques titres emblématiques qui peuvent inciter le lecteur à découvrir leur œuvre. La plupart ont été réédités plusieurs fois et les dates d’édition que l’on donne sont en général les plus anciennes, sauf indication contraire :

 

Pierre Lévêque et Pierre Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien : essai sur la représentation de l’espace et du temps dans la pensée politique grecque de la fin du VIe siècle à la mort de Platon, Paris, Les Belles Lettres, 1964.

Nicole Loraux, L’Invention d’Athènes : histoire de l’oraison funèbre dans la cité classique, Paris, Payot, 1993 (édition abrégée ; 1re éd. Paris-La Haye, Mouton, 1977).

–, La Cité divisée : l’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot et Rivages, 2005.

–, Les Enfants d’Athéna : idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, Le Seuil, 1990 (éd. augmentée).

Pierre Vidal-Naquet, Le Chasseur noir : formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, François Maspero, 1981.

–, La Démocratie grecque vue d’ailleurs : essais d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Flammarion, 1990.

Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962.

–, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, François Maspero, 1982.

Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, François Maspero, 2001-2002 (réédition).

–, La Grèce ancienne. 1, Du mythe à la raison ; 2, L’espace et le temps ; 3, Rites de passage et transgressions, Paris, Le Seuil, 1991-1992.


1. L’Histoire, no 331, mai 2008, p. 126-127, dans un dossier « Spécial 30 ans ».