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Et si la Grèce avait été en couleurs ?1


Depuis la Rome antique s’est construit, pour des raisons autant esthétiques qu’idéologiques, le mythe coriace – d’une statuaire grecque immaculée.

 

En 1910, le grand historien d’art Élie Faure qualifiait les sublimes korai de l’Acropole d’Athènes, découvertes quelques années plus tôt, de « créatures barbarement enluminées, éblouissantes et bizarres comme des oiseaux des tropiques [ayant] la forte saveur des femmes d’Orient, fardées, parées, peut-être assez vulgaires, fascinantes, pourtant, lointaines, des êtres de conte, des animaux puérils, des esclaves gâtées », concluant néanmoins : « Elles sont belles. » Charles Maurras se montrait autrement sévère face à « ces quatorze dames mongoles chargées d’ornements inutiles, couvertes de cadenettes et de bijoux, qu’il me plairait de prendre pour des poupées persanes ou médiques, chargées des rôles d’Atossa et de ses compagnes dans le poème d’Eschyle ». Leur tare : elles conservaient des traces de peinture et prouvaient, s’il en avait encore été besoin, que les statues grecques étaient peintes. Le mythe d’une Grèce de marbre blanc s’opposait à si vulgaire réalité !

Depuis les belles leçons de Michel Pastoureau, on sait que les couleurs ont une histoire, mais jamais on n’avait conduit sur une si longue durée l’étude d’un mythe chromatique dont on n’est pas tout à fait sorti. Car, comme le rappelle Philippe Jockey2, il n’est de publicité pour la Grèce qui ne mette en valeur la blancheur de ses maisons et de ses ruines, le bleu du ciel et de la mer ne faisant qu’en souligner l’éclat. Or, pour rester dans le champ de la sculpture et de l’architecture antiques, on sait depuis longtemps que temples et statues portaient mille couleurs, quand ce n’était pas la feuille d’or réservée aux dieux.

Le blanc, rappelle Philippe Jockey, marque l’inachèvement : aussi longtemps que le marbre reste visible, l’œuvre paraît incomplète. Il n’est de belle statue, de temple somptueux, qui ne porte les traces de la bigarrure. Non pas le bariolage barbare, mais la belle harmonie des couleurs d’un monde civilisé. Et il n’est pas besoin de se rassurer en prétendant, comme le firent certains, que la couleur constitue une survivance sans importance d’un art encore dans l’enfance car son usage fut constant durant toute l’époque classique, du Parthénon aux œuvres de Praxitèle, de la frise des Panathénées au sarcophage dit d’Alexandre (v. 320 av. J.-C.).

D’où vient alors ce mythe d’une Grèce d’une éclatante blancheur ? Philippe Jockey a mené l’enquête et conclut que le mythe trouve ses racines dès l’Antiquité. Non pas celle de la Grèce, mais de Rome, la Rome de la fin de la République et de l’Empire, si friande des chefs-d’œuvre de l’art classique qu’elle en copie sans relâche les modèles. Mais elle ne conserve que « la mémoire du sculpteur, rejetant dans l’oubli celle du peintre ». Elle dresse en quelque sorte dans ses jardins privés le double blanc de la statuaire peinte des siècles antérieurs. Le blanc y devient marqueur social, symbole du pouvoir et de la richesse en même temps que du bon goût, alors que la couleur symbolise l’impureté et l’extravagance. Non que Rome ne sache aussi valoriser d’autres couleurs, comme le porphyre qui rappelle si bien la pourpre impériale. Mais, porphyre d’Égypte ou marbre blanc des Cyclades, dans l’un et l’autre cas, c’est aussi le moyen d’affirmer la puissance de Rome, qui exploite à son profit exclusif les ressources des vaincus. Rome porte la responsabilité du divorce « qui va progressivement opposer, en deux esthétiques concurrentes, la peinture comme perfection de l’art de la couleur, et la sculpture, quintessence de l’art de la forme ».

La Grèce blanche franchit ainsi l’Antiquité tardive et le Moyen Âge, où la blancheur du marbre signale l’antique, acceptable parce qu’il symbolise la pureté de l’âme, l’innocence, la sainteté. Mais c’est surtout à partir du Quattrocento et de la Renaissance que le mythe de la Grèce blanche prend son essor. Comment ne pas mettre en parallèle la blancheur des marbres antiques que l’on retrouve alors dans les riches demeures romaines et le bariolage « gothique », autant dire barbare ? Le blanc n’est plus seulement marqueur social, il porte avec lui les valeurs de la civilisation. On en vient à essayer d’effacer toute trace de couleur, lorsqu’il en reste, ou à les ignorer, comme Johann Joachim Winckelmann, fondateur de l’histoire de l’art antique. Les érudits ont deviné que ces statues étaient peintes, mais le bon goût des amateurs préfère l’ignorer. D’ailleurs, écrit Winckelmann, « un beau corps sera d’autant plus beau qu’il sera plus blanc, et, s’il est nu, paraîtra plus grand qu’il n’est dans la réalité ». Se répand donc la mode des moulages, dont le plâtre blanc semble aux amateurs plus éclatant que les originaux patinés. Si l’on accepte de conserver la patine, c’est seulement pour affirmer l’authenticité de l’œuvre.

Avec le XIXe siècle s’engage un combat inégal entre la vérité archéologique, affirmée dès le début du siècle par Quatremère de Quincy, et sans cesse mieux étayée, et une défense du mythe qui prend des allures idéologiques, voire mystiques. Le consul de France à Athènes a eu beau conclure sa description du Parthénon par un retentissant : « Tout était peint ! », et les archéologues allemands exhumer du temple d’Athéna Aphaia, à Égine en 1811, des frontons entièrement peints, on s’efforce dans la Grèce indépendante d’effacer toute couleur, toute bigarrure laissée par les Byzantins, les Turcs ou, plus banalement, les Grecs pauvres. Alors que les découvertes se multiplient et confirment sans relâche la polychromie de la statuaire et des monuments grecs, le discours sur la Grèce blanche se radicalise, non sans une forte dose de racisme.

La découverte d’une civilisation égyptienne tout entière colorée fournit le prétexte d’une opposition renforcée entre une Grèce européenne blanche et un Orient bariolé. Canova, Thorvaldsen ou David acquièrent dans cette ambiance idéologique leurs lettres de noblesse en classicisme, toujours plus de marbre, toujours plus blanc. De Chateaubriand à Théophile Gautier et Ernest Renan, la littérature apporte son renfort d’une Grèce blanche sur fond bleu. Les démentis cinglants qu’apporte dans les années 1870-1900 la découverte des korai de l’Acropole, des sarcophages grecs de Sidon, ou des terres cuites de Tanagra sont passés sous silence. Seul le blanc est occidental, moral, viril. On sait ce qu’en firent les droites extrêmes dans le premier XXe siècle, de Nelly’s à Arno Breker.

Cette appropriation fut-elle fatale à la Grèce blanche ? Sans doute en partie, mais entre la contestation colorée des années psychédéliques et la recherche d’une Black Athena dans les années 1990, si l’on changeait de mythe, du moins s’ouvrait-on à la couleur. Avec l’affaiblissement des idéologies, le débat a perdu de sa virulence. Surtout, découvertes nouvelles (notamment les nécropoles royales macédoniennes) et nouveaux outils technologiques permettent de retrouver avec précision la palette des Grecs, bien loin de l’austérité qu’on voulut longtemps lui concéder, où rose bonbon, bleu vif et vert pomme sont particulièrement « tendance ». Les restitutions informatisées habituent peu à peu les visiteurs à ces teintes inattendues, quitte à surprendre ou à choquer. En a-t-on fini pour autant avec le mythe d’une Grèce blanche ? Certes pas, et les agences de voyage comme les Grecs de notre temps restent fermement attachés à ce qui aujourd’hui apparaît comme le fondement même d’un patrimoine intangible.


1. L’Histoire, no 391, septembre 2013, p. 24-25.

2. Philippe Jockey, Le Mythe de la Grèce blanche. Histoire d’un rêve occidental, Paris, Belin, 2013.