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Mais qui a vraiment écrit le « Satyricon » ?1


Le Satyricon, le plus célèbre roman de l’Antiquité, est traditionnellement attribué à Pétrone. Une conviction balayée par l’enquête de René Martin, publiée dans une revue savante2. Grand spécialiste de littérature latine, l’auteur y dévoile l’identité probable du mystérieux écrivain.

 

Le Satyricon est certainement le plus célèbre roman de l’Antiquité gréco-romaine. Récit picaresque, il a pour héros un jeune débauché, Encolpe, qui se fait le narrateur de ses propres aventures. La notoriété de l’œuvre doit beaucoup à son caractère provoquant et à son épisode le plus développé : le banquet de Trimalchion, où s’étalent le luxe et la vulgarité des affranchis parvenus.

Mais ce qui subsiste aujourd’hui ne représente qu’une faible partie de l’œuvre originale. Car le Satyricon fut sans doute le plus volumineux des romans antiques. Et il reste l’un des plus mystérieux.

En effet, les spécialistes se divisent en deux camps fermement opposés. D’un côté, les « unitaristes » soutiennent que le roman décrit la société du temps de Néron (54-68). Son auteur, qui signe Petronius Arbiter, ne serait autre que Petronius Niger, haut fonctionnaire familier de Néron, qui passait, selon Tacite, pour « l’arbitre de l’élégance ».

De l’autre, les « séparatistes » estiment au contraire qu’il faut distinguer entre le temps du roman – celui de Néron pour les uns, celui des Flaviens (69-96) pour les autres – et le temps de l’écriture. Celui-ci se situerait vingt ou trente ans plus tard, sous les Flaviens, voire au début de la dynastie des Antonins (96-192). Ainsi, sur trois points essentiels, il y a débat : l’époque décrite, la date de rédaction et de publication de l’œuvre, l’identité de son auteur.

René Martin, professeur émérite de littérature latine à l’université de Paris-III, auteur d’une excellente étude sur le roman, présente avec modestie mais à l’aide d’imparables arguments des conclusions qui semblent définitives sur les deux premiers points et une hypothèse extrêmement séduisante pour le dernier. Conclusions et hypothèse qui en surprendront certains, habitués à associer les débauches de Trimalchion au règne de Néron.

Premier problème, le temps du roman. Pour René Martin, il faut le situer sous les Flaviens, vers la fin du Ier siècle donc, plutôt que sous Néron. Certes, le Satyricon se veut suffisamment intemporel pour qu’aucun argument décisif ne puisse être invoqué. Pourtant, l’exaltation de vieilles gloires du théâtre et du stade, une allusion à la fortune amassée par Trimalchion au bon vieux temps, lorsque le prix du vin était au plus haut (ce qui était le cas sous Néron), la mention d’un haut personnage du nom de Scaurus identifiable à un ami de Pline le Jeune qui vécut sous Domitien et Trajan, montrent que l’on a plus de chance de se trouver sous les Flaviens qu’à l’époque de Néron.

Le temps de l’écriture paraît a priori plus difficile à fixer. Mais, comme le dit joliment René Martin, ces « Mémoires d’un jeune homme peu rangé » n’ont certainement pas été conçus au même moment que les aventures. On en trouve des preuves littéraires peu contestables. En effet, on a depuis longtemps remarqué des motifs parallèles entre le Satyricon et divers auteurs : Silius Italicus (26-101/2), Martial (v. 38/41 – v. 104), Tacite (v. 55/57-v. 116/120), Pline le Jeune (v. 61-113) notamment. On admettait qu’il s’agissait là d’emprunts de ces auteurs à « Pétrone ». Mais ne doit-on pas envisager l’inverse ?

Pour Martial, poète sulfureux du temps des Flaviens, il est difficile de savoir s’il est l’imité ou l’imitateur, car les deux écrivains usent de la même veine. On peut néanmoins s’étonner que Martial, qui cite souvent ses modèles dont certains sont de parfaits inconnus, ne trouve jamais l’occasion de mentionner ce « Pétrone » qu’il copierait si fréquemment !

Pour l’historien Tacite et pour Pline, l’affaire paraît encore plus inconcevable. Ils auraient emprunté au romancier salace des phrases replacées par eux dans un contexte du plus grand sérieux. Dans sa dénonciation des rhéteurs (Dialogue des orateurs, 102), Tacite prendrait à Pétrone des idées et des termes. De même, Pline le pasticherait dans quelques lettres du livre VI, dont celle où il décrit l’éruption du Vésuve en 79.

Or toute l’histoire littéraire montre que c’est toujours le comique qui pastiche le sérieux, jamais l’inverse. Il est donc vraisemblable que le Satyricon parodie à la fois Silius Italicus, Martial, Tacite et Pline, et non l’inverse. En revanche, Juvénal semble bien pasticher à son tour le Satyricon dans le livre III de ses Satires, publié en 120, ce qu’il ne fait jamais dans les livres I et II, parus en 116. Cela donnerait donc pour la publication du Satyricon un créneau étroit, entre 116 et 120.

Dans ces conditions, « Petronius Arbiter » ne saurait être le haut fonctionnaire ami de Néron, sûrement disparu depuis longtemps. De toute façon, était-il possible que cet immense roman, plus gros que Gargantua et Pantagruel réunis, ait été rédigé à ses moments perdus par un homme à la fois chargé de tâches administratives et menant une vie de plaisirs à la cour du prince ?

René Martin brosse de l’auteur un portrait-robot difficilement récusable. Il devait être bien introduit dans le monde littéraire de son époque, fin connaisseur des œuvres anciennes ou récentes, mais probablement d’origine servile ou affranchi, car il se montre familier des préoccupations et du langage de ce milieu. Enfin, on devine un homme sachant manier avec autant de bonheur la gravité et la dérision, mêlant aventures burlesques et discussions intellectuelles.

C’est à partir de ces constats que René Martin fait une suggestion séduisante quoique invérifiable. Le portrait-robot conduit du côté de ces affranchis qui servent de secrétaires, de lectores (lecteurs) aux grands de Rome. L’un d’entre eux aurait dû attirer l’attention : celui de Pline le Jeune, que ce dernier peint comme plein de sérieux et de fantaisie.

Surtout, ce lector possède une particularité que les érudits n’avaient jamais relevée : il s’appelle Encolpe, comme le narrateur du Satyricon ! Or le nom est rarissime. Peut-on imaginer que c’est pure coïncidence si le lector de Pline fournit un si bon candidat pour être l’auteur du Satyricon, et si le héros du roman porte le même nom que lui ? Les irréductibles soutiendront que c’est Pline qui a donné un nom littéraire à son lector par référence au roman. Mais, on l’a vu, sa datation au lendemain de la mort de Pline paraît désormais acquise.

Alors, il faut se résoudre : le plus grand roman de l’Antiquité fut sans doute l’œuvre, autour de 118, d’un certain Encolpe, qui fut un affranchi au service de Pline le Jeune, fin connaisseur des littératures grecque et latine. Voilà qui obligera à relire le Satyricon avec d’autres yeux. Sans rien changer à notre plaisir de lecture.

 

Post-scriptum. Ce qui subsiste de l’œuvre correspond, avec des lacunes, aux livres 14, 15 et 16 d’un roman qui devait en compter sans doute 24. C’est dire si les discussions s’appuient sur un texte partiel dont toutes les tentatives de reconstitution ne peuvent qu’être hautement hypothétiques. Rappelons que la version « complète » publiée par François Nodot d’après un manuscrit inédit qu’il prétendait avoir trouvé à Belgrade en 1688, est une totale supercherie (La Satyre de Pétrone, traduite en français avec le texte latin, suivant le nouveau manuscrit trouvé à Bellegrade en 1688, ouvrage complet contenant les galanteries et les débauches de l’empereur Néron et de ses favoris, avec des remarques curieuses, Cologne, P. Groth, 1694). La thèse défendue par René Martin n’a pas convaincu l’ensemble des spécialistes, et les traducteurs récents considèrent la question comme toujours ouverte. On peut lire le roman dans deux traductions récentes : celle d’Olivier Sers, dans la collection bilingue bon marché des « Classiques en poche » (Paris, Les Belles Lettres, 2001), et celle de Liza Méry, dans le recueil des Romans grecs et latins publié sous la direction de Romain Brethes et Jean-Philippe Guez, Paris, Les Belles Lettres, 2016 (collection minor).


1. L’Histoire, no 264, avril 2002, p. 25-26.

2. René Martin, Le Satyricon. Pétrone, Paris, Ellipses, 1999 ; voir aussi du même auteur « Qui a peut-être écrit le Satyricon ? », Revue des études latines, no 78, 2000, p. 139-163, paru en 2001.