30

Arabie : le choc des empires1


Dans le siècle qui précède l’apparition de l’islam, l’Arabie est un espace convoité.

 

L’Arabie, dans le siècle qui précède la naissance de l’islam, se trouve au centre des préoccupations des empires qui dominent alors le Proche-Orient. Glen W. Bowersock, qui a pris la peine de réexaminer la documentation – mince mais significative –, montre comment l’Arabie se situe, au VIe siècle et au début du VIIe, au centre d’une intense activité politique, militaire et diplomatique, où se croisent les intérêts divergents de Byzance (héritier de l’empire de Rome), des Perses et de l’Éthiopie. C’est là que, directement ou par alliés interposés, l’on peut observer ces « Empires in collision », pour reprendre le titre de son recueil2.

Mais il faut remonter plus haut dans le temps si l’on veut comprendre la partie complexe qui se joue alors. Dès le IIIe siècle, le négus (roi) d’Éthiopie prétend dominer l’Arabie, et, de fait, il occupe l’Arabie du Sud-Ouest entre le début du siècle et les années 270. Moins d’un siècle plus tard, vers 340, dans la grande stèle bilingue (en guèze, langue sémitique de l’Éthiopie antique, et en grec)3 du négus Ezana (trouvée en 1981), le roi éthiopien d’Aksoum revendique cet héritage en reprenant le titre de « roi des rois », se proclamant ainsi suzerain autoproclamé des divers rois du Yémen (Saba, Himyar, Hadramaout) en plus de royaumes est-africains (Tigré). Dans le même document, il explique comment il a transféré sa dévotion du dieu éthiopien de la guerre, Mahrem, en grec Arès, au Dieu des chrétiens. Le roi du Himyar répond aussitôt à cette revendication en adoptant la même titulature et en se convertissant lui aussi au monothéisme, mais en choisissant de devenir juif – ce que ses successeurs poursuivent dans la même ligne.

Vers 440, l’un des successeurs de ce roi, Abikarib Asad, rappelle à son tour sa royauté sur Saba, Hadramaout, dhu-Raydan, le Yémen, mais aussi sur les tribus arabes du haut pays et de la côte. Plus tard encore, vers 520, un autre roi du Yémen, connu notamment sous le nom de Yusuf Asar Yathar, se lance dans la persécution des chrétiens. Une occupation temporaire du pays par les Éthiopiens en 520-522 provoque en représailles, après leur départ en 523, un massacre des chrétiens de Nejran, une ville de l’Asir, dont on possède un récit détaillé4. L’émoi dut être d’importance, car le négus d’Éthiopie, Kaleb, projeta aussitôt une nouvelle expédition pour venger ses coreligionnaires.

Des envoyés du roi du Yémen, Yusuf, rendirent compte sans fard de ces massacres aux membres d’une assemblée qui réunissait Byzantins, Perses et alliés arabes des Perses à Ramla, en 524, dans le bas Irak actuel, et où les Yéménites incitaient leurs alliés perses et arabes à se débarrasser à leur tour des chrétiens.

S’ils n’allèrent pas jusque-là, les Perses signifièrent clairement leur soutien aux Juifs d’Himyar tandis que les Byzantins poussaient les Éthiopiens, chrétiens comme eux quoique monophysites5, à agir. De fait, en 525, le négus éthiopien Kaleb franchit le détroit de Bab al-Mandeb, renversa Yusuf, le remplaça par l’Éthiopien Sumyafa Ashwa, lui-même rapidement remplacé par un autre, Abraha.

On voit clairement se nouer des alliances entre d’une part les Perses sassanides, les Juifs de Himyar et certaines tribus arabes de basse Mésopotamie et d’Arabie du Nord-Est (notamment les Lakhmides, dirigés par la dynastie nasride de Hira), d’autre part Byzance, l’Éthiopie d’Aksoum et les tribus arabes du Nord-Ouest (les Ghassanides, dirigés par les dynastes jafnides).

Une nouvelle assemblée est convoquée en 547 par Abraha (le roi du Yémen d’origine éthiopienne), qui n’entend pas être une simple marionnette des Éthiopiens. À nouveau, toutes les puissances sont présentes, et seuls manquent les Arabes polythéistes d’Arabie. On ignore le résultat de cette assemblée, mais en 552, Abraha lance une grande offensive vers le nord, jusqu’à La Mecque, semble-t-il. L’aventure, bien qu’elle se solde par un échec, montre l’étendue des ambitions des Éthiopiens en Arabie. Pourtant, vers 570, au moment où naît le prophète Mahomet, la présence éthiopienne en Arabie cesse, sans qu’on en connaisse les causes profondes. Les Perses en profitent pour rétablir leur influence, tandis que le judaïsme y fleurit à nouveau.

Mais l’affrontement entre l’Empire byzantin et ses opposants ne cesse pas pour autant, et le siècle écoulé a montré que les aspects religieux de cet affrontement tiennent désormais une place majeure. Les Perses ont soutenu sans réserve tous ceux qui pouvaient apparaître comme des adversaires des Byzantins chalcédoniens – chrétiens monophysites, nestoriens, Juifs, voire païens –, alors que les réticences des Byzantins à soutenir activement les Éthiopiens s’expliquent au moins en partie par le fait que ceux-ci étaient, justement, monophysites. Or ce clivage religieux ne cesse de s’approfondir dans les décennies suivantes.

En 614, le Grand Roi de Perse, Khosroès II, soutien actif des Juifs d’Arabie, s’empare de l’une des cités les plus emblématiques de l’Empire byzantin, la cité sainte, Jérusalem6. L’événement a suscité des récits qui ont longtemps fondé l’opinion des historiens, le plus important étant celui d’un certain Stratégios, qui accuse les Perses de s’être livrés à des destructions innombrables et à des massacres massifs de chrétiens.

Les études archéologiques récentes démentent ces accusations, non seulement pour Jérusalem, où la plupart des églises semblent être restées en bon état, mais dans toutes les régions où l’on a pu mener l’enquête (Arménie, Édesse, Césarée Maritime), confirmant ainsi que le récit catastrophiste de Stratégios était avant tout une posture idéologique. Les populations de l’empire ont donc vécu en réalité l’occupation par une puissance hostile à la religion dominante sans dommage majeur. La mémoire s’en conserva et les conquérants venus d’Arabie en tirèrent profit, sans le vouloir.

Car l’on suivait depuis La Mecque ce qui se passait chez les « Rums » (Romains) comme dans toute la Syrie. La 30e sourate du Coran (« sourate Rum ») fait une allusion claire à l’écrasante défaite subie par l’empereur Héraclius en 613 à Dera‘a. On n’ignora rien non plus de la chute (et de la mort) de Khosroès face aux Byzantins à Ctésiphon en 628 : les Perses abandonnaient toute l’Arabie et se trouvaient confinés à la Mésopotamie et l’Iran, entrant dans une crise interne qui les paralysait. Or la 30e sourate indique clairement que les musulmans se réjouirent de cette défaite, d’abord parce que la victoire de Byzance était celle d’un peuple du Livre, ensuite parce que, lorsque des fidèles du Prophète avaient dû fuir l’Arabie, ils avaient été bien reçus à Aksoum, chez des chrétiens monophysites.

D’autre part, la défaite des Perses libérait l’Arabie de leur présence et privait les païens et les Juifs d’Arabie de leur soutien. La bataille de Ctésiphon pouvait laisser espérer une semblable victoire des musulmans sur leurs opposants païens du Hedjaz. Pour reprendre les termes de Glen Bowersock, « le legs involontaire d’Héraclius était en définitive le remplacement d’un empire qu’il avait défait de manière si décisive par un nouveau qui se révélait infiniment plus fort, plus flexible, plus durable, et plus agressif ». C’était là l’ultime, et involontaire, cadeau d’Héraclius aux croyants, au terme d’un siècle de combats autour de l’Arabie.

 

Post-scriptum. Glen Bowersock est revenu très peu de temps après ce premier livre sur les enjeux politiques et religieux que représente la péninsule Arabique au VIe-VIIe siècle dans un livre passionnant, Le Trône d’Adoulis : les guerres de la mer Rouge à la veille de l’islam, Paris, Albin Michel, 2014.


1. L’Histoire, no 385, mars 2013, p. 26-27.

2. Empires in Collision in Late Antiquity, Waltham, Massachusetts, Brandeis University Press, 2012.

3. Bien qu’il y ait trois écritures, il n’y a que deux langues car le guèze est transcrit une fois en éthiopien ancien, une fois en caractères sabéens.

4. Cf. J. Beaucamp, F. Briquel-Chatonnet, C. Robin, « Chrétiens et martyrs dans l’Arabie heureuse », L’Histoire, no 207, février 1997, p. 66-69. [Et surtout maintenant des mêmes auteurs, Le Massacre de Najrân : religion et politique en Arabie du Sud au VIe siècle, avec deux volumes, l’un de Marina Detoraki et Joëlle Beaucamp, Le Martyre de saint Aréthas et de ses compagnons, Paris, 2007 (texte et traduction commentée) et les actes d’un colloque de 2008 édités par les trois auteurs cités au début, Juifs et chrétiens en Arabie aux Ve et VIe siècles : regards croisés sur les sources, Paris, 2010.]

5. Selon cette doctrine apparue au Ve siècle dans l’Empire byzantin, le Christ n’a qu’une seule nature, divine. Les chalcédoniens, eux, considèrent cette nature comme double.

6. Pierre-Louis Gatier, « Les Perses à Jérusalem, la fin d’un monde », L’Histoire, no 332, juin 2008, p. 76-81. [Sur la place de Jérusalem dans l’imaginaire chrétien à partir du IVe siècle, voir désormais l’indispensable Jérusalem. Histoire d’une ville-monde, sous la direction de Vincent Lemire (Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2016).]