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Quatre pierres gravées il y a 10 000 ans1


Quatre pierres gravées datant du Xe millénaire avant notre ère ont été découvertes en Syrie, au bord de l’Euphrate. Mais peut-on déjà parler d’écriture ?

 

Dans le cadre des fouilles de sauvetage réalisées avant la mise en eau du nouveau barrage de Tichrin, sur l’Euphrate syrien, une mission française a effectué, de 1995 à 1999, cinq campagnes en amont, à Jerf el-Ahmar2. Sur le site d’un village dont la fondation se situe vers 9100 av. J.-C. et qui a dû rester occupé pendant environ cinq cents ans, elle a fait une trouvaille exceptionnelle : quatre plaquettes en pierre qui portent des motifs gravés au début du Néolithique – au commencement du processus qui conduisit vers 7000 à la vie sédentaire en village, la production de subsistances et la maîtrise de la céramique.

Parmi ces quatre pierres, de petites dimensions (la plus grande mesure 4 cm sur 6,5 cm), les deux premières, portant une profonde rainure sur une face, ont pu servir de polissoirs ou à redresser des flèches. Ces objets présentent, à peu de chose près, les mêmes dessins : un grand rapace aux ailes déployées ; un quadrupède à longues oreilles, des reptiles (si du moins on accepte d’interpréter ainsi les lignes brisées). Sur l’un d’entre eux s’y ajoutent un oiseau et un motif en « arête de poisson » non identifié. Enfin, deux grandes lignes obliques partagent l’espace en quatre secteurs.

Les deux autres posent des problèmes de lecture plus délicats. On retrouve un peu partout le dessin du reptile, mais les autres signes sont plus incertains. Sur l’un, on remarque des lignes ondulées (s’agit-il de serpents ?) et, au dos, des lignes parallèles entrecoupées de cinq traits verticaux. Surtout, on relève un souci de composition de part et d’autre d’une ligne médiane : deux motifs superposés à gauche – un cercle partiellement barré et une pointe de flèche – se retrouvent, à droite, combinés entre eux. Sur le dernier, on hésite à reconnaître une chouette, symbolisée par ses yeux. Et, au dos, sans doute des séries de bucranes (motif ornemental constitué par une tête de bœuf), à rapprocher d’un dessin plus explicite trouvé sur un galet du même site par une mission américaine.

L’identification de ces signes reste hasardeuse, faute de comparaison possible. Cependant, on a trouvé, à Jerf el-Ahmar même, deux petites statuettes représentant un rapace et une chouette, ainsi que de nombreux ossements d’oiseaux de proie. Autant d’indices qui rappellent les découvertes réalisées sur le site turc de Çatal Höyük, datant de 8000 av. J.-C. environ, où l’image d’oiseaux enlevant dans leurs serres des figurines sans tête a pu paraître évoquer le passage des vivants dans l’au-delà.

Mais le véritable intérêt des trouvailles de Jerf el-Ahmar se situe ailleurs. On a noté, entre les deux premiers supports, des ressemblances et des différences dans les motifs mais surtout dans la manière de les traiter : le passage à l’abstraction est évident sur le deuxième. Or ces deux pierres à rainures sont contemporaines puisqu’elles ont été trouvées dans la même maison. On ne peut donc considérer ces différences comme le fruit d’une évolution artistique dans la longue durée. Il faut au contraire s’interroger à la fois sur la signification du groupement des signes et sur les raisons de leur schématisation.

Qu’on se trouve là en présence des origines de l’écriture, il serait absurde de l’affirmer, car il s’écoule encore cinq millénaires avant que n’apparaissent les plus anciens pictogrammes assyriens, en haute Mésopotamie, ce qui exclut toute filiation ou imitation. Pourtant, ces objets ne peuvent être considérés comme de simples œuvres d’art à vocation décorative.

Leur taille minuscule rend peu probable un tel usage, et la répétition des mêmes images, schématisées, évoque le besoin des habitants de la maison de conserver la trace de quelque chose d’essentiel. Chaque pierre gravée serait comme un aide-mémoire qui rappellerait à ses propriétaires une histoire qu’il leur importerait de connaître et de transmettre.

Il faut enfin replacer ces objets dans le contexte culturel auquel ils appartiennent. On l’a rappelé, on est là au début du Néolithique. Les fouilleurs de Jerf el-Ahmar (G. Willcox) ont montré que l’orge, encore sauvage, commence alors à faire l’objet d’une culture. De plus, les pierres gravées appartiennent aux niveaux stratigraphiques où l’on note un changement capital dans l’architecture domestique du village : le passage des maisons rondes aux maisons rectangulaires. Saura-t-on jamais quelle autre manière de percevoir le monde traduit ce changement en apparence banal ?

On ne peut guère aller plus loin dans les suppositions, mais celles que nous venons d’avancer suffisent à remettre en cause bien des idées reçues. Ainsi, on a coutume de relier les débuts de l’écriture au besoin d’inventaire des administrations, notamment quant au contenu des greniers. Certes, les documents sumériens de basse Mésopotamie (IIIe millénaire), ou mycéniens de Grèce (XVe-XIIIe siècle av. J.-C.), vont bien dans ce sens, et l’on n’a, pour l’instant, aucune raison de récuser cette théorie – du moins dans ces deux cas précis.

Mais faut-il en déduire que ce principe s’applique partout et qu’il permet de comprendre, à lui seul, la naissance de l’écriture ? Et si l’homme avait eu besoin de conserver en mémoire autre chose que la quantité de provisions entassées dans ses entrepôts ?

Rappelons par exemple que les premiers textes écrits après que les Grecs eurent redécouvert l’écriture étaient de nature poétique. On conviendra, en tout cas, qu’il est bien difficile de trouver une quelconque fonction utilitaire aux pierres gravées de l’Euphrate.

Les découvertes de Jerf el-Ahmar suscitent donc plus d’interrogations qu’elles n’apportent de réponses. Mais elles bouleversent nos connaissances et fournissent le plus ancien témoignage – et de très loin – d’un effort pour conserver la trace matérielle d’une idée, d’un rite, d’une histoire familiale ou individuelle, on ne sait, mais de quelque chose auquel les habitants du lieu tenaient particulièrement.

 

Post-scriptum. Les découvertes de Jerf al-Ahmar ne sont plus isolées, et les trouvailles se sont multipliées dans la partie nord du Croissant Fertile, c’est-à-dire en Syrie du Nord et dans le Sud-est de la Turquie actuelle. On peut en prendre connaissance à travers le livre passionnant de Klaus Schmidt, Le Premier Temple. Göbekli Tepe, Paris, CNRS éditions, 2015. Sur ce site majeur qui oblige à remonter les débuts du Néolithique autour du Xe millénaire, on a découvert non seulement ce qui semble bien être un vaste ensemble de sanctuaires monumentaux, mais des sculptures stylisées (des piliers en forme de T colossaux qui évoquent des humains), elles-mêmes porteuses d’un décor animalier parfaitement maîtrisé – lions, renards, sangliers, onagres, grues, loups, serpents, araignées, scolopendres, etc. –, et ornées d’une trentaine de signes où Schmidt propose de reconnaître des hiéroglyphes (au sens littéral du mot), les images stylisées capables d’évoquer une histoire. Ce serait la « matérialisation d’îlots de mémoire culturelle3 » autorisant à aller chercher loin dans le futur l’explication des choix iconographiques. En d’autres termes, sans être capable aujourd’hui de faire le lien entre ces premiers signes et les premiers témoignages de l’écriture du IVe millénaire, on ne peut exclure que la mémoire de ces premières expérimentations ne se soit transmise au fil du temps.


1. L’Histoire, no 215, novembre 1997, p. 15-16, repris dans Collections, no 29, octobre-décembre 2005, p. 12-13, dans un numéro intitulé L’écriture depuis 5 000 ans.

2. Cette mission était placée sous la direction de Danielle Stordeur, directrice de l’Institut de préhistoire orientale, que nous remercions pour les renseignements qu’elle a bien voulu nous fournir.

3. Sur cette notion de « mémoire culturelle », cf. la section suivante.