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La France a une passion : l’Égypte1


1994 : l’exposition « Égyptomania » retrace au Louvre trois siècles d’engouement des artistes occidentaux pour les formes de l’Égypte ancienne. Celle-ci continue de susciter dans le grand public une puissante fascination. De Louxor à Alexandrie, vraies et pseudo-découvertes ravivent la passion des Français pour le pays des pharaons.

 

En janvier 1994, l’exposition « Égyptomania » ouvrait ses portes au musée du Louvre. Proposant une vaste rétrospective des emprunts, variés et constants, de l’art occidental aux formes égyptiennes, elle montrait que l’égyptomanie ne s’est pas emparée de l’Europe au lendemain de l’expédition de Bonaparte. L’engouement pour l’Égypte ancienne qui se manifeste avec éclat au cours du XVIIIe siècle plonge ses racines jusque dans le monde romain. Les vingt dernières années ne marquent de ce point de vue aucune évolution notable. Après le succès populaire des grandes expositions Toutankhamon (1967) et Ramsès (1976), relayant dans l’opinion la gigantesque opération de sauvetage des monuments de Nubie (Abou Simbel notamment) qui avait occupé les vingt années précédentes, l’Égypte n’a guère quitté le devant de la scène.

Manifestations égyptomaniaques et recherches archéologiques

Aux raisons politiques (le voyage de Sadate à Jérusalem, les accords de Camp David en 1978, l’assassinat de Sadate en 1981, la montée du terrorisme) et culturelles (le Bonaparte de Chéreau ou la palme d’or morale accordée au cinéaste Youssef Chahine au festival de Cannes en 1997 pour l’ensemble de son œuvre alors que sortait son film Le Destin) s’ajoute l’extraordinaire fascination que suscite l’Égypte pharaonique, moins clairement l’Égypte gréco-romaine, quoiqu’une partie du grand public ne fasse pas la différence entre l’une et l’autre. Des premières pyramides du IIIe millénaire av. J.-C. à Cléopâtre, morte en 30 av. J.-C., l’Égypte forme un tout largement indifférencié dans l’opinion.

Comment ne pas mentionner la pyramide du Louvre (1989), le succès mondial de la saga consacrée à Ramsès par Christian Jacq (près de deux millions d’exemplaires vendus), ou les escapades du président Mitterrand à Assouan pour fuir les frimas parisiens ? Plus international, le projet de reconstruction de la Bibliotheca Alexandrina (dont l’inauguration est prévue fin 1998)2 montre le prestige dont jouit encore l’ancienne capitale lagide : mille trois cents architectes ont participé au concours remporté par une équipe norvégienne. Et l’on peut prédire, sans risque d’être démenti, un grand succès d’affluence aux diverses cérémonies et expositions de l’« année de l’Égypte » qui célèbre deux siècles de « passion française ».

Parallèlement à ces manifestations « égyptomaniaques », mais les nourrissant à son tour, la recherche archéologique n’a pas cessé de se renforcer. Et les résultats sont à bien des égards spectaculaires. Une prima donna assoluta monopolise l’attention : Alexandrie. Pourtant, en vingt ans, les Français ont fait porter leurs efforts sur bien d’autres chantiers, et mis en œuvre des techniques nouvelles dont les fruits commencent à se récolter. L’Institut français d’archéologie orientale (IFAO) assure ainsi au Caire une présence permanente tandis que de nombreuses missions ponctuelles fonctionnent du nord au sud du pays. Sans prétendre faire un inventaire complet de tous les chantiers ouverts, on peut attirer l’attention sur quelques entreprises majeures.

D’une part, un effort important a été consenti en direction des oasis du désert occidental, souvent négligées au profit de la vallée. Il faut signaler la découverte en 1989 du trésor de Douch, dans l’oasis de Kharga (exposé à l’Institut du monde arabe en 1990) : un ensemble en or massif dont la pièce principale est une couronne de feuilles de vigne et de pampres portant au centre, dans un petit édicule à deux colonnes, une statuette du dieu Sérapis. S’y ajoutent des plaquettes historiées, un pectoral, des bracelets. La couronne et les bracelets (au moins, car les autres pièces présentent des caractéristiques différentes) appartiendraient à la parure d’un prêtre de tradition gréco-romaine, comme on en connaît de nombreux exemples par l’iconographie sans avoir jamais, jusque-là, retrouvé les objets eux-mêmes.

Le centre franco-égyptien de Karnak, de son côté, installé en permanence au cœur du complexe de Louxor, a poursuivi d’importants travaux de démontage et de reconstruction. Parmi les entreprises nouvelles figure en particulier le démontage du pylône IX dont on a extrait plus de douze mille blocs de grès (talatat) provenant du grand temple qu’Aménophis IV-Akhénaton (1358-1340 av. J.-C.) avait édifié en l’honneur du dieu Aton, et qui fut détruit par ses successeurs. Ces talatat étaient connus depuis longtemps, mais les dimensions du puzzle avaient découragé les essais de reconstitution. Grâce à la collaboration des archéologues et des informaticiens, des scènes entières ont pu être récemment reconstituées, fournissant un éclairage saisissant sur la politique religieuse menée par Aménophis IV en faveur d’Aton. Ces dernières années ont encore été marquées par la découverte, par le grand public, du travail exceptionnel de Jean-Philippe Lauer sur le site de Saqqara.

Alexandrie, gloire de l’Orient

Du coup, les travaux tout aussi importants menés à Saqqara par l’équipe du musée du Louvre, dirigée par Christiane Ziegler, sont passés quasiment inaperçus. Ils ont pourtant permis de retrouver l’immense tombe du noble Akhethetep (vers 2500 av. J.-C.), dont le Louvre avait acheté la chapelle funéraire (mastaba) en 1903, mais dont l’ampleur était restée jusqu’alors ignorée. Tout un ensemble architectural de cette très haute époque, avec de magnifiques bas-reliefs, était ainsi mis au jour, après que l’on eut fouillé le quartier copte (VIIe-Xe siècle) qui l’avait recouvert.

Mais la vedette incontestée, la superstar des médias depuis quelques années, c’est Alexandrie. Certes, la fondation la plus glorieuse d’Alexandre, la cité royale de Cléopâtre, n’avait jamais sombré dans l’oubli et, par le roman, le cinéma ou la chanson, elle avait conservé une popularité certaine. Mais il faut bien admettre qu’il existait un décalage extraordinaire entre l’importance historique de la ville et ce que l’on pouvait en savoir par l’archéologie jusque dans les années 1970-1980. Le plan qui en avait été dressé à la fin du siècle dernier ne s’était pas réellement amélioré, et, en dehors des catacombes de Kom el-Chougafa, du théâtre ainsi que des thermes de Kom el-Dik et de quelques éléments d’édifices souvent non identifiables, l’Alexandrie antique était à peu près perdue. Les efforts n’avaient pourtant pas manqué, notamment ceux des Italiens puis ceux des Polonais du Centre d’archéologie méditerranéenne, qui firent progresser de façon notable mais ponctuelle nos connaissances. La création d’un Centre d’études alexandrines en 1991, confié à Jean-Yves Empereur, manifestait l’intérêt que le France attachait à ce site particulier de l’Égypte : exemple unique d’un établissement de recherche à l’étranger consacré à une seule ville !

L’enjeu était considérable puisqu’il ne s’agissait pas moins que de reconstituer, dans la mesure où l’urbanisation le permettait, la trame de la cité antique, notamment d’y localiser les édifices célèbres, comme le tombeau d’Alexandre, la bibliothèque ou le Sérapéion (sanctuaire de Sérapis). Sans parler du phare, l’une des sept merveilles du monde. La tâche paraissait quasi insurmontable, la ville actuelle occupant la totalité du site. Mais une chance s’offrait, car une relative libéralisation économique entraînait la mise en œuvre de nombreux programmes immobiliers. Il fallait donc être à l’affût des moindres travaux, de la démolition d’un cinéma à l’ouverture d’une avenue, pour tenter d’intervenir avant que la reconstruction d’un nouvel immeuble ne vienne noyer définitivement les vestiges antiques, ou du moins les fondations des édifices gréco-romains.

Beaucoup de travaux sont en cours et les publications définitives demanderont du temps (plusieurs sont annoncées), mais le bilan impressionne déjà. On a peu progressé dans la connaissance des édifices les plus célèbres, toujours non identifiés même lorsqu’on en connaît l’emplacement approximatif. En revanche, on a fouillé des maisons, dont l’une, datée de la fin du IVe siècle av. J.-C. grâce à ses mosaïques de galets d’un type connu en Macédoine, compte sans doute parmi les constructions érigées par les premiers habitants de la ville.

Le monde des morts, dont le géographe Strabon (Ier siècle av. J.-C.) nous dit qu’il n’était pas moins étendu et impressionnant que celui des vivants, vient de s’enrichir (juin 1997) de la découverte de la nécropole d’Alexandrie à Gabbari, à l’ouest de la ville, avec ses nombreux tombeaux collectifs dont certains contiennent des emplacements prévus pour plus de cent cinquante défunts.

Pour celui du fondateur de la cité, il faudra encore attendre, hélas ! Car l’annonce faite en 1995, à grand renfort de publicité, de sa mise au jour dans l’oasis de Siwah (à six cents kilomètres au sud-ouest d’Alexandrie) tint quelques jours en émoi une opinion ignorante, mais se révéla évidemment infondée. Cette pseudo-découverte d’une pseudo-archéologue grecque fut immédiatement contestée par les historiens, qui savent bien que toute la tradition antique place le tombeau d’Alexandre à Alexandrie même. L’inscription qui, selon la soi-disant fouilleuse, identifiait sa trouvaille se révéla bientôt être une banale dédicace de l’époque impériale ! On se consolera en pensant que, dès le IVe siècle de notre ère, on ne savait plus exactement où se trouvait la sépulture d’Alexandre. Pourtant, les textes précisent qu’elle se situait au croisement des deux principales rues d’Alexandrie dont on connaît le tracé approximatif. Il n’est pas impossible qu’on en ait en réalité retrouvé des éléments dès 1914, dans ce qu’on a appelé le « tombeau d’albâtre », sans pouvoir prouver qu’il en constituait une partie.

Mais la grande affaire devait être le phare, édifié par Sostrate de Cnide au début du IIIe siècle av. J.-C.3. On connaissait son emplacement sur l’île de Pharos, qui lui avait donné son nom, là où se tient le fortin construit par le sultan mamelouk Qait-Bey en 1477. Des représentations anciennes, des spéculations savantes, une réplique réduite au tiers reconnue dans le mausolée de Taposiris Magna (Abousir) en Égypte permettaient de s’en faire une idée approximative. Il était néanmoins tentant d’en rechercher les vestiges sans doute tombés dans le port. L’opération avait aussi d’autres objectifs, dont celui de retrouver des fragments des palais royaux qui se dressaient eux aussi en bordure du port, mais plus à l’est. La tâche était compliquée par les déplacements de la ligne de rivage, le comblement de certains bassins, la disparition des repères antiques.

Deux équipes concurrentes, soutenues par des mécènes privés, ne tardèrent pas à s’affronter dans l’entreprise. D’un côté, l’aventurier Franck Goddio, auréolé du succès de la fouille de plusieurs galions espagnols au large des Philippines, avec ses plongeurs expérimentés, s’est vu confier par les autorités égyptiennes la partie orientale du port antique, celle où l’on situe à la fois le cap Lochias (où se dressaient les palais) et deux bassins fermés. L’abondance des débris architecturaux retrouvés, ainsi que des statues, montre que les abords immédiats de la mer étaient occupés par des constructions de belle apparence et richement décorées. Ce qui confirme la localisation des palais dans ce secteur. Pendant que Franck Goddio s’affairait à l’est, l’équipe de Jean-Yves Empereur, qui avait pour elle la compétence archéologique et historique, plongeait à l’ouest à la recherche du phare (que Franck Goddio cherchait aussi dans son secteur). Environ deux mille blocs taillés ont ainsi été repérés au fond du port, et l’on a pris la peine de remonter au sec divers fragments sculptés dont un Ptolémée en pharaon monumental, assez bien conservé. Signe de l’intérêt suscité par la campagne, commencée en octobre 1995 : le film que l’équipe française a tiré de ses travaux a été vu par près de vingt millions de personnes à travers le monde.

Mais, outre l’aspect spectaculaire de ces fouilles sous-marines dans les eaux sales du port, auxquelles il faut maintenant ajouter le repérage de plusieurs épaves antiques à environ cinq cents mètres au large, le bilan scientifique est de premier intérêt. Des générations d’historiens n’ont cessé de répéter, à la suite des Anciens eux-mêmes, qu’Alexandrie n’était pas l’Égypte, mais près de l’Égypte, ce que son statut et son peuplement grecs soulignaient.

Deux siècles après l’expédition de Bonaparte

Or voilà que les monuments repêchés ne sont pas des exemplaires de la statuaire grecque d’époque hellénistique mais des sphinx, des obélisques, des rois et des reines représentés comme des pharaons. Ainsi, Alexandrie la Grecque se parait aussi du visage d’Alexandrie l’Égyptienne, non seulement dans les monuments privés que sont les tombes où le dieu Anubis préside souvent à la pesée des âmes grecques ou romaines, mais aussi dans le décor officiel des rues, des places, des temples et des palais.

Le plan de la ville lui-même se modifie et se précise désormais, pour la première fois de façon sensible depuis la fin du XIXe siècle. En dehors de la configuration du port signalée plus haut, voici que le tracé de l’Heptastade, cette digue de sept stades (environ mille quatre cents mètres) qui reliait l’île de Pharos au continent et qui séparait le grand port à l’est du port d’Eunoste à l’ouest, est retrouvé. Or son orientation n’est pas indifférente au tracé du réseau urbain, contrairement à ce que l’on croyait, puisqu’elle se trouve au prolongement exact de la 9e rue et forme un angle droit avec la voie Canopique qui traverse la ville d’est en ouest.

 

Deux siècles après l’expédition de Bonaparte, la tâche à accomplir reste immense, non seulement à Alexandrie même, où la densité de construction ne peut laisser aucun espoir de mener une fouille de très grande ampleur, mais à travers toute l’Égypte. Il y a là de quoi nourrir pour deux siècles encore les égyptomaniaques présents et à venir. Il faut surtout souhaiter que cet engouement populaire profite à la recherche scientifique : institutions publiques mais surtout mécènes privés hésitent moins désormais à financer des recherches dont les retombées médiatiques leur valent quelque publicité. L’archéologie française fait ainsi en Égypte ses premiers pas dans la collaboration avec les grandes entreprises, du moins à cette échelle. Espérons simplement que l’argent des mécènes privés n’ira pas qu’à la glorieuse Égypte…


1. L’Histoire, no 220, avril 1998, p. 102-105.

2. [Elle n’eut lieu que le 16 octobre 2002.]

3. [Jean-Yves Empereur a montré que Sostrate n’est que le dédicant de la statue qui surmonte le phare, mais que l’architecte responsable de la conception du phare est probablement le mathématicien Euclide, qui vivait alors à Alexandrie, ou l’un de ses élèves. La dédicace de Sostrate, rapportée par le géographe Strabon, s’adresserait à Ptolémée Ier Sôter (Sauveur), honoré comme « dieu sauveur ».]