Mars 1907 : deux respectables professeurs de l’École biblique de Jérusalem montent dans le tout nouveau chemin de fer qui relie Damas à Médine. C’est le début d’un voyage pittoresque. Et d’une extraordinaire aventure scientifique, dont les résultats sont aujourd’hui réédités.
1901 : la Sublime Porte entreprend de construire une ligne de chemin de fer de Damas à La Mecque. L’objectif est double : faciliter le voyage des pèlerins, dont la caravane met deux mois à gagner la Ville sainte ; améliorer les liaisons avec les garnisons turques qui protègent le Hedjaz (au Nord-Ouest de l’actuelle Arabie Saoudite). Il y a plus de deux mille kilomètres de voies à construire, rapidement mises en chantier. Les travaux avancent vite : en 1907, la voie est terminée jusqu’au sud de Tabuk, dans le Hedjaz ; en 1909, elle atteint Médine – elle n’ira jamais plus loin.
Les pèlerins se félicitèrent sans doute de cette innovation, les Turcs en profitèrent quelques années, mais, surtout, la voie ferrée enfanta un rejeton inattendu : la monumentale Mission archéologique en Arabie des pères Antonin Jaussen et Raphaël Savignac que l’Institut français du Caire vient de rééditer2.
L’intérêt archéologique du Nord-Ouest de la péninsule Arabique avait depuis peu été révélé. Charles Doughty (1876-1877) puis Charles Huber (1881-1882) avaient décrit un site, Mada’in Salih, qui abritait des tombes semblables à celles de Pétra, la capitale du royaume de Nabatène (dans l’actuelle Jordanie), et où ils avaient relevé des textes nabatéens. Tout près, l’oasis d’al-’Ula semblait aussi renfermer des vestiges. En 1879, on avait trouvé à Tayma’ une stèle araméenne d’un grand intérêt, sans parler des centaines de graffiti en divers dialectes recopiés le long des voies caravanières. Mais aucun travail scientifique approfondi n’était possible en raison de l’insécurité : Huber lui-même avait été assassiné en 1884.
Les pères de l’École biblique de Jérusalem comprirent aussitôt le parti que l’on pouvait tirer de cette voie nouvelle vers le Hedjaz. La rapidité du voyage et une meilleure sécurité rendaient possible l’exploration de cette région restée largement mystérieuse. En 1904 et 1905, une expédition allemande, conduite par Rudolf Brünnow, venait de publier les résultats de ses travaux à Pétra, fournissant un répertoire très copieux des tombeaux rupestres, proposant une typologie et des éléments de datation en fonction du décor et des formes architecturales, avec un corpus étendu de textes nabatéens et grecs. Comme, d’après les descriptions, les vestiges de Mada’in Salih appartenaient manifestement à la même civilisation, il était tentant d’aller vérifier sur place les hypothèses émises à partir des tombeaux de Pétra.
Le 17 mars 1907, Antonin Jaussen et Raphaël Savignac, professeurs à l’École biblique, quittent Jérusalem pour aller prendre le train un peu au sud d’Amman. Ils grimpent le 23 mars sur une plate-forme découverte qui descend vers le Sud. Bien qu’il y fasse un froid intense, les deux voyageurs apprécient la rapidité du voyage : le 25, ils sont à Tabuk, terminus provisoire de la ligne, où ils doivent louer des chevaux et des guides.
Mais, sur une longue distance encore, ils suivent la voie en cours de construction, dont ils donnent une description colorée : ingénieurs allemands, maîtres d’œuvre italiens, officiers turcs, soldats de tout l’empire, ouvriers syriens et palestiniens, camelots libanais et Grecs de Damas s’activent sous l’œil amusé ou furibard des bédouins.
Le chantier a attiré les marchands, qui tentent de vendre aux ouvriers, aux soldats et aux bédouins une camelote variée, notamment de l’alcool : on boit force arak et vin, à en juger par les bouteilles qui jonchent le ballast ! Lors des voyages suivants, en 1909 et 1910, la ligne est terminée et le voyage s’accélère : trois jours pour aller d’Amman à Mada’in Salih !
Cependant, les conditions de travail sur place ne sont guère faciles. Le cheikh d’al-’Ula est soupçonneux : ce n’est qu’au troisième voyage que les savants obtiennent d’entrer dans le village et peuvent, pendant trois jours, recopier les fragments épars dans les jardins, au milieu d’une hostilité croissante. De même, leurs efforts pour s’écarter de la voie du chemin de fer se révèlent souvent infructueux. Ils parviennent bien à se faire conduire jusqu’à Tayma’, mais l’émir du lieu les prend pour des agents turcs et leur refuse l’entrée : il ne les autorise qu’à s’approvisionner en dattes, la seule nourriture disponible – les indigènes les dégustent roulées dans de la farine de sauterelles séchées !
L’essentiel du travail des savants se concentra donc sur Mada’in Salih et le site voisin de Khereibeh. Ils en furent déçus, et, pourtant, quel bilan ! Il suffit de parcourir leurs volumes pour mesurer l’ampleur et la qualité du travail. On ne peut détailler ici l’apport scientifique de l’expédition3. On peut indiquer toutefois les acquis les plus importants.
En premier lieu, ils constituèrent un album photographique de grande qualité, permettant de se faire une idée exacte du site de Mada’in Salih et de l’architecture funéraire de la ville, identifiée à l’antique Hégra. Il était désormais possible d’établir des comparaisons précises avec les monuments de Pétra.
De plus, comme les tombes de Mada’in Salih étaient souvent datées par une inscription (la plus récente en 75 apr. J.-C.), on pouvait conclure que la variété des types architecturaux dépendait du niveau de fortune des commanditaires plus que de la chronologie. Sur le site voisin de Khereibeh, ensablé et pillé par les ingénieurs et les soldats, les savants assistèrent à la découverte de deux grandes statues d’hommes (plus de deux mètres) de style égyptisant, drapées dans un pagne serré, datées de façon vague entre le Ve et le IIe siècle av. J.-C. et sans doute en rapport avec un grand sanctuaire à ciel ouvert.
Pour les graffiti relevés le long des routes, on dénombre près de quatre cents textes nabatéens, plus de sept cent cinquante thamoudéens4, plus de deux cents minéens, près de trois cents lihyanites, mais aussi huit inscriptions en hébreu et vingt en grec ! Ce sont quelquefois, en particulier dans le cas des inscriptions minéennes, des invocations aux dieux, implorant leur aide et leur protection. Mais, le plus souvent, il s’agit simplement de noms d’individus qui signalent leur passage : c’est le cas d’inscriptions nabatéennes ou thamoudéennes.
Par ailleurs, Jaussen et Savignac mirent en évidence combien la plaine de Mada’in Salih se situait au carrefour de deux mondes : Hégra marque la limite sud du royaume nabatéen alors que Khereibeh et al-’Ula (qu’une inscription permit d’identifier à la Dedan biblique) se trouvent à la limite nord de l’influence des royaumes sud-arabiques.
Les inscriptions en alphabet sud-arabique, absentes à Mada’in Salih, témoignent de la présence de marchands venus d’Arabie du Sud, ainsi que de représentants des rois sud-arabes de Ma’in, la tribu qui avait le quasi-monopole du commerce des parfums et aromates d’Arabie. Cette situation se prolongea à l’époque romaine, puisque le poste militaire romain dont Jaussen et Savignac relevèrent les graffiti grecs et latins se situait lui aussi juste au sud de Hégra.
Depuis 1910, bien peu de savants ont pu visiter l’oasis. L’unification du royaume d’Arabie Saoudite en 1925 a pratiquement fermé le pays aux archéologues étrangers jusque dans les années 1960. Depuis cette date, malgré la reprise très récente d’un travail archéologique, le « Jaussen et Savignac » reste un monument non remplacé et indispensable.
Post-scriptum. Une mission française dirigée aujourd’hui par Laïla Nehmé travaille à Hégra depuis 2002, et y a accompli un travail considérable, dont il est rendu compte régulièrement dans les revues savantes. Non seulement elle a mis en évidence l’existence d’une agglomération dans la plaine sableuse qui s’étend au pied des différents massifs rocheux où sont creusés les tombeaux rupestres, mais elle a aussi publié récemment deux magnifiques volumes (dirigés par L. Nehmé) sur Les Tombeaux nabatéens de Hégra, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2015. Notons par ailleurs que le nombre des inscriptions grecques s’est accru de quelques graffitis en cours de déchiffrement, et surtout d’une importante inscription latine laissant entrevoir l’organisation civique de l’agglomération, avec un primus civitatis, un « premier de la cité ».
1. L’Histoire, no 228, janvier 1999, p. 28-29.
2. Trois tomes en quatre volumes plus un atlas, publiés sous le titre de Mission archéologique en Arabie, parurent d’abord chez Ernest-Leroux (pour le premier) et à la Librairie orientaliste Paul Geuthner (les autres) entre 1909 et 1922. Le premier volume, épuisé, a fait l’objet d’une réimpression chez Roth-Hulz Reprise (Lausanne, 1982). L’ensemble a été reproduit par l’Institut français d’archéologie du Caire (1997).
3. Un dossier lui a été consacré dans la revue de la Maison de l’Orient (Lyon) : Topoi, 6, 1996, p. 531-607.
4. [Cette appellation traditionnelle est aujourd’hui discutée, mais il suffit ici de retenir que le nom des dialectes n’implique en rien que ceux-ci soient à l’usage exclusif de groupes ethniques homonymes.]