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Les civilisations sont-elles mortelles ?1


Au milieu du XVe siècle av. J.-C., la civilisation minoenne, dont le splendide palais de Cnossos porte témoignage, semble s’évanouir brutalement. Pourtant, les nouveaux maîtres de la Crète, les Mycéniens, lui empruntent bien des traits culturels : écriture, organisation politique, artisanat.

 

Minoens, Mycéniens, Étrusques, Phéniciens, Ibères… Autant de noms qui évoquent des civilisations disparues des rives de la Méditerranée. On pourrait en ajouter bien d’autres : Libyques, Ligures, Illyriens… Leurs noms frappent moins l’imagination, mais leur rôle dans l’élaboration d’une civilisation méditerranéenne ne fut pas négligeable pour autant. À vrai dire, l’historien aurait bien envie d’ajouter à cette liste les noms des Égyptiens, des Hébreux, des Grecs, des Romains, qui n’ont pas moins disparu que les premiers nommés.

Pourquoi distinguer entre les uns et les autres ? Y aurait-il des civilisations qui meurent et d’autres pas ? Et, d’ailleurs, comment les civilisations meurent-elles ? N’est-ce pas l’occasion de s’interroger sur le destin des peuples et des civilisations ?

Grecs et Romains nous paraissent proches, familiers en quelque sorte, car toute notre éducation nous a appris à les considérer comme nos ancêtres. Si « biologiquement » nous nous réclamons de « nos ancêtres, les Gaulois » au prix d’un raccourci historiquement indéfendable – mais c’est une autre histoire –, culturellement, c’est bien du côté de Rome pour la langue, par exemple, de la Grèce pour la philosophie et la culture, de la Judée pour les croyances que nous devons nous tourner.

De la sorte, nous entretenons l’illusion que les anciens Grecs, Romains ou Juifs se survivent à travers nous, et que les civilisations qu’ils ont créées n’ont pas disparu. On ne peut récuser la part de vérité que recèle cette attitude, mais elle ne doit pas nous masquer combien nous sommes éloignés de ces ancêtres. Notre propre civilisation diffère des leurs sur des points essentiels, que ce soit en matière d’institutions politiques, de droits des individus, de croyances, de comportements collectifs et individuels, d’expression artistique, de moyens techniques et scientifiques, etc. Ne sommes-nous pas, tout compte fait, plus éloignés de nos ancêtres grecs ou romains que des Japonais, des Chinois ou des Zoulous d’aujourd’hui ?

Peu importe, en définitive. Mais ce détour était nécessaire pour poser la question de la disparition des civilisations. Car les civilisations grecque et romaine ont bel et bien disparu : il en subsiste un héritage, recueilli par les peuples germaniques en Europe à partir du IVe siècle, arabes au Proche-Orient et en Afrique du Nord à compter du VIIe siècle, et accommodé à la manière de chacun.

Or ce que nous pouvons observer pour les Grecs ou les Romains, n’est-ce pas ce qui s’est produit en d’autres temps pour d’autres cultures ? Les Minoens, dont la splendeur se situe entre le début du IIIe et le milieu du IIe millénaire avant notre ère, n’ont-ils pas survécu par ce qu’ils ont transmis aux Mycéniens, qui leur succèdent ? Les Phéniciens par ce qu’ils ont légué aux Grecs ? Et les Égyptiens par ce qu’ont recueilli les Grecs, les Romains, les Arabes ? S’interroger sur les civilisations disparues, c’est d’abord s’interroger sur la transmission des cultures.

Car, en réalité, il en est des civilisations comme des peuples qui les conçoivent, elles ne disparaissent jamais, mais se fondent dans d’autres, les enrichissent et les modifient jusqu’à devenir méconnaissables et difficilement perceptibles. C’est à la recherche de ces « influences » que se consacrent les historiens des civilisations, avec toutes les difficultés de ce type d’enquête : comment mesurer l’influence d’une civilisation mal connue sur une autre parfois à peine mieux connue ?

Les Minoens, l’un des peuples « disparus » de la Méditerranée, fournissent un bel exemple de civilisation riche, relativement bien documentée grâce aux nombreuses découvertes faites en Crète. Leur histoire, pourtant, reste pleine d’incertitudes. D’abord, le nom même de « Minoens » n’appartient pas à l’Antiquité, qui ne connaît que les « Crétois » pour désigner tous les habitants de l’île, quelle que soit l’époque. C’est le grand archéologue britannique Arthur Evans, découvreur de Cnossos en 1900, qui inventa le terme : puisque Heinrich Schliemann avait découvert le palais d’Agamemnon à Mycènes et le site de la légendaire Troie2, pourquoi ne découvrirait-il pas, lui, celui du célèbre Minos, le fondateur mythique de la puissance crétoise, modèle du roi juste et sage ?

Le nom est resté, faute de meilleure appellation, et convient assez bien pour distinguer cette civilisation de celle des Mycéniens, venue du continent, qui lui succède dans l’île à partir de 1450 av. J.-C. Les « Minoens » apparaissent vers la fin du IVe ou le début du IIIe millénaire avant notre ère. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? On ne sait, mais il n’est pas nécessaire d’imaginer une migration, encore moins une invasion. Ce sont peut-être simplement les descendants des hommes du Néolithique qui ont évolué au contact des peuples voisins de Méditerranée orientale. Les objets que fabriquent ces derniers présentent des ressemblances évidentes avec ceux retrouvés plus tard dans les palais minoens. Mais rien ne permet de fixer une chronologie, d’écrire une histoire : ni listes royales ni légendes, aucun objet non plus du Proche-Orient ni d’Égypte qui permette un rapprochement avec une chronologie déjà établie.

Soudain, presque brutalement, autour de l’an 2000 av. J.-C., s’organise une civilisation « palatiale », centrée autour de plusieurs palais. Ces palais ne sont pas seulement des centres de décision et de contrôle politiques, ils sont aussi des lieux de stockage de marchandises. Le prouvent à la fois les magasins où s’alignent les immenses vases à demi enterrés, les pithoi, et les premières tablettes inscrites en hiéroglyphique crétois et en linéaire A. On devine alors une société fortement différenciée, caractérisée par la domination d’un chef capable de mobiliser à son profit la force de travail d’une partie de la population et les richesses importées.

Ces premiers palais crétois témoignent aussi d’un relatif morcellement politique. On les trouve à La Canée, Cnossos, Mallia, Zakros, Phaistos, et aucun ne semble l’emporter sur les autres. La civilisation minoenne rayonne alors sur le sud des Cyclades et du Péloponnèse, comme le montrent les trouvailles archéologiques, et peut-être au-delà puisque des textes minoens ont été retrouvés à Samothrace et à Milet, et que la légende de Thésée place Athènes en position de subordination face à la Crète.

Cette période des premiers palais prend fin assez brusquement autour de 1700 av. J.-C. On ignore comment : luttes entre cités, conflits sociaux, catastrophes naturelles ? On a parfois attribué cet effondrement à l’explosion du volcan de Santorin, mais les derniers travaux sur la chronologie des éruptions tendent à dater l’éruption de 1628 av. J.-C. Ce qui est manifestement trop tard pour expliquer la ruine des premiers palais.

Aux destructions de 1700 av. J.-C. succède une reconstruction rapide, plus brillante que la phase précédente. C’est l’époque des plus belles peintures, celles de Cnossos notamment, mais aussi celles d’Akrotiri à Santorin, dont le site, enfoui sous les cendres de l’explosion volcanique, a livré les vestiges d’une ville-palais en parfait état. Cnossos, alors, a pris de l’importance, et les autres palais lui paraissent subordonnés. Unification politique qui doit reposer sur la domination économique du souverain local, qui portait peut-être le titre de « minos » et dont le nom finit par symboliser la richesse de la Crète, mais aussi le caractère tout-puissant du souverain.

Le palais, immense, abrite son habitation, les magasins, les logements d’une foule de serviteurs, de scribes, d’esclaves peut-être, de gens de cour enfin. Richement décoré de fresques, ouvert sur l’extérieur sans aucun rempart, il s’orne des images des dieux et des symboles du pouvoir, la toute-puissante déesse-mère, les images de taureaux. En relation constante avec l’Égypte, ces Crétois sont dits Keftiou dans les textes égyptiens ; les Minoens commercent dans toute la Méditerranée orientale ; un Crétois est ainsi mentionné au XVe siècle av. J.-C. à Ougarit, sur la côte syrienne, où il est venu acheter du cuivre. C’est que la Crète est pratiquement dépourvue de richesses métalliques. Or on a retrouvé des quantités de lingots stockés dans les palais. Il faut aussi se fournir en produits précieux, comme l’ivoire, en échange de vases de luxe.

L’éclat de la civilisation minoenne est tel qu’elle influence les arts des Cyclades comme celui du Péloponnèse mycénien, où elle exporte ses produits et crée même des colonies (île d’Amorgos, Péloponnèse méridional). Sa puissance navale impressionne durablement puisque les Grecs de l’âge classique parlaient encore de l’époque de la thalassocratie crétoise !

Mais, vers 1450 av. J.-C., ces seconds palais crétois subissent une nouvelle destruction. Seuls subsistent Cnossos, et, dans une moindre mesure, La Canée. Là se poursuit une administration de type palatial, avec des archives, des magasins, des pièces d’apparat, tout ce qui faisait l’éclat des seconds palais minoens. Mais les maîtres ont changé : les tablettes sont désormais rédigées dans une autre écriture, le linéaire B. La civilisation minoenne a-t-elle disparu pour autant ?

Le cas minoen est exemplaire : malgré la pauvreté relative de nos sources, il montre comment s’opère la transition culturelle entre deux civilisations dans un espace donné. Lorsque le palais de Cnossos change de maître vers 1450 av. J.-C., on ignore dans quelles conditions. Sans doute des Mycéniens venus du continent ont-ils envahi l’île. Des luttes internes ont pu affaiblir la capacité de résistance des Crétois, ainsi que diverses catastrophes naturelles, éruptions volcaniques et raz-de-marée.

Une seule chose est sûre : le linéaire A disparaît, pour être remplacé par le linéaire B. Fin des Minoens ? Certainement pas, car les spécialistes ont montré que le linéaire B dérive du linéaire A. Les Minoens sont donc au moins indirectement présents dans la nouvelle civilisation grecque qui s’élabore, et depuis longtemps puisque le linéaire B a été créé bien avant l’invasion mycénienne de la Crète, comme en témoignent les tablettes inscrites retrouvées sur le continent. Certes, la Crète n’est plus au centre du nouveau monde : les plus riches royaumes se situent dans le Péloponnèse, à Mycènes, à Tirynthe, à Pylos notamment. Mais son héritage n’a pas disparu.

Ce qui change le plus sûrement, c’est l’organisation palatiale, avec ce que cela suppose de pouvoir politique et de domination économique. On a dit que Cnossos se maintenait au-delà des années 1450 av. J.-C., mais pas pour très longtemps : le palais est détruit vers 1380-1350 av. J.-C., et il n’est pas reconstruit. Le modeste palais de La Canée survit un peu plus longtemps, puis disparaît à son tour. Les villes et les villages les supplantent comme centres économiques. L’architecture est plus modeste, le commerce de luxe se tarit. Mais ce n’est pas toute la civilisation « minoenne » qui disparaît.

L’héritage minoen est déjà passé dans le monde mycénien. C’est sans doute à l’imitation des Crétois que les Grecs du Péloponnèse ont créé leur propre organisation palatiale. Certes, sur le plan architectural, le palais mycénien ne ressemble pas au palais minoen, ne serait-ce que parce qu’il est établi au cœur d’un ensemble puissamment fortifié. Mais, dans les palais du Péloponnèse, l’essentiel de la tradition artistique en matière de céramique comme des arts du métal (orfèvrerie, damasquinerie) vient de la Crète minoenne.

Surtout, les Mycéniens ont emprunté aux Minoens leur organisation politico-sociale, avec un rigoureux contrôle des richesses exigeant une comptabilité minutieuse de la part d’une armée de scribes. En Crète même, quelles que soient les causes profondes du changement politique survenu à Cnossos, il va de soi que ni les paysans crétois ni les artisans n’ont fui ni n’ont été remplacés par des gens venus du continent. Vers le VIIIe siècle av. J.-C., l’Odyssée d’Homère souligne le caractère composite de la population crétoise : « Côte à côte, on y voit Achéens, Kydoniens, vaillants Étéocrétois, Doriens tripartites et Pélasges divins » (XIX, 176-178). Si les Achéens et les Doriens sont grecs, on le sait, que recouvrent réellement les autres termes ? Les Pélasges passaient pour les premiers occupants de la Grèce ; les Kydoniens renvoient à Kydonia, l’ancien nom de La Canée, qui est là, mise curieusement en évidence. Quant aux Étéocrétois, leur nom même signifie « anciens Crétois ».

Que la mémoire de la juxtaposition des populations survive jusqu’au VIIIe siècle av. J.-C. montre sans doute la lenteur des fusions culturelles. Dans ces conditions, la langue que cache le linéaire A a dû continuer d’être parlée pendant plusieurs siècles. De même, l’art et l’artisanat sont sans doute demeurés longtemps identiques à ce qu’ils étaient du temps des Minoens. Ce dont témoignent en effet les fouilles des palais mycéniens de Crète. Quant aux dieux, il est clair qu’un certain nombre de divinités « grecques » honorées en Crète ne sont rien d’autre que la forme hellénisée d’anciennes divinités « minoennes », déesses-mères ou dieux des grottes et des sommets.

En réalité, les spécialistes estiment que ce n’est pas avant les années 1200 av. J.-C., c’est-à-dire au moment de la chute des royaumes mycéniens en Grèce propre, que les traces matérielles de la civilisation minoenne disparaissent de la Crète mycénienne.

On ne peut donc confondre la fin d’un système politique ou socio-économique avec la mort d’une civilisation. Les traits essentiels, ceux qui sont liés aux comportements les plus intimes – le rapport aux dieux, à la mort, aux règles collectives érigées ou non en un droit codifié –, subsistent, se transmettent, se transforment.

Les Grecs, qui raillaient volontiers les Crétois – ils les accusaient d’être des naufrageurs et des pirates, et leur reprochaient de ne pas avoir pris part aux guerres médiques3 –, n’hésitaient pas à les considérer comme des maîtres en matière de législation et de justice : le mythique Lycurgue de Sparte comme Solon d’Athènes (VIe siècle av. J.-C.) y auraient puisé les lois de leurs cités. Et, de fait, la plus ancienne législation grecque connue, le Code de Gortyne, au Ve siècle av. J.-C., vient de Crète. Lointain héritage des Minoens ? Comment le savoir ?

On voit, par l’exemple crétois, combien il faut relativiser la notion de civilisation « disparue ». Certes, des langues se perdent mais combien de mots de l’ancienne langue des Minoens retrouvera-t-on en grec si un jour on parvient à déchiffrer le linéaire A et le hiéroglyphique crétois ? Des dieux mêmes sont abandonnés, des techniques se transforment, des peuples se mélangent.

Plus les peuples sont éloignés de nous dans le temps, plus il nous est difficile d’apprécier ce qu’ils ont transmis aux civilisations ultérieures. L’analyse se complique encore quand il s’agit de peuples sans écriture. La description faite pour les Crétois pré-mycéniens pourrait s’appliquer en bien des lieux autour de la Méditerranée : comment se sont fondus dans les cultures nouvelles les apports ou les croyances des Ligures, des Ibères, des Lyciens, des Ciliciens, et de tant d’autres ? Pour les deux derniers, bien documentés grâce à d’abondantes trouvailles archéologiques et épigraphiques, on voit bien que, même hellénisés, ils conservent jusque dans les premiers siècles de l’Empire romain des traits caractéristiques onomastique, dieux, rites qui remontent à des temps plus lointains.

Aucune civilisation ne s’est jamais effondrée. Tout au plus, une civilisation s’efface progressivement parce que ses porteurs se laissent séduire par des pratiques, des usages nouveaux, des techniques plus efficaces. L’abandon de la langue marque sans doute une étape fondamentale dans ce processus, mais lui non plus n’est jamais brusque. Seul le recul du temps donne l’impression d’une mort rapide.

En fait, chaque civilisation contribue à en métisser d’autres pour les siècles à venir : ce sont peut-être ces échanges permanents, ce métissage en douceur qui fondent l’originalité de la civilisation méditerranéenne par-delà les inévitables différences des civilisations qui l’ont composée.

Mais faut-il parler d’une civilisation méditerranéenne ? Une mer fermée facilite les échanges, et ce n’est sans doute pas par hasard que tant de cultures diverses ont éclos sur ses rives. La faiblesse des distances, la relative facilité des communications, une certaine harmonie des paysages et des climats, qui font qu’un Méditerranéen n’est jamais complètement dépaysé où qu’il se trouve, contribuent à donner aux civilisations méditerranéennes une couleur, un rythme communs.

Sans doute l’unification gréco-romaine a-t-elle fortement contribué à renforcer les facteurs d’unité, mais les peuples ont communiqué et échangé bien avant que le contrôle politique de Rome ne les invite à vivre dans un même empire.


1. L’Histoire, no 265, mai 2002, p. 34-39.

2. Cf. Paul Faure, « Heinrich Schliemann, archéologue et aventurier » et Hervé Duchêne, « Les découvertes de Schliemann », L’Histoire, no 174.

3. Les guerres médiques opposèrent les Grecs aux Perses dans la première moitié du Ve siècle av. J.-C.