Collaborer de façon assidue à une revue comme L’Histoire, et appartenir depuis janvier 1996 à son comité scientifique, créent d’heureuses obligations dont ce second volume1 voudrait être le reflet. Déjà, dans le champ de l’histoire politique, institutionnelle et militaire, combien de fois m’a-t-il fallu sortir du cadre chronologique et géographique qui m’était le plus familier ! Dans le domaine des mœurs, de la culture, des relations sociales, plus grande encore est la variété qui s’offre au chercheur et il faudrait être bien présomptueux pour croire qu’un individu parvient à maîtriser des champs aussi différents. Mais ma proximité avec la revue me fournit l’occasion irremplaçable de lire beaucoup, et dans tous les domaines, pour rendre compte de ce qui se publiait sur l’Antiquité et dont il me semblait utile d’informer les lecteurs. Heureusement, je n’ai pas été seul à remplir cette fonction depuis 20 ans, mais j’y ai beaucoup contribué – les recensions ne sont pas signées, choix éditorial que j’approuve, même s’il me gêne quand je dois faire un compte-rendu très critique – et j’ai donc beaucoup appris, dans des secteurs variés. Les textes rassemblés dans ce second volume paraîtront à certains comme la preuve de ma dispersion, et à d’autres comme une manifestation de mon refus de me laisser enfermer dans une spécialité trop étroite. Les uns et les autres auront sans doute raison, et les deux attitudes possèdent avantages et inconvénients, je le mesure mieux que quiconque. Mais il est trop tard pour changer, et, à mon âge, on ne peut plus qu’assumer.
La dispersion ne fait aucun doute, mais à y regarder de près, quelques grands axes se dessinent, et j’ai essayé de les mettre en relief en classant ces articles d’époques très différentes, de 1985 à 2013. Le corps m’a semblé constituer un premier axe, corps de l’homme que l’on montre, corps du sportif emblème de sa cité, corps du jeune homme dont on jouit. Mais aussi corps de la femme, que l’on cache ou que l’on nie, sauf quand on le condamne au seul plaisir de l’homme. J’y ai rattaché un bref article d’actualité sur le hammam, manière de montrer la continuité dans le temps long, voire très long.
Dans le champ de la culture et des savoirs, le monde après Alexandre reste mon domaine de prédilection, de la chevauchée du Macédonien jusqu’à la conquête musulmane. Une deuxième section regroupe donc plusieurs articles sur la diffusion de la culture grecque au Proche-Orient. Certains articles se recoupent, inévitablement, répondant à des demandes un peu différentes et à des périodes parfois éloignées. Si je les ai conservés néanmoins, c’est qu’ils m’ont semblé se compléter plus qu’ils ne se répètent. Appartient à ce second axe tout ce qui relève des arts, de la littérature, des savoirs, mais aussi de l’imaginaire.
Refuser de se laisser enfermer dans une spécialité oblige aussi à des écarts surprenants. Que nul n’en doute, je ne suis pas – et ne serai jamais – un spécialiste du christianisme antique, pas davantage que du judaïsme. Mais comme historien du Proche-Orient hellénisé, j’ai rencontré en de multiples circonstances Juifs et chrétiens. Il me fallait donc bien en savoir plus long sur la manière dont les chrétiens s’insèrent dans le tableau d’ensemble, comprendre leurs attitudes envers la culture qui est la leur même lorsqu’ils la contestent, mesurer leur rôle dans la transition lente qui s’élabore dès la mort de Jésus et aboutit au triomphe du christianisme jusqu’à la tête de l’Empire. De Jésus à Hypatie, on me questionnait souvent, et il me fallut répondre. Beaucoup de ces articles furent des réponses à des questions précises de la rédaction de la revue, ou suscitées par la parution de livres majeurs. Je crois qu’ils conservent largement leur actualité. J’y ai joint un article suscité par un livre récent sur l’Arabie à la veille de l’islam ; il aurait pu aussi bien trouver sa place dans le premier volume puisqu’il y est beaucoup question de géopolitique, mais la religion y a aussi sa place et il n’est pas incongru de le joindre à cet ensemble.
L’actualité m’a souvent donné l’occasion de faire découvrir au lecteur les conditions de la recherche archéologique ou historique. J’en ai conservé ici trois exemples qui me tiennent à cœur. Le premier (Égyptomania) parce qu’il semble un invariant de la culture française au moins depuis le retour d’Égypte de Bonaparte, les deux autres parce qu’ils évoquent pour moi l’un mes débuts dans la recherche de terrain (Afghanistan), l’autre presque un demi-siècle de pérégrinations entre Damas et la mer Rouge. Le lecteur me pardonnera ce choix subjectif, mais je crois qu’il peut aussi y trouver matière à s’instruire. Plus surprenant sans doute pour le lecteur sont les deux textes qui les précèdent, mais je ne crois pas que l’historien, quelle que soit sa période de référence, puisse ignorer les avancées majeures que produisent d’autres chercheurs dans un espace voisin. Le soudain recul dans le temps des premiers signes qui pourraient s’apparenter à de l’écrit ne peut laisser personne indifférent. Et la définition d’une « mémoire culturelle » par le grand égyptologue Jan Assmann fournit à tous un instrument conceptuel de première force.
Pour conclure, un texte que la rédaction de la revue m’avait demandé dans un dossier sur « Les civilisations disparues de la Méditerranée » m’a semblé s’imposer. Car qui ne s’interroge aujourd’hui – et parfois se désespère – sur l’avenir de notre culture, de notre mode de vie, en bref de tout ce qui fait notre « civilisation » ? Et les batteurs d’estrade, d’autant plus péremptoires qu’ils sont plus ignorants, font recette en affolant leurs auditeurs, en traçant des perspectives d’apocalypse, en brossant des tableaux terrifiants sur le « choc des civilisations » (sans doute l’une des idées les plus sottes jamais émises depuis longtemps) et la mort de notre culture. Comme si depuis le début de l’humanité, les cultures n’avaient cessé de s’influencer les unes les autres, de s’interpénétrer, de se féconder les unes les autres. Nous nous en effrayons parce que nous avons ces mutations sous les yeux et que l’avenir nous fait toujours un peu peur, mais au fond, le changement, l’innovation ne sont-ils pas la substance même de l’histoire ?
1. Cf. dans la même collection, Empires et cités dans la Méditerranée antique, Paris, Tallandier, « Texto », 2017, 352 pages.