PYTHAGORICIENNES [Grèce VIe-Ve siècle av. J.-C.]
La famille de Pythagore
Pythagore, qui s’est vu attribuer une origine divine et des affinités particulières avec Apollon, aurait eu une descendance illustre – six des pythagoriciennes du catalogue dressé par Jamblique. La tradition antique s’accorde à faire de Théanô (VIe siècle av. J.-C.) une ancienne disciple que le maître aima jusqu’à en faire son épouse et son successeur à la direction de l’école pythagoricienne. Elle est, d’après Porphyre, la plus célèbre et, selon le témoignage de Dydime, « la première femme qui se soit livrée à l’étude de la philosophie et qui ait écrit des poèmes ». Seul Stobée a conservé un passage de son livre Sur la piété, où elle combat ceux qui ont poussé trop loin la théorie pythagoricienne du nombre comme principe duquel tout naît et lui redonne sa place de principe immuable d’ordonnance du tout dans lequel réside l’ordre essentiel, et conformément auquel tout est formé et s’ordonne en y participant. Les préceptes qu’on lui attribue rappellent à bien des égards des enseignements pythagoriciens concernant la condition féminine. Les vertus de la femme sont la chasteté dans le mariage, la fidélité à son époux, la réserve et la retenue en public. Ses devoirs en découlent, ceux de parfaite épouse et de bonne mère censée former ses enfants à la modération et préserver l’harmonie et l’ordre au sein de la famille. La Lettre à Eubule qu’on lui attribue en témoigne et montre l’intérêt des pythagoriciens pour la paideía (l’éducation des enfants). La tradition attribue à Pythagore et à Théanô plusieurs filles, parmi lesquelles Arignôtè de Samos (vers 500 av. J.-C.). L’un des « discours sacrés » de Porphyre, qui lui est attribué, prône l’harmonie du cosmos, en accord avec la hiérarchie des entités qui peuplent le monde, entièrement déterminé par les rapports mathématiques proportionnels qui lient les choses entre elles et règlent l’ordre universel. Ainsi, le nombre, d’essence divine et éternelle, est la cause providentielle de tout. Après avoir été initiée à la philosophie par son père, Damô (vers 535 - 475 av. J.-C.) ouvrit une école où elle faisait promettre à ses élèves de rester vierges. Elle est connue pour ses commentaires sur Homère, mais son nom reste attaché surtout à une légende selon laquelle Pythagore lui aurait confié ses « mémoires secrètes », en lui interdisant de les publier ; alors même qu’elle vivait en pauvreté, elle lui obéit, confirmant ainsi la vertu essentielle assignée aux femmes dans l’univers pythagoricien : la fidélité au secret (sôphrosuné). Après la mort de Pythagore, Damô et ses frères, Télaugès et Mnémarque, prirent, avec leur mère, la direction de l’école pythagoricienne. C’est probablement de Myia (vers 500 av. J.-C.) que Timée et Jamblique parlent lorsqu’ils racontent que la fille de Pythagore, jeune fille, conduisait les chœurs des vierges qui participaient au culte de Déméter, et que, devenue épouse, elle continua à être la première à s’approcher des autels, servant ainsi de modèle aux autres femmes. Une lettre apparemment rédigée par elle et adressée à Phyllis contient des conseils pratiques adressés aux jeunes mères, concernant le choix de la nourrice (origine grecque, propreté, pureté et bonnes mœurs) et les soins aux nourrissons, adaptés à leurs besoins et conformes à la modération prônée par le principe pythagoricien de l’harmonie. En somme, la mission des femmes philosophes étant d’enseigner aux autres femmes comment vivre en accord avec la nature et cultiver l’harmonie au sein de leur famille, tâche complémentaire de celle des hommes philosophes, qui était d’enseigner comment entretenir l’harmonie dans la vie de la cité. Sara (vers 500 av. J.-C.) fut également fille de Pythagore, d’après l’auteur anonyme d’une Vie de Pythagore citée par Photius, à moins que son nom ne se confonde avec celui d’Aésara de Lucanie ou bien avec celui d’Arignôtè. Bi(s)tale (vers 480 av. J.-C.) est fille de Damô de laquelle elle aurait hérité les écrits de son grand-père, qu’elle aurait transmis par la suite à son époux et oncle, Télaugès, fils de Pythagore. C’est à partir de ces documents que Télaugès aurait composé un « discours sacré » en prose, que cite Proclus. Si l’importance de la famille de Pythagore est avérée, sa reconnaissance souffre d’une transmission lacunaire et de la volonté de tenir l’enseignement secret.
Jamblique cite de nombreuses autres pythagoriciennes qui ne nous sont connues, pour la plupart, que par leur nom : Tyrsenis de Sybaris, Habrotéléia et Peisirrhodê de Tarente, Theadousa et Kleaichma de Laconie, Boio* et Babelyka d’Argos, Echekratéia de Phlionte, Kratésicléia de Sparte, épouse de Kleanôr. En revanche, le nom de Timycha ou Tykhuma de Sparte (IVe siècle av. J.-C.), femme de Myllias de Crotone, reste attaché à la légende selon laquelle, en voulant conserver le secret de la doctrine pythagoricienne, elle préféra mourir plutôt que de le révéler au tyran Denys. Elle se mordit la langue et la cracha à son visage. Mais cette anecdote, attribuée à bien d’autres personnages de l’Antiquité, fait figure de topos littéraire. On ne sait rien de Philtys (ou Phyntis) de Sparte (IVe-IIIe siècle av. J.-C), si ce n’est qu’elle aurait écrit un livre Sur la mesure qui convient à la femme dont un fragment est attesté, grâce à Stobée. Il traite de la nature de la femme et de celle de l’homme, en mettant en valeur leurs traits communs (le courage, la justice et la juste mesure, la capacité de philosopher) et leurs différences, conséquences de leur rôle respectif. Les devoirs des femmes étant fondés sur les facultés considérées comme naturelles, notamment la prudence, c’est donc sur elles que repose la responsabilité de maintenir la loi, la justice et l’harmonie dans l’oikos, microcosme de la polis.En conséquence, une femme qui enfreint ces règles par amour du plaisir est âprement blâmée. Okkelô et Ekkelô de Lucanie sont sœurs des disciples de Pythagore Okkelos et Ekkelos qui ont laissé un ouvrage sur la nature et un fragment Sur la justice. Cheilonis de Sparte (VIe s. av. J.-C.) est fille de Cheilôn, selon Jamblique, sauf que ce Cheilôn se confond avec Ch(e)ilôn, éphore spartiate qui figure au nombre des Sept Sages. Lasthen(e)ia d’Arcadie (IVe siècle av. J.-C.) est souvent confondue avec Lasthénie de Mantinée, que Diogène Laërce et Clément d’Alexandrie classent parmi les platoniciennes. On dit, en effet, que son enthousiasme pour la philosophie platonicienne était tel que Lasthén(e)ia, comme Axiothéa de Phlionte*, prit des vêtements d’homme pour se mêler, tous les soirs, aux disciples de Platon dans les jardins de l’Académie. Certains, dont Athénée, pensent plutôt qu’elle s’intéressait davantage à Speusippe, le neveu de Platon, qu’aux enseignements dispensés. Sous le nom de Périctionê (IVe-IIIe siècle av. J.-C. ou IIe siècle apr. J.-C.) nous sont parvenus deux fragments, Sur l’harmonie des femmes et Sur la prudence, dont les différences dialectales et les différences de contenu suggèrent qu’ils proviennent de deux époques différentes et de deux mains distinctes. Le premier reprend les célèbres préceptes pythagoriciens concernant le respect qu’on doit aux parents et la modération dont doit faire preuve la conduite des femmes. Le second, plus théorique, considérant que la philosophie en tant qu’effort vers la sagesse est une ascèse qui permet de purifier l’âme et le corps, accorde à l’acquisition des savoirs scientifiques une place essentielle du fait de sa relation avec le divin. L’exercice de la sagesse et du contrôle de soi, permettant de développer d’autres vertus, apportera ainsi l’harmonie avec soi et sa famille.
Le nom de Mélissa (IIIe siècle av. J.-C.) n’est connu que par l’en-tête d’une lettre qu’elle aurait adressée à Cléarètê, dans laquelle elle analyse ce qu’est l’aretê et montre comment cette vertu féminine doit se refléter dans l’apparence et les comportements. Une femme véritable doit conjuguer richesse d’âme, pudeur, honnêteté, pondération, par opposition à la précarité de la beauté du corps et de l’abondance des biens. Le respect de la volonté de son mari joue le rôle d’une loi non écrite à laquelle il sied qu’une femme aspirant à la sagesse conforme sa vie.
Sous le nom d’Aésara de Lucanie (IVe ou IIIe siècle av. J.-C.) est parvenu grâce à Stobée un fragment du livre Sur la nature humaine où se trouve exposée une théorie intuitive du droit naturel, inséparable du droit moral envisagé sous un triple aspect qui inclut l’individu, la famille, la société et qui répond ainsi aux trois parties dont l’âme est composée : la pensée, l’esprit, le désir. Cette structure tripartite et harmonieuse de l’âme est le résultat de son partage divin fondé sur le principe de la « proportion appropriée », principe mathématique, rationnel, fonctionnel et divin qui surpasse tout principe juridique particulier. Aésara considère que, moyennant un exercice poussé d’introspection, on peut découvrir les vertus qui séjournent dans l’âme et qui offrent le modèle que l’on doit appliquer à l’univers restreint de l’oikos et de la polis, images et projections du grand univers. Elle propose une définition de la « meilleure vie pour l’homme », celle où « l’agréable se mêle au convenable et le plaisir à la vertu », maxime qui, selon Montserrat Jufresa, « correspond bien à la vision harmonisatrice qui sied à la philosophie pythagoricienne ».
Gabriela CURSARU
■ DELATTE A., Essai sur la politique pythagoricienne (1922), Genève, Slatkine, 1999 ; JAMBLIQUE, Vie de Pythagore (1996), Paris, Les Belles Lettres, 2001 ; JUFRESA M., « Savoir féminin et Sectes pythagoriciennes », in Clio.Histoire, femmes, société, 2, 1995 ; MEUNIER M. (dir.), Femmes pythagoriciennes, fragments et lettres de Théano, Périctioné, Phintys, Mélissa et Myia (1932), Paris, G. Trédaniel/Éditions de la Maisnie, 1980 ; PORPHYRE, Vie de Pythagore/Lettre à Marcella, Paris, Les Belles Lettres, 1982 ; STOBÉE, Florilège/Eclogae Physicae Dialecticae/Ethicae, in PAQUET L., Les Cyniques grecs, fragments et témoignages (1975), Paris, Librairie générale française, 1992.
■ MONTEPAONE C., « Théanô la pythagoricienne », in La Grèce au féminin, Loraux N. (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 2003.