À la fin de la première décennie du XXIe siècle, le capitalisme a traversé, une fois de plus, une période de crise aggravée. Le triomphalisme complaisant des deux dernières décennies du XXe siècle a largement disparu pour laisser place à une nouvelle période d’incertitude concernant l’avenir du capitalisme. Les institutions destinées à tirer le capitalisme vers l’avant et à préserver les conditions d’accumulation du capital semblent désormais désorientées. La presse relaie par ailleurs de nombreux débats superficiels sur la question de savoir si le capitalisme peut ou non survivre aux perturbations actuelles.
Il semble néanmoins acquis que le capitalisme survivra à cette crise majeure dans un avenir proche. Certes, les perturbations produites par la crise économique de 2008 ont causé de grandes souffrances, et les effets désastreux de la déréglementation systématique des marchés ont dévoilé la dimension irrationnelle du capitalisme, mais la souffrance et l’irrationalité ne suffisent pas à produire des transformations sociales fondamentales. Comme lors de périodes précédentes durant lesquelles une frénésie spéculative a entraîné un effondrement de la sphère financière, le même scénario semble se reproduire : tant qu’une alternative viable au capitalisme n’est pas historiquement à l’ordre du jour – une alternative bénéficiant de surcroît d’un large soutien populaire qui se traduirait par un mouvement politique capable de prendre le pouvoir –, le capitalisme restera la structure dominante de l’organisation économique.
Ce livre a tenté de remettre en jeu des alternatives au capitalisme dominant. Cette entreprise intellectuelle a nécessité au préalable de clarifier le diagnostic et la critique du capitalisme en tant que structure économique, afin d’élaborer un cadre conceptuel pour penser des alternatives émancipatrices et préciser les éléments centraux d’une théorie de la transformation sociale. Nous pouvons désormais rappeler les principaux enseignements de cette enquête :
Il s’agit du point de départ fondamental pour amorcer une recherche de solutions alternatives : la critique du capitalisme en tant que structure de pouvoir et d’inégalité. Nous avons vu que les mécanismes centraux et les processus capitalistes qui organisent l’activité économique bloquent intrinsèquement l’universalisation des conditions qui favorisent l’épanouissement humain et l’approfondissement de la démocratie. Bien entendu, toutes les injustices sociales ne sont pas imputables au capitalisme, et l’élimination complète du capitalisme n’est pas forcément une condition nécessaire pour faire avancer significativement la justice sociale et politique. Mais cela implique que la lutte pour l’émancipation humaine nécessite une lutte contre le capitalisme lui-même, et non pas simplement une lutte au sein du capitalisme.
Bien qu’il soit utile à des fins analytiques de définir le « capitalisme », l’« étatisme » et le « socialisme » comme trois types idéaux de structure économique qualitativement distincts, qui se différencient par la nature du pouvoir organisant l’activité économique, aucun système économique concret ne peut se réduire à l’une ou l’autre de ces formes pures. Tous les systèmes économiques contemporains existants sont en réalité des configurations complexes qui rassemblent des éléments capitalistes, étatistes et socialistes. Cette idée s’applique non seulement aux économies nationales, mais aussi à toutes les unités d’analyse qui composent les systèmes économiques, y compris les entreprises : une entreprise capitaliste dotée d’un comité d’entreprise influent combine des éléments capitalistes et socialistes, tout comme une coopérative de travailleurs autogérée qui embauche des employés.
Dans de telles configurations hybrides, une structure économique dite « capitaliste » permet d’identifier la forme dominante de pouvoir au sein de cette configuration. Une entreprise est capitaliste si l’allocation et l’utilisation des ressources économiques au sein même de l’entreprise dépendent principalement de l’exercice du pouvoir économique. Une économie est capitaliste lorsque le pouvoir capitaliste constitue la forme dominante de pouvoir sur les activités économiques. Il va de soi que cette manière d’appréhender l’économie sous l’angle des rapports de pouvoir implique une compréhension nouvelle du problème de la transformation : une transformation émancipatrice ne doit pas être considérée comme le passage binaire d’un système à un autre, mais plutôt comme un changement des rapports de pouvoir au sein de la configuration particulière qui constitue un hybride.
La thèse centrale de ce livre est que le dépassement du capitalisme qui ouvrirait la voie à des conceptions démocratiques, égalitaires et radicales de la justice sociale et politique exige un renforcement du pouvoir d’agir social au sein de l’économie. Une telle exigence implique donc de prendre très au sérieux la question de la démocratie. En premier lieu, un renforcement général et profond du pouvoir d’agir consiste à subordonner le pouvoir étatique au pouvoir social qui vient de la société civile. C’est le sens ordinaire que nous donnons à l’idée même de « démocratie ». Le gouvernement du peuple et par le peuple signifie que le pouvoir dérivé de l’association volontaire de la société civile contrôle le pouvoir enraciné dans l’État. Cependant, le renforcement du pouvoir d’agir social ne se limite pas au seul contrôle démocratique de l’État, mais implique aussi la subordination du pouvoir économique au pouvoir social. Fondamentalement, cela signifie que l’allocation et l’utilisation des ressources productives cessent d’être gouvernées par la propriété privée des moyens de production. Enfin, et c’est peut-être le point le plus difficile à aborder, renforcer le pouvoir d’agir social revient à démocratiser la société civile elle-même, c’est-à-dire à créer une société civile associative qui serait composée d’associations à la fois restreintes et englobantes, organisées selon les principes d’égalité et de démocratie. Pris ensemble, ces processus de démocratisation constitueraient une transformation fondamentale de la structure de classe car le noyau des rapports de classes capitalistes s’appuie sur un pouvoir économique qui est intrinsèquement lié à la propriété privée des moyens de production. La subordination complète de ce pouvoir économique par le pouvoir social signifierait donc que l’assujettissement de la classe ouvrière à la classe capitaliste serait aboli.
Le projet à long terme qui vise à renforcer le pouvoir d’agir social au sein de l’économie suppose d’augmenter le pouvoir social à travers un certain nombre de transformations institutionnelles et structurelles. Le socialisme ne doit pas se réduire à un modèle institutionnel unitaire qui organiserait l’économie selon des principes a priori, mais apparaître plutôt comme un modèle pluraliste ouvert à des expérimentations institutionnelles diverses dans le but de réaliser un principe commun sous-jacent. Dans le chapitre 5, j’ai identifié sept voies possibles permettant de répondre à cette exigence : le socialisme étatiste, la régulation sociale-démocrate de l’économie, la démocratie associative, le capitalisme social, l’économie sociale, l’économie de marché coopérativiste et le socialisme participatif. Ces multiples champs d’expérimentation peuvent être réalisés de différentes manières à travers les innovations spécifiques et les propositions utopiques que nous avons explorées dans les chapitres 6 et 7 : budget municipal participatif, Wikipédia, économie sociale québécoise, revenu de base inconditionnel, fonds de solidarité, fonds d’investissement des salariés, Mondragón, socialisme de marché et économie participaliste. Aucune de ces voies et de ces propositions spécifiques n’est susceptible par elle-même d’assurer la viabilité institutionnelle d’une économie socialiste mais, lorsqu’elles sont combinées entre elles, elles acquièrent le potentiel de changer la configuration sous-jacente du pouvoir qui contrôle l’activité économique.
La justice sociale, telle que je l’ai définie dans le chapitre 2, exige que toutes les personnes aient un accès égal aux moyens sociaux et matériels qui sont nécessaires pour vivre une vie épanouissante ; la justice politique implique que toutes les personnes aient un accès égal aux moyens politiques de participer à des décisions qui affectent leur vie. La domination du pouvoir social sur l’économie ne garantit pas la réalisation de ces idéaux égalitaristes, démocratiques et radicaux. La société civile est en effet une arène sociale dans laquelle coexistent aussi bien des associations démocratiques et égalitaires que des associations excluantes enracinées dans des logiques identitaires qui s’opposent à l’universalisation des conditions de l’épanouissement humain. Par conséquent, renforcer le rôle et le pouvoir des associations au sein d’une structure économique pourrait avoir pour effet non pas de détruire mais de reproduire au sein de la société civile un certain nombre d’oppressions.
L’argument en faveur du socialisme défini comme le pouvoir démocratique sur la répartition et l’utilisation des ressources productives n’est donc pas que le socialisme garantit la justice sociale et politique, mais plutôt qu’il crée un terrain d’expérimentation socio-économique qui favorise la lutte pour la réalisation de ces idéaux. Cet argument repose donc essentiellement sur une forme de croyance positive dans les vertus de la démocratie (la « foi en la démocratie »). Il s’agit en effet de la croyance selon laquelle plus la répartition du pouvoir dans un système donné est démocratique, plus il est probable que les valeurs humaines et égalitaires prédomineront. Ce pari démocratique ne repose pas en dernier ressort sur une croyance anthropologique en la bonté innée des individus, mais sur la conviction qu’une démocratisation profonde des conditions d’existence transformera les interactions entre les individus, de telle sorte que les impulsions les plus humaines de notre nature puissent prévaloir sur nos tendances les plus sombres. Mais la démocratie peut être détournée, et des solidarités aussi bien excluantes qu’universalistes encouragées. Il n’y a donc pas de garanties absolues.
À ce sujet, les philosophes et les militants politiques partagent un fantasme commun : il suffirait de concevoir des institutions parfaites pour ensuite baisser la garde politiquement. Car si nous pouvions avoir la meilleure forme institutionnelle possible de démocratie, cela déclencherait une dynamique d’autorenforcement qui viendrait consolider la démocratie. Les économistes ont également idéalisé l’autoreproduction du marché. Selon eux, si nous pouvions concevoir des institutions permettant de garantir des droits de propriété justes, alors les marchés s’auto-alimenteraient en produisant perpétuellement les incitations et les motivations nécessaires à leur bon fonctionnement. Et certains socialistes ont espéré que la destruction du pouvoir capitaliste et la mise en place de nouvelles institutions économiques dirigées par les travailleurs renforceraient le socialisme lui-même : ces institutions produiraient en effet le type d’individus qui garantiraient un fonctionnement harmonieux du socialisme, et les conflits sociétaux qui pourraient venir de ces institutions disparaîtraient progressivement. Notons par ailleurs que ce genre d’aspiration a sous-tendu la célèbre prédiction de Marx concernant le « dépérissement de l’État », au moment précis où le socialisme évoluerait vers le communisme.
Toutes ces visions imaginent ainsi que les institutions peuvent être conçues pour être en mesure de produire un type d’individu entièrement dévolu au bon fonctionnement de ces institutions et marginaliser tout processus social qui pourrait compromettre ou perturber ces logiques. En résumé, elles imaginent un système social sans contradictions, sans conséquences inattendues qui viendraient détruire l’action individuelle et collective, un système qui serait parvenu à un équilibre émancipateur autosuffisant.
Je ne crois pas qu’un système social complexe, y compris un système socialiste au sens large, puisse un jour se conformer à un tel idéal. Bien entendu, la conception des institutions est un élément important. La raison d’être de ce travail qui consiste à envisager des utopies réelles et à penser la relation entre les dispositifs institutionnels et les idéaux émancipateurs est d’augmenter les chances que certaines valeurs soient réalisées. Mais au bout du compte, la réalisation de ces idéaux dépendra de l’action humaine, de la volonté créatrice et participative des individus à rendre le monde meilleur, en tirant profit des erreurs commises et en défendant vigoureusement les progrès qui auront été accomplis. Un socialisme pleinement réalisé dans lequel les sphères du pouvoir (l’État, l’économie et la société civile) auront été radicalement démocratisées pourra stimuler une telle volonté et augmenter la capacité d’apprentissage des individus pour surmonter des problèmes imprévus. Mais aucun dispositif institutionnel ne pourra jamais parfaitement s’autocorriger. Il faudra donc rester vigilant et ne jamais baisser la garde politiquement.
Le mouvement des idéaux égalitaires, démocratiques et radicaux de justice sociale et politique ne se mettra pas en route simplement comme produit accidentel d’un changement social involontaire. Si nous souhaitons ce mouvement, il faut le provoquer par des actions conscientes en agissant collectivement. Cela implique qu’une théorie de la transformation doit inclure une théorie sur nos capacités conscientes d’action et de stratégie.
Tout comme il existe de multiples formes institutionnelles dans lesquelles le pouvoir d’agir social peut être augmenté, il existe aussi plusieurs logiques stratégiques à travers lesquelles ces institutions peuvent être construites et développées. À ce sujet, nous avons examiné trois logiques stratégiques de transformation : par la rupture, interstitielle et symbiotique. Aucune de ces logiques stratégiques de transformation n’est susceptible d’être suffisante en soi lorsqu’il s’agit de renforcer le pouvoir d’agir social. À long terme, toute trajectoire plausible de transformation doit se fonder sur des éléments tirés de ces trois stratégies. Par ailleurs, j’ai précisé dans le chapitre 8 que les ruptures systémiques au sein des sociétés capitalistes et démocratico-libérales sont des stratégies improbables pour instaurer un égalitarisme démocratique. Cependant, cela ne signifie pas que nous devons rejeter tous les aspects de cette logique de transformation. Des ruptures partielles, des brèches institutionnelles et des innovations décisives dans certains domaines spécifiques sont possibles, notamment au cours d’une période de crise économique aggravée. Par-dessus tout, la conception de la lutte au sein d’une vision de rupture – la lutte comme défi et confrontation, impliquant des victoires et des défaites, plutôt que la résolution collaborative des problèmes – demeure essentielle pour un projet réaliste visant à renforcer le pouvoir d’agir social.
Ces aspects de la logique de rupture doivent être combinés avec des stratégies interstitielles et symbiotiques. Les stratégies interstitielles permettent de créer et d’approfondir des institutions dotées de pouvoir d’agir social, du bas vers le haut. Ces nouvelles institutions fonctionnent alors comme des preuves concrètes qu’un autre monde est possible et peuvent aussi potentiellement s’étendre jusqu’à éroder le pouvoir économique. Mais si un tel scénario se produit, nous avons vu qu’il pouvait éventuellement se heurter à des limites. L’affrontement avec une opposition organisée des forces capitalistes devient alors inéluctable et, dans ce cas de figure, les stratégies de rupture peuvent s’avérer nécessaires lorsqu’il s’agit d’élargir les espaces dans lesquels les transformations interstitielles peuvent éclore. Les stratégies et les transformations symbiotiques préfèrent relier les intérêts de la classe dominante à un pouvoir social élargi, stabilisant ainsi la base institutionnelle permettant de renforcer le pouvoir d’agir social. L’idée est de créer des contextes favorables à la production de « compromis de classe », impliquant un jeu à somme positive et des formes actives de collaboration entre intérêts opposés pour résoudre des problèmes divers. Cependant, ces contextes favorables sont eux-mêmes intégrés dans des règles du jeu qui rendent coûteuses les défections de groupes puissants, et ces règles sont souvent le résultat de victoires et de défaites à l’issue de luttes plus conflictuelles.
La meilleure façon de combiner ces éléments stratégiques dans un projet politique visant au renforcement du pouvoir d’agir social dépend fortement des conditions historiques et des possibilités réelles (et des limites) pour « faire l’histoire » que ces conditions créent. De plus, compte tenu de la complexité des conditions historiques, même les plus favorables, et de la boîte de Pandore des conséquences inattendues, il est peu probable que ces visions stratégiques soient en mesure d’être configurées par des personnes, aussi astucieuses soient-elles. La meilleure solution est donc d’adopter un pluralisme stratégique assez souple.
Les sept voies d’accès permettant de renforcer le pouvoir d’agir social fournissent une cartographie approximative de la trajectoire que doit suivre une transformation qui valoriserait la composante socialiste du système économique. Les logiques de transformation nous renseignent ainsi sur les stratégies qui nous permettraient d’accéder à l’une de ces voies. Mais nous ne pouvons pas décrire à l’avance l’ensemble complet des formes institutionnelles qui nous permettront de consolider, d’élargir et de renforcer le pouvoir d’agir social selon ces voies. Nous ne pouvons pas non plus vraiment savoir jusqu’à quel point il est possible de les suivre.
Les générations précédentes de socialistes avaient davantage confiance dans les capacités d’une économie radicalement démocratique à dépasser le capitalisme. Selon les termes que nous avons utilisés dans ce livre, ils étaient convaincus que le pouvoir social, surtout lorsqu’il s’exerçait dans la sphère de l’État, pouvait dominer l’activité économique. De ce point de vue, Marx a avancé l’argument le plus puissant. Il pensait avoir découvert les lois du mouvement de la société capitaliste et était convaincu qu’à long terme le capitalisme détruirait ses propres conditions d’existence. En conséquence, le pouvoir économique capitaliste deviendrait une infrastructure fragile et inefficace pour organiser l’activité économique. L’érosion prévisible du pouvoir capitaliste fournirait alors une base assez solide pour asseoir la montée en puissance du pouvoir social, c’est-à-dire du pouvoir de la classe ouvrière qui accéderait à la position dominante au sein d’un ordre économique radicalement transformé. Il faut remarquer que cette thèse se fondait davantage sur l’affirmation selon laquelle le capitalisme était condamné à long terme que sur une théorie systémique du bon fonctionnement et de la durabilité des relations économiques dans une structure profondément démocratique et égalitaire.
Mais, dès lors que nous abandonnons la théorie de l’auto-extinction du capitalisme, thèse que j’ai notamment soutenue dans le chapitre 4, il devient beaucoup plus urgent de démontrer la viabilité du socialisme. Il se pourrait néanmoins, contrairement aux aspirations d’émancipation sociale, qu’il soit impossible dans un système économique complexe de construire une configuration institutionnelle et structurelle durable dans laquelle le pouvoir social serait la forme dominante de pouvoir. La viabilité d’un système économique radicalement démocratique et égalitaire ne pourrait tout simplement pas être garantie en raison de la complexité et des échelles du monde contemporain. Les tentatives visant à créer une telle configuration socialiste pourraient toujours s’avérer instables et dégénérer en une variante de l’économie étatiste ou capitaliste. C’est pourquoi la meilleure solution consisterait au mieux à neutraliser les effets les plus néfastes du capitalisme. Malgré la meilleure volonté du monde, il n’y aurait aucune réelle voie socialiste.
Mais il se pourrait aussi que les limites apparentes à l’expansion du pouvoir social soient beaucoup plus faibles que nous le croyions. Et dans des conditions futures qu’il serait difficile d’anticiper, il se pourrait aussi que ces limites soient radicalement différentes de celles d’aujourd’hui et que nous assistions à une spectaculaire montée en puissance du pouvoir social. Le monde pourrait alors correspondre à cette description : un revenu de base inconditionnel libère du temps pour la participation à l’économie sociale. Des fonds d’investissement des salariés et des fonds de solidarité renforcent la capacité des syndicats et d’autres associations à contrôler les entreprises et les investissements. Les coopératives de travailleurs autogérées sont revitalisées par les nouvelles technologies de l’information qui facilitent la coopération entre elles, et de nouvelles infrastructures coopérativistes sont mises en place afin de protéger les coopératives de producteurs des pressions destructrices du marché. La participation directe de l’État dans l’économie s’articule avec de nouvelles formes de participation associative qui améliorent l’efficacité et le contrôle des entreprises publiques. Un grand nombre de municipalités adoptent le budget participatif qui s’étend à des nouveaux secteurs de dépenses publiques. Et des institutions entièrement nouvelles et inattendues sont inventées pour promouvoir le renforcement du pouvoir d’agir social. Un tel scénario pourrait aussi se réaliser.
Je ne crois pas que mon manque de confiance concernant les limites du possible reflète simplement un manque d’imagination théorique (même si, bien sûr, je peux aussi me tromper sur ce point). Au contraire, je pense qu’un tel sentiment renvoie à une question essentielle qui consiste à comprendre les ramifications multiples des conséquences imprévisibles que l’on voit naître dans les systèmes complexes. Mais il est absolument crucial de ne pas glisser de cet aveu d’ignorance concernant les limites futures du possible vers une croyance en l’impossibilité du socialisme. En réalité, nous ignorons tout simplement quelles pourraient être les limites ultimes à l’expansion d’un pouvoir d’agir social renforcé, démocratique et égalitaire. La meilleure chose que nous puissions faire consiste alors à orienter la lutte vers ces voies permettant de renforcer le pouvoir d’agir social, et de concevoir cela comme un processus expérimental par lequel nous testons et retestons continuellement les limites du possible tout en essayant du mieux que nous pouvons de créer de nouvelles institutions qui, à leur tour, dépasseront ces limites elles-mêmes. Ce faisant, non seulement nous envisageons des utopies réelles, mais nous contribuons à rendre réelles ces utopies.