La plupart des changements sociaux de grande ampleur de l’histoire humaine se produisent à l’insu des peuples comme effet cumulatif des conséquences non intentionnelles de l’action humaine. En revanche, pour être en mesure de promouvoir une « stratégie » de changement social, il faut que les transformations sociales souhaitées soient possibles grâce à une action intentionnelle et délibérée. Cela est particulièrement ambitieux si cette stratégie a pour but de remplacer un système aussi complexe que le capitalisme par un système socio-économique alternatif. Il ne suffit pas en effet d’identifier la gravité des préjudices existants dans le monde ou d’avoir des motifs valables pour croire en la désirabilité et la viabilité d’une alternative. Il est également nécessaire de disposer aujourd’hui des moyens d’action qui augmentent la probabilité de réaliser cette alternative dans le futur. La proposition fondamentale de ce livre fut de contribuer à clarifier ce problème.
Durant les six années qui ont suivi sa publication, j’ai poursuivi ce travail en donnant des conférences dans le monde entier autour de ses thèmes centraux. Ces présentations étaient essentiellement destinées à un auditoire qui partageait largement les valeurs défendues dans l’ouvrage et le diagnostic et la critique du capitalisme que j’avais exposés dans la première partie. Cet auditoire partageait également le désir de voir naître une alternative égalitaire, solidaire et démocratique. Mais un certain nombre de personnes ont souvent accueilli avec scepticisme la vision stratégique que je défendais. L’idée selon laquelle les utopies réelles pourraient amorcer une stratégie de dépassement du capitalisme est certes séduisante, mais semble assez improbable. Elle est séduisante parce que la possibilité de créer des utopies réelles sous-entend que des actions nombreuses peuvent être entreprises, notamment lorsque l’État semble refuser de promouvoir la justice et l’émancipation sociales. Nous pouvons alors poursuivre sérieusement notre entreprise de reconstruction, non « sur les cendres du vieux monde », mais dans ses interstices. Mais, pour beaucoup, cette idée est improbable car il semble fort peu plausible que l’accumulation des espaces d’émancipation au sein d’une économie dominée par le capitalisme puisse réellement supplanter ce système économique, étant donné l’immense pouvoir et la richesse des grandes sociétés capitalistes et la dépendance des conditions de vie de la plupart des individus à l’égard du bon fonctionnement des marchés.
L’argument central qui nourrit ce scepticisme est que la dimension capitaliste de l’État rend impossible le dépassement du capitalisme par les utopies réelles : si ces dernières veulent jouer un rôle déterminant dans le dépassement du capitalisme, il faut qu’elles soient, d’une manière ou d’une autre, encouragées par l’État. Mais si ces nouvelles formes d’activités et de relations économiques remettaient en cause et menaçaient la position dominante du capitalisme, elles seraient alors tout simplement écrasées par l’État capitaliste. Après tout, ceci est l’une des fonctions essentielles de l’État capitaliste : assurer sa propre reproduction. Par conséquent, étant donné le caractère de classe et le pouvoir coercitif de l’État capitaliste, comment la construction d’utopies réelles peut-elle constituer l’élément central d’une stratégie de dépassement du capitalisme ?
Dans les développements qui vont suivre, je répondrai à cette objection, puis j’esquisserai les contours d’un scénario pour les décennies à venir, scénario qui incite à un optimisme mesuré.
Si l’État capitaliste était une totalité intégrée et cohérente, dont les structures étaient effectivement organisées dans le but exclusif d’assurer à long terme la position dominante du capitalisme, l’État n’aurait aucune chance de jouer un rôle positif dans le développement d’espaces émancipateurs. Cependant, aborder le problème sous cet angle n’est pas la meilleure façon de penser le caractère de classe de l’État et son impact sur la société. Deux problèmes nous paraissent particulièrement pertinents ici : le premier concerne précisément la signification du « caractère de classe » de l’État, le second entend discuter la fonctionnalité contestée et contradictoire de l’État.
Les théoriciens, lorsqu’ils affirment que l’État au sein même du capitalisme est un État capitaliste pourvu d’un caractère de classe distinctif, expriment l’idée suivante : lorsque nous observons que l’État soutient systématiquement le capitalisme, ce n’est pas simplement en raison des préférences exprimées par les individus exerçant le pouvoir d’État, mais du fait de la structure de base de l’État. Cette proposition peut être évoquée de différentes manières, mais fondamentalement l’idée consiste à soutenir qu’il existe au sein de l’État des mécanismes construits qui sont biaisés, de telle sorte qu’ils favorisent systématiquement les actions menées par l’État en faveur du capitalisme et qui servent les intérêts de la classe capitaliste. Cette proposition générale peut être acceptée comme une manière de comprendre l’État capitaliste comme un type idéal et d’affirmer que les États capitalistes réels ont un caractère moins cohérent. De même que les systèmes économiques capitalistes concrets devraient être appréhendés comme des écosystèmes hybrides, structurés par des relations économiques différentes au sein desquelles le capitalisme est dominant, l’État capitaliste devrait également être perçu comme un système hétérogène librement combiné d’appareils à l’intérieur desquels, selon des degrés variables et inégaux, les mécanismes en faveur du capitalisme sont dominants. Cet écart que nous observons dans l’équilibre des intérêts de classe et qui est incarné dans l’État est le résultat de luttes spécifiques. La trajectoire des compromis et des concessions, des victoires et des défaites est inscrite aussi bien dans la conception formelle que dans les normes informelles des institutions politiques. Le degré selon lequel un appareil d’État est capitaliste – dans la mesure où il intègre des mécanismes en vue de protéger le capitalisme – peut donc varier en fonction des lieux et des époques.
La question de la démocratie est également un aspect pertinent pour évaluer la variabilité du caractère de classe des différents appareils d’État. Plus la responsabilité des différents appareils d’État est réellement démocratisée, moins le caractère de classe de ces appareils demeure purement capitaliste. Ainsi, une démocratie parlementaire ordinaire a toujours eu un caractère de classe contradictoire : comme le remarquent généralement les auteurs marxistes, même si les règles du jeu qui encadrent la démocratie électorale ont pour effet d’ensemble de restreindre et d’apaiser les luttes de classes concernant l’État de manière à soutenir la position dominante du capitalisme, il est également avéré que les élections introduisent des tensions potentielles dans le caractère de classe des organes législatifs, pour autant qu’elles impliquent une réelle compétition démocratique. En temps de crise et de mobilisation populaire, ces tensions peuvent assouplir les limites du possible et entraîner l’émergence de nouvelles formes d’initiatives d’État.
Les exigences pour approfondir et revitaliser la démocratie peuvent donc être pensées comme des exigences pour diluer – et non pas éliminer – le caractère capitaliste des appareils d’État. Cette question ne se limite pas seulement à la démocratisation des rouages ordinaires de l’État, mais concerne également un grand nombre de commissions semi-publiques et d’organisations qui interfèrent avec l’ensemble des États modernes. Approfondir la démocratie ne consiste pas à démocratiser simplement les États nationaux centralisés, mais aussi les appareils d’État régionaux et locaux. Les luttes visant à renforcer la dimension démocratique des administrations locales peuvent être particulièrement importantes dans la manière de penser les ressources à partir desquelles des initiatives publiques peuvent élargir le champ des expériences économiques non capitalistes.
L’idée que l’État puisse exercer une « fonction » de reproduction du capitalisme suppose implicitement qu’il existe des moyens cohérents lui permettant de satisfaire les différentes conditions de reproduction du capitalisme. Cependant, un certain nombre de situations échappent à cette règle. En particulier, il peut y avoir des décalages temporels entre les effets à court terme sur la reproduction des actions conduites par l’État et les conséquences dynamiques de plus long terme. En ce qui concerne les structures économiques dominantes, les effets sur la reproduction des interventions de l’État sont le résultat d’initiatives qui répondent principalement aux conditions et aux enjeux immédiats. Ainsi l’État féodal a rendu possible le capitalisme marchand, même si les dynamiques du capitalisme marchand furent à long terme fatales aux relations féodales. Le capitalisme marchand a donc permis à la classe dirigeante féodale de résoudre des problèmes à court terme, et c’était là l’essentiel.
De même, au milieu du XXe siècle, fort de l’émergence de la social-démocratie, l’État capitaliste a facilité le développement d’un secteur public dynamique et s’est appuyé sur une réglementation publique du capitalisme. La social-démocratie a en effet permis de résoudre une série de problèmes qui touchaient directement le capitalisme – ce qui a eu également pour effet d’assurer sa reproduction –, même si, au même moment, l’espace permettant de promouvoir différents éléments socialistes au sein de l’écosystème économique a été élargi : démarchandisation partielle de la force de travail par le biais de prestations publiques permettant une prise en charge partielle des conditions de vie matérielles des travailleurs ; renforcement du pouvoir d’agir social de la classe ouvrière dans les entreprises capitalistes et sur le marché du travail ; et réglementation démocratique du capital afin de traiter les externalités négatives les plus graves produites par le comportement des investisseurs et des entreprises au sein des marchés capitalistes (pollution, risques liés à la production et au lieu de travail, comportements de prédation sur le marché, volatilité des marchés, etc.). Un grand nombre de capitalistes ne se sont pas ralliés à ces initiatives impulsées par l’État et se sont même sentis menacés par de telles dispositions, mais au final l’État social-démocrate a permis de résoudre certains problèmes concrets et fut donc toléré.
Le fait que cet arsenal d’actions publiques ait pu contribuer à la stabilité du capitalisme du milieu du XXe siècle est souvent perçu comme l’indice que ces politiques publiques ne pouvaient pas remettre fondamentalement en cause le capitalisme et qu’elles ne représentaient certainement pas un danger pour la survie de ce système économique. Ce point de vue relève selon moi d’une erreur d’appréciation. Une intervention de l’État peut certes produire un effet immédiat, permettant de surmonter un certain nombre de problèmes soulevés par le capitalisme, et même de le renforcer, mais elle peut aussi amorcer un mouvement dynamique qui a le potentiel d’éroder la position dominante du capitalisme au fil du temps. Bien entendu, à mesure que la classe capitaliste a perçu l’extension de l’État comme une entrave progressive aux conditions d’accumulation du capital, les attaques du néolibéralisme se sont finalement concentrées précisément sur la dimension démocratique et sociale de ces initiatives défendues par l’État.
Durant la première décennie du XXIe siècle, le monde a changé, ne présentant plus qu’un lointain rapport avec celui où prospérait la social-démocratie. Du point de vue des capitalistes, la mondialisation du capital a facilité le transfert des investissements vers des régions du monde où la réglementation est moins contraignante et le coût du travail moins élevé. La menace induite par ces mouvements de capitaux, à laquelle viennent s’ajouter un certain nombre de changements technologiques et démographiques, a eu pour effet de fragmenter la classe ouvrière et de fragiliser le mouvement syndical, diminuant ainsi la capacité de la classe ouvrière de s’organiser et de se mobiliser politiquement. À la mondialisation s’ajoute la financiarisation du capital, avec pour conséquence l’augmentation massive des inégalités de richesse et de salaire qui, à leur tour, ont renforcé le poids politique des opposants à l’État social-démocrate. Les décennies de l’Âge d’or présumé de la social-démocratie apparaissent désormais comme une anomalie historique, une brève période durant laquelle des conditions structurelles favorables et un solide pouvoir populaire ont permis à un modèle démocratique, social et relativement égalitaire de contester la domination absolue du capitalisme. Avant cette période, le capitalisme était un système vorace et, sous l’ère du néolibéralisme, il a retrouvé sa voracité en retournant à l’état normal qui caractérise tant les écosystèmes capitalistes. Peut-être qu’à long terme le capitalisme est tout simplement non érodable. Les partisans d’une rupture révolutionnaire avec l’État capitaliste ont toujours prétendu que la prédominance du capitalisme ne pourrait pas être solidement atténuée par des réformes, et que les efforts accomplis en ce sens nous détournaient de la tâche principale qui consiste à construire un mouvement politique visant à renverser le capitalisme.
Par conséquent, la question pour le capitalisme au XXIe siècle est de savoir si oui ou non cette forme de déconnexion temporelle observée dans la seconde moitié du XXe siècle est encore possible au sein même de l’État capitaliste. Existe-t-il en effet un éventail d’interventions publiques qui permettraient de résoudre les problèmes urgents auxquels est confronté le capitalisme, mais qui auraient aussi pour conséquences potentielles à plus long terme d’étendre l’espace dans lequel des relations économiques, égalitaires et démocratiques pourraient se développer ?
Gramsci est resté célèbre pour avoir déclaré qu’il fallait allier le pessimisme de la raison à l’optimisme de la volonté. Mais pour maintenir l’optimisme de la volonté, l’optimisme de la raison est parfois nécessaire, même dans de faibles proportions. Selon moi, il existe deux tendances qui sont source d’optimisme lorsqu’il s’agit de penser des possibilités futures qui pourraient appuyer les initiatives des États et éroder potentiellement la position dominante du capitalisme à long terme.
Premièrement, le réchauffement climatique est susceptible de signer la fin du néolibéralisme. Même en laissant de côté la question de l’atténuation du réchauffement climatique par le soutien d’une production énergétique sans émission de carbone, les adaptations nécessaires au réchauffement climatique exigeront une augmentation massive de biens publics fournis par l’État. À titre d’exemple, le marché n’est tout simplement pas en mesure de construire des digues pour protéger Manhattan. L’ampleur des ressources nécessaires permettant de soutenir de telles interventions publiques pourrait facilement atteindre un niveau similaire à celui qui fut investi dans les grandes guerres du XXe siècle. Même si les entreprises capitalistes tireront énormément profit de la production de ces infrastructures publiques – de la même manière qu’elles ont pu tirer profit de la production militaire en période de conflit –, le financement de tels projets exigera des augmentations fiscales considérables et un effort idéologique pour réhabiliter la fonction interventionniste de l’État lorsqu’il s’agit de mettre à disposition des biens publics. Si ces processus se développent à l’intérieur du cadre de la démocratie capitaliste, cette redynamisation du rôle de l’État consistant à fournir des biens publics ouvrira un espace politique favorisant des interventions publiques plus larges et à vocation sociale.
Seconde tendance contre laquelle l’État capitaliste devra lutter tout au long du XXIe siècle : les effets à long terme produits par la révolution de l’information et ses bouleversements technologiques sur l’emploi. Bien entendu, chaque nouvelle vague de changement technologique fait l’objet de spéculations concernant la destruction des emplois qui peut déboucher sur une exclusion sociale généralisée et un chômage structurel permanent mais, lors des vagues antérieures, la croissance économique avait finalement créé suffisamment d’emplois dans des secteurs nouveaux pour surmonter de tels déficits. Cependant, à l’ère du numérique, il est fort peu probable que les formes d’automatisation qui se sont désormais durablement introduites dans le secteur des services, et parmi les professions, maintiennent une croissance économique permettant de garantir des opportunités d’emploi adéquates par le biais du marché capitaliste. Par ailleurs, l’ampleur de ce problème est exacerbée par la mondialisation de la production. À mesure que le XXIe siècle avance, ces problèmes s’aggravent et ne seront pas résolus par l’action spontanée des forces du marché. Il en résulte une augmentation de la précarité et de l’exclusion sociale d’une portion significative de la population. Indépendamment des réflexions concernant la justice sociale, cette tendance est susceptible de produire de l’instabilité sociale et des conflits coûteux.
Ces deux tendances posent conjointement des défis majeurs et inédits à l’État capitaliste : la nécessité d’augmenter massivement la production de biens publics afin de régler la question du changement climatique, et l’obligation de promouvoir des politiques publiques pour prendre en charge l’exclusion économique et l’insécurité sociale occasionnées par le changement technologique. Il s’agit là du contexte dans lequel les mobilisations et les luttes populaires ont une chance de produire des nouvelles formes d’interventions publiques qui pourraient garantir le développement d’une activité économique plus égalitaire et démocratique, coexistant ainsi avec le capitalisme au sein d’un écosystème économique hybride.
Je souhaiterais maintenant soumettre le scénario suivant.
La nécessité de traiter les adaptations au changement climatique marque la fin du néolibéralisme et de ses structures idéologiques. L’État se lance alors dans de grands projets de travaux publics et joue ainsi un rôle plus intrusif dans la planification économique en stimulant la production énergétique et en développant des systèmes de transport afin d’accélérer la transition en dehors du système énergétique axé sur les hydrocarbures. Dans ce contexte, la reconnaissance d’un spectre plus large de rôles par l’État revient à l’agenda politique incluant une compréhension étendue du besoin de biens publics et la responsabilité pour les pouvoirs publics de contenir l’augmentation de l’exclusion sociale et des inégalités économiques puisque le plein-emploi ne peut plus être garanti par le marché du travail capitaliste.
Face à ces pressions, deux réponses étatiques pourraient considérablement transformer notre écosystème économique hybride en suivant l’un des chemins indiqués par la boussole socialiste que nous avons présentée dans le chapitre 5. D’abord, ce revirement idéologique et ses pressions politiques pourraient encourager la création d’emplois dans le secteur public afin de garantir la mise à disposition de biens et de services publics – conformément aux modèles du socialisme étatiste et du socialisme participatif exposés dans le chapitre 5. Les pays riches peuvent certainement fournir des emplois financés par l’État ; la question relève alors d’une volonté politique d’augmenter ou non les impôts en faisant abstraction des contraintes économiques. Ensuite, l’État pourrait prendre sérieusement en considération la possibilité de changer plus fondamentalement le lien entre moyens de subsistance et emplois en introduisant notamment un revenu inconditionnel de base, une proposition politique qui a déjà fait l’objet de débats publics approfondis durant la seconde décennie du XXIe siècle. Rappelons les grandes lignes de ce dispositif que nous avons présenté dans le chapitre 7 : chaque résident légalement installé perçoit un revenu mensuel, sans aucune condition, dont le montant est suffisamment élevé pour assurer des conditions de vie culturellement décentes et sans superflu. Ce revenu est financé par un système général d’imposition et versé à tout le monde, indépendamment des valeurs morales ou du niveau de vie de chacun. Bien entendu, les personnes bénéficiant d’un emploi rémunérateur verront leurs impôts augmenter, et leur montant d’imposition sera supérieur au montant du revenu inconditionnel de base perçu, de telle sorte que leurs revenus nets (salaires + revenu inconditionnel de base – impôts) déclineront. Mais, pour beaucoup de contributeurs nets, il se pourrait que ce supplément de revenu soit perçu comme un facteur de stabilisation qui limiterait les risques rencontrés sur le marché du travail.
Le revenu inconditionnel de base est donc un mode d’intervention publique qui répond aux principaux défis auxquels est confronté l’État capitaliste face au déclin des possibilités de travail au sein même du marché capitaliste. Ce revenu est la quintessence même d’une réforme symbiotique parce qu’il résout un problème propre au capitalisme tout en élargissant l’espace potentiel dans lequel le pouvoir social peut s’exercer. Du point de vue de la reproduction du capitalisme, le revenu inconditionnel de base remplirait trois fonctions. Premièrement, il réduirait les effets les plus violents des inégalités et de la pauvreté, qui sont produits par l’exclusion sociale, et contribuerait alors à la stabilité sociale. Deuxièmement, il garantirait un modèle différent d’activités génératrices de revenus : l’autocréation d’emplois permettant de générer des revenus discrétionnaires pour les individus. Il favoriserait la création de professions indépendantes axées sur le marché et qui pourraient attirer un certain nombre de personnes, même si les revenus générés par ces emplois autocréés n’étaient pas suffisants pour vivre décemment. Par exemple, on peut imaginer qu’un certain nombre de personnes souhaiteraient développer une petite exploitation agricole ou devenir jardiniers si elles percevaient ce revenu pour couvrir leurs besoins fondamentaux. Et, troisièmement, du point de vue de la production capitaliste, le revenu inconditionnel de base stabiliserait le marché de la consommation. En effet, l’automatisation de la production par les entreprises capitalistes se heurte fondamentalement au problème global du sous-emploi et de la sous-consommation. Par conséquent, ce revenu maintiendrait un niveau de demande largement suffisant pour la consommation de biens fondamentaux. Pour toutes ces raisons, le revenu inconditionnel de base peut devenir une option politique séduisante pour les élites capitalistes, notamment dans un contexte où l’idéologie néolibérale, qui doit faire face à la réhabilitation active de l’État régulateur, montre des signes d’épuisement.
Si le revenu inconditionnel de base apparaît comme une solution séduisante aux problèmes rencontrés par le système capitaliste, comment peut-il aussi contribuer à l’érosion du capitalisme ? Un trait essentiel du capitalisme que Marx a mis en lumière est la double séparation des travailleurs : la séparation simultanée vis-à-vis des moyens de production et des moyens de subsistance. Le revenu inconditionnel de base permettrait aux travailleurs de renouer avec les moyens de subsistance, même s’ils restent séparés des moyens de production, et donc modifierait directement les rapports de classe au sein du capitalisme. Un tel revenu financé par l’impôt et distribué par l’État permettrait aux travailleurs de refuser des emplois capitalistes et de choisir, à la place, de s’engager dans des activités économiques non capitalistes, y compris des activités qui se sont construites sur la base du pouvoir social. Par exemple, les coopératives de travailleurs deviendraient économiquement plus viables si leurs membres percevaient un revenu de base indépendamment du succès commercial de la coopérative. Le revenu inconditionnel de base aiderait également à résoudre les problèmes liés au marché du crédit auxquels sont confrontées les coopératives de travailleurs en facilitant les emprunts de capitaux auprès des banques : de tels emprunts deviendraient subitement moins risqués puisque le niveau de vie des membres de la coopérative n’aurait plus besoin d’être couvert par les sources de revenus générés par la coopérative. Le revenu inconditionnel de base garantirait l’éclosion de l’économie sociale et solidaire, des arts du spectacle, du militantisme local, et plus encore. L’espace dans lequel pourraient se développer des relations économiques et socialistes durables – c’est-à-dire socialement dotées de pouvoir – serait ainsi élargi.
En outre, ces mêmes développements technologiques, à l’origine du problème de l’exclusion sociale, pourraient aussi ironiquement contribuer à créer un espace plus consistant qui favoriserait l’extension et l’approfondissement d’activités économiques organisées d’une manière plus démocratique, égalitaire et solidaire. Dans la production industrielle, les rendements d’échelle croissants constituent l’une des conditions matérielles de la production qui permet au capitalisme de se stabiliser : lorsque les coûts unitaires liés à la production de centaines de milliers de marchandises sont inférieurs à la production d’une poignée de marchandises, il devient difficile pour de petits exploitants d’être compétitifs sur le marché. La marque de fabrique de l’ère industrielle du développement capitaliste est d’avoir introduit d’importantes économies d’échelle. Or, dans beaucoup de secteurs, les nouvelles technologies du XXIe siècle ont réduit de façon spectaculaire les rendements d’échelle, en rendant les petites échelles et la production localisée plus viables. Dans un univers numérique, le volume de capital nécessaire pour acquérir une quantité suffisante de moyens de production et rester compétitif au sein du marché décline. Par la suite, cette situation permettra probablement de renforcer la viabilité des coopératives de travailleurs et des entreprises issues de l’économie sociale et solidaire, puisqu’elles opèrent de manière plus efficace à une échelle relativement restreinte en orientant leurs activités vers des marchés locaux. Pour reprendre une terminologie marxiste classique, la transformation des forces productives ouvre des possibilités nouvelles pour les rapports de production.
D’autres politiques publiques impulsées par l’État, dont la grande majorité pourraient être mises en place au niveau local, permettraient de stabiliser plus profondément la dynamique du secteur non capitaliste. L’un des obstacles auxquels doivent faire face les nombreuses formes de production sociale est d’accéder à un espace physique : une terre pour des jardins partagés et des exploitations agricoles, des ateliers pour une production sur mesure, des bureaux et des ateliers pour la conception de projets, des espaces d’accueil pour les arts du spectacle, et ainsi de suite. En tant qu’équipements publics, de tels espaces de travail pourraient être fournis par les collectivités territoriales qui souhaiteraient s’investir dans la création d’infrastructures favorisant des formes d’activité économique plus égalitaires et démocratiques. Des fiducies foncières communautaires peuvent soutenir l’agriculture urbaine. Des fab labs subventionnés et des makerspaces fondés sur des technologies de fabrication numériques peuvent également soutenir certaines formes de production matérielle1. Les établissements scolaires et universitaires pourraient aussi proposer des formations spécialisées qui se concentreraient sur les problèmes que rencontrent la production sociale et la gestion coopérative.
La combinaison d’un revenu universel de base, qui faciliterait la défection vis-à-vis du secteur capitaliste de l’économie, avec des technologies nouvelles, qui faciliteraient le développement de formes non capitalistes de production et des infrastructures mieux adaptées qui seraient fournies par des collectivités territoriales favorables à ces initiatives, permettrait d’envisager qu’au fil du temps le secteur de l’économie organisé par le pouvoir social pourrait s’enraciner plus profondément et s’étendre selon des voies imprévisibles.
Il est important d’insister sur le fait que ce scénario se produirait au sein même du capitalisme, et que ces formes non capitalistes de production devraient inévitablement se soumettre positivement aux impératifs du capitalisme. La plupart des intrants qui relèvent du secteur non capitaliste seraient elles-mêmes produites par les entreprises capitalistes, les producteurs rattachés à ce secteur achèteraient aux entreprises capitalistes une part significative de leurs biens de consommation, et de même la production de biens publics par l’État impliquerait souvent des contrats avec des entreprises capitalistes. Et malgré la stabilisation de cette nouvelle configuration, l’État contrôlerait toujours une économie dans laquelle le capitalisme resterait prééminent, voire dominant. La position dominante du capitalisme serait néanmoins réduite pour deux raisons : les contraintes imposées aux individus sur leurs moyens de subsistance diminueraient et de nouvelles possibilités d’élargir la portée du pouvoir social au sein même de l’économie seraient offertes aux luttes en cours contre le capitalisme.
Le revenu universel de base entretient donc une relation paradoxale avec le capitalisme. D’un côté, il peut aider à résoudre une série de problèmes réels à l’intérieur du capitalisme et contribuer à la vitalité de l’accumulation du capital dans certains secteurs particuliers. De l’autre, il peut potentiellement déclencher une dynamique qui renforce le pouvoir d’agir social en réduisant la position dominante du capitalisme et en orientant l’écosystème économique vers un horizon postcapitaliste. Par conséquent, si ce revenu généreux pouvait être mis en œuvre et défendu, un tel dispositif pourrait à la fois éroder la position dominante du capitalisme au sein du système économique global et renforcer les conditions d’accumulation du capital au sein des espaces, réduits dès lors, dans lesquels se déploie habituellement le capitalisme.
Bien entendu, ce scénario ne va pas de soi. Rien ne garantit absolument qu’un revenu de base généreux puisse durablement être institué et, si une telle hypothèse était vérifiée, cette disposition devrait alors être accompagnée par des initiatives publiques visant à créer des infrastructures qui seraient propices à l’expansion d’activités économiques promouvant le pouvoir social et démocratique. De la même manière, rien ne garantit absolument qu’un tel revenu puisse être utilisé par ses bénéficiaires pour construire des structures économiques renforçant le pouvoir social. Le revenu inconditionnel de base peut aussi être utilisé en vue de sa consommation personnelle. Comme l’affirme Philippe Van Parijs dans son ouvrage Real Freedom for All2, le revenu de base inconditionnel redistribue une « liberté réelle » aux personnes et rend donc possible l’éruption massive de coopératives de travailleurs et d’entreprises issues de l’économie sociale et solidaire. Mais le spectre de parasites exploitant celles et ceux qui travaillent est l’un des puissants arguments moraux mobilisés contre un tel revenu, et ces arguments pourraient certainement bloquer les efforts politiques destinés à mettre en place ce dispositif, ou du moins conduire à adapter des conditions d’éligibilité indésirables à ce programme. De plus, même si les États capitalistes pouvaient supporter fiscalement un tel dispositif, un revenu inconditionnel de base qui serait suffisamment généreux pour dynamiser et répandre des activités économiques non capitalistes serait coûteux, et il est donc fort probable que, si cette mesure était adoptée, le montant de ce revenu serait fixé à un niveau qui serait en deçà d’un niveau de vie culturellement acceptable. Cette situation diminuerait alors les possibilités de produire des effets à long terme susceptibles d’éroder le capitalisme. Dans une large mesure, les potentialités émancipatrices du revenu inconditionnel de base dépendent des conditions idéologiques et politiques dans lesquelles ce dispositif est institué et développé.
Si les limites du possible inscrites dans le caractère capitaliste de l’État sont si restreintes qu’elles entravent les actions publiques qui faciliteraient le développement de processus économiques non capitalistes, les perspectives d’éroder le capitalisme seraient alors lointaines. Mais si la déconnexion entre les solutions présentes et les conséquences futures est possible, et si les forces sociales et populaires se mobilisent pour mettre à l’ordre du jour la consolidation d’espaces économiques alternatifs, une extension significative des activités économiques incarnant des valeurs d’égalité, de solidarité et de démocratie deviendrait alors possible. Une telle hypothèse permettrait par ailleurs de fonder une trajectoire potentielle de dépassement du capitalisme.