CHAPITRE 4

Penser les alternatives au capitalisme

Dans ce chapitre, nous allons explorer la logique de deux grandes stratégies permettant de construire les fondements d’une théorie des alternatives sociales émancipatrices. La première a été initialement élaborée par Marx, et elle est de loin la contribution historique la plus importante à ce problème. Même si les perspectives marxistes sur le changement social sont désormais tombées en disgrâce auprès des adversaires du capitalisme, la tradition marxiste demeure néanmoins la tentative la plus ambitieuse de construire une théorie scientifique des alternatives au capitalisme. Il est donc important de comprendre la logique et les limites de cette contribution. C’est pourquoi nous allons commencer par esquisser brièvement ses éléments centraux, avant de discuter les aspects de la stratégie marxienne qui se sont avérés insatisfaisants. Et nous conclurons ce chapitre en expliquant la logique centrale d’une alternative qui sera par la suite exposée dans le chapitre 5.

La théorie marxienne des alternatives au capitalisme : la théorie de la trajectoire historique

Marx avait élaboré une solution intellectuellement brillante, mais au final insatisfaisante, pour résoudre de manière crédible le problème de la spécification d’une alternative au capitalisme. Plutôt que de développer un modèle théorique et systématique pour démontrer la possibilité d’une alternative émancipatrice viable, il avait proposé une théorie de l’impossibilité du capitalisme à long terme. Ses arguments sont désormais connus : en raison de sa dynamique et de ses contradictions internes, le capitalisme a tendance à détruire ses propres conditions de possibilité. Il s’agit d’une théorie déterministe : à long terme, le capitalisme est condamné à devenir un ordre social impossible, si bien qu’une alternative devra nécessairement éclore en son sein. L’astuce consiste alors à rendre crédible l’idée qu’une organisation démocratique et égalitaire de l’économie et de la société constitue la forme annoncée d’une telle alternative. Sur ce point, la théorie de Marx est particulièrement élégante, car les contradictions qui infléchissent la trajectoire autodestructrice du capitalisme vers son propre déclin créent aussi un agent historique – la classe ouvrière – ayant à la fois un intérêt à la mise en place d’une société démocratique et égalitaire et une capacité croissante à traduire progressivement ses intérêts en actions. D’après ces éléments, la théorie du socialisme de Marx implique une sorte de croyance pragmatiste dans le principe volontariste « vouloir, c’est pouvoir », dont l’esprit est de promouvoir des solutions que des ouvriers inventifs et solidaires auraient déjà expérimentées.

Examinons néanmoins ces arguments de plus près. Ils peuvent selon nous être décomposés en cinq thèses fondamentales.

Thèse 1. La thèse de la non-soutenabilité à long terme du capitalisme

À long terme, le capitalisme est un système économique non soutenable. Ses dynamiques internes (« lois mécaniques ») sapent systématiquement les conditions de sa propre reproductibilité, rendant ainsi le capitalisme de plus en plus vulnérable et, éventuellement, non soutenable.

Il s’agit ici d’une proposition concernant la trajectoire à long terme du développement capitaliste. Il s’agit surtout d’une prédiction ambitieuse sur le futur : la trajectoire du développement capitaliste conduira à la disparition du capitalisme lui-même. Autrement dit, le capitalisme est une forme historiquement spécifique de l’organisation économique, qui est le résultat des dynamiques internes engendrées par une organisation économique antérieure, et qui cessera finalement d’exister. Le capitalisme est également un système intégré, et pas seulement un rassemblement hétéroclite de plusieurs parties. Il contient donc des mécanismes cohérents assurant sa propre reproduction. Mais c’est un système spécifique – un système rempli de contradictions dynamiques qui, au fil du temps, détruisent ces mécanismes de reproduction, rendant finalement le système non soutenable. Il ne s’agit pas simplement d’affirmer que le capitalisme, en tant que construction humaine, peut être transformé par une initiative humaine délibérée. Au contraire, il s’agit de défendre l’idée selon laquelle le capitalisme va inéluctablement se transformer en raison de ses contradictions internes. Du point de vue du bien-être humain, cette proposition n’implique pas que le capitalisme sera remplacé par quelque chose de mieux, mais que les dynamiques autodestructrices qui le traversent font de lui une forme économique historiquement limitée dans le temps.

Cette prédiction se fonde principalement sur quatre tendances empiriques que Marx a observées au XIXe siècle et qu’il a combinées avec un argument théorique. Ces tendances empiriques sont les suivantes : premièrement, au cours du développement capitaliste, le niveau de productivité augmente de manière considérable, en raison notamment des gains dans ce domaine qui résultent de l’intensification capitalistique de la production. Deuxièmement, le capitalisme se déploie sans relâche en un double sens : d’une part, de nombreux domaines de la production ne résistent pas à la marchandisation et sont organisés par des entreprises capitalistes, et d’autre part les marchés capitalistes s’étendent à des zones géographiques de plus en plus vastes. Le capitalisme se développe donc à la fois intensivement et extensivement, en pénétrant toutes les sphères de la société et en augmentant son amplitude géographique. Troisièmement, le développement capitaliste augmente la concentration et la centralisation du capital : au fil du temps, les entreprises capitalistes deviennent de plus en plus imposantes, et le pourcentage de la production sur le marché qui est contrôlée par les grandes entreprises augmente progressivement. Cette tendance lourde signifie que non seulement le monde se structure autour des marchés capitalistes, mais que ces marchés sont de plus en plus dominés par des entreprises transnationales. Quatrièmement, les crises économiques qui perturbent périodiquement les marchés capitalistes et la production ont tendance à s’aggraver et à se prolonger au fur et à mesure que le capitalisme se développe. Cette dernière observation est liée aux trois premières : en général, plus les forces productives sont développées, plus le marché dans une économie capitaliste sera étendu, plus le marché est dominé par des entreprises transnationales, et plus grave seront les crises économiques lorsque celles-ci se produisent.

Il s’agit ici d’observations empiriques générales que Marx a formulées vers la fin du XIXe siècle. Afin de procéder à une projection scientifique de ces tendances dans l’avenir, il était nécessaire d’identifier les processus causaux sous-jacents qui les produisaient. C’est en identifiant de tels processus que Marx a pu émettre ses prédictions ambitieuses sur l’histoire de l’avenir du capitalisme1. Une partie essentielle du Capital est en effet consacrée à l’élaboration de ces processus causaux sous-jacents qui constituent collectivement les « lois mécaniques » du capitalisme. En ce qui nous concerne, le noyau central de cette analyse relève de ce que Marx a appelé la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ». Cette loi désigne un ensemble de processus causaux interconnectés qui engendrent une tendance structurelle selon laquelle le taux global de profit dans une économie capitaliste diminue au fil du temps. Et c’est à partir de cet élément central de la théorie marxienne que se fondent directement la plupart des analyses sur l’intensification progressive des crises au sein du capitalisme et l’instabilité du système à long terme.

L’élaboration théorique de cette loi est assez complexe puisqu’elle implique de connaître les détails techniques de la théorie de la valeur travail2. Je ne reviendrai pas ici sur les fondements théoriques de l’analyse de Marx, mais l’essence de l’argument en faveur de la baisse du taux de profit est le suivant : il y a deux types de processus qui sont à l’œuvre dans la production des crises économiques du capitalisme. En premier lieu, on constate des hausses et des baisses périodiques du taux de profit qui engendrent ce que nous appelons désormais des cycles conjoncturels. De nombreux facteurs contribuent à nourrir ces cycles économiques, mais en général ils relèvent de ce qu’on peut appeler l’« anarchie du marché », ce qui comprend, par exemple, la propension des entreprises capitalistes à produire plus que ce que le marché peut absorber la (« surproduction ») ou la tendance des capitalistes à baisser les salaires de leurs travailleurs afin de réduire les coûts, diminuant ainsi la demande sur le marché la (« sous-consommation »). Notons que ces processus sont étroitement liés aux mécanismes de crise économique identifiés par Keynes au XXe siècle.

En second lieu, Marx postulait l’existence d’un processus causal qui réduit progressivement le taux moyen de profit d’une économie capitaliste par-delà même les cycles conjoncturels. Selon Marx, ce mécanisme de long terme est lié à l’intensification croissante de la production capitaliste. Plus précisément, les profits globaux du capitalisme dépendent de la production d’une plus-value économique – c’est-à-dire produire plus que ce qui est nécessaire pour reproduire simplement les intrants utilisés dans la production, aussi bien les apports de main-d’œuvre que les autres apports (matières premières, moyens de production, etc.). La valeur monétaire de cette plus-value constitue ce que nous appelons les « profits ». Le taux de profit est alors le rapport entre la valeur de cette plus-value économique et la valeur de tous les intrants utilisés dans la production. La question est donc la suivante : pourquoi ce rapport devrait-il décliner au fil du temps ? La réponse de Marx repose sur les détails techniques de la théorie de la valeur travail. Dans ses grandes lignes, l’argument consiste à soutenir que la valeur de tous les produits est déterminée par la quantité de temps de travail incorporée à leur production (d’où la théorie de la valeur travail). En effet, selon la théorie de la valeur travail, seul le travail crée de la valeur, et la valeur de la « plus-value » dépend de la quantité de travail mise en jeu dans la production de cette plus-value. Dès lors que l’intensité capitalistique augmente, la quantité de travail supplémentaire nécessaire à la production diminue par rapport à la quantité des moyens de production et des matières premières. En un sens, même si la productivité générale augmente, l’intensité de la production qui est à l’origine de la plus-value décline. Comme avec l’augmentation de l’intensité capitalistique, le rapport entre la plus-value et la valeur de tous les intrants aura tendance à diminuer, et le taux monétaire de profit – qui est déterminé par ce ratio – diminuera aussi. Parce que la compétition entre les entreprises oblige chacune d’entre elles à innover dans le processus de production, et dans la mesure où Marx pensait que ces innovations avaient tendance à augmenter l’intensité capitalistique de la production, le taux de profit aurait alors tendance à diminuer sur le long terme3.

Ce déclin à long terme du taux global de profit dans une économie capitaliste signifie que les crises épisodiques qui se produisent à partir des mécanismes de surproduction et de sous-consommation deviendront de plus en plus graves. Le creux de la dépression économique sera alors profond, et le pic du développement au plus bas. Le déclin à long terme du taux de profit réduit en effet la marge de manœuvre au sein du système : des microdéclins cycliques pousseront davantage d’entreprises à la faillite et il sera plus difficile de régénérer les conditions de profitabilité de l’accumulation du capital. Et, au fur et à mesure que le taux de profit se rapproche de zéro, le capitalisme pourrait devenir si instable qu’il serait non soutenable.

Thèse 2. La thèse de l’intensification de la lutte des classes anticapitalistes

Les dynamiques de développement capitaliste ont systématiquement tendance à (a) accroître la proportion de la population – la classe ouvrière – dont les intérêts sont constamment lésés par le capitalisme et, simultanément, (b) augmenter la capacité collective de la classe ouvrière à contester le capitalisme. Le résultat est une intensification de la lutte des classes dirigée contre le capitalisme.

La thèse 1 est une proposition sur les tendances structurelles du développement capitaliste. La thèse 2 est une proposition concernant la capacité d’action (agency). Elle postule que le capitalisme produit un acteur collectif ayant un intérêt à le contester et la capacité de le faire. Pour recourir à une métaphore populaire tirée de la tradition marxiste, le capitalisme produit ses propres fossoyeurs.

La première partie de cette proposition concerne la création de la classe ouvrière, ce qui renvoie généralement au processus de prolétarisation. La prolétarisation implique deux types de changement social. Premièrement, le processus par lequel une proportion croissante de la population est entraînée dans une relation de travail capitaliste et devient donc assujettie à l’exploitation. Un tel processus implique la destruction à grande échelle de différents types d’emplois non capitalistes, plus particulièrement, à l’époque de Marx, de petits exploitants agricoles indépendants et d’autres types de producteurs « petits-bourgeois ». Plus récemment, cet aspect de la prolétarisation s’est centré sur l’entrée des femmes mariées sur le marché du travail. Deuxièmement, il s’agit du processus par lequel l’autonomie et les compétences des travailleurs sont réduites en un processus de routinisation du travail et de « déqualification ». Pris ensemble, ces deux processus signifient qu’au fil du temps les prolétaires deviennent de plus en plus nombreux et que l’homogénéité des conditions de travail augmente.

Cependant, la prolétarisation à elle seule ne constitue pas une condition suffisante pour exacerber la lutte des classes postulée dans la thèse 2, car l’intensité du conflit social ne dépend pas seulement de l’intensité des intérêts opposés, mais aussi de la capacité des personnes à s’engager dans des actions collectives en vue de défendre leurs intérêts. Les griefs ne suffisent jamais à expliquer l’existence de conflits manifestes, car il arrive souvent que les individus n’aient pas la capacité d’agir pour défendre leurs intérêts. La seconde partie de la thèse 2 suggère aussi que la dynamique du développement capitaliste a tendance à résoudre ce problème. Plus particulièrement, la croissance du nombre de vastes sites productifs, qui résulte de l’augmentation de l’intensité capitalistique et de l’échelle de production, favorise la concentration physique des travailleurs et facilite ainsi la communication et la coordination nécessaires pour mener une action collective. L’homogénéisation croissante des conditions de travail signifie aussi que les clivages d’intérêts fondés sur les différences de compétences entre les travailleurs diminuent, et la destruction de la petite bourgeoisie et des petites entreprises signifie pour la classe ouvrière que les perspectives d’évasion individuelle se réduisent. Un tel processus renforce ainsi l’impression de partager un destin commun. Et si ces tendances s’accentuaient, le mot d’ordre Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. Vous n’avez rien à perdre que vos chaînes et un monde à gagner ferait sens pour un nombre croissant d’individus.

Thèse 3. La thèse de la transformation révolutionnaire

Dans la mesure où le capitalisme en tant que système économique devient de plus en plus précaire (thèse 1) et où la principale classe déployée contre le capitalisme devient de plus en plus imposante et capable de le contester (thèse 2), ces forces sociales d’opposition deviendront suffisamment solides et le capitalisme lui-même suffisamment faible pour que les institutions destinées à le protéger ne soient plus en mesure d’empêcher son renversement.

Dans la théorie marxiste, la société capitaliste ne se limite pas à la seule sphère de l’économie. Elle contient également un ensemble d’institutions qui, entre autres, fonctionnent pour protéger le capitalisme de différents types de menaces. Dans la terminologie classique du marxisme, ces institutions renvoient à la « superstructure ». À cet égard, l’État joue un rôle crucial car il contribue à la reproduction du capitalisme par différents mécanismes, notamment le recours à la force pour protéger les droits de propriété et réprimer les contestations organisées contre le capitalisme. À cela, il faut ajouter que d’autres institutions idéologiques et culturelles contribuent également à reproduire le capitalisme par la formation d’idées, de valeurs et de croyances.

Il se pourrait désormais que ces institutions soient si fortes et puissantes qu’elles contribueraient à reproduire le capitalisme, même si celui-ci devenait complètement statique et moribond. Deux raisons principales expliquent néanmoins pourquoi les marxistes ont estimé que ce résultat était peu probable. En premier lieu, la gestion efficace de l’État et de ces appareils idéologiques nécessite des ressources qui proviennent du surplus social. Si, en raison de l’effondrement du taux de profit, le capitalisme subit une crise économique profonde et continuelle, le financement de ces « coûts sociaux généraux » deviendra de plus en plus difficile. La crise budgétaire de l’État en est par exemple un symptôme. En second lieu, si le capitalisme cesse de « répondre aux attentes » et s’enlise dans une crise sans fin – ce qui est, selon la thèse 1, son destin à long terme –, le maintien d’un fort sentiment de loyauté des fonctionnaires envers l’État deviendra alors plus difficile. L’un des aspects de l’intensification de la lutte des classes (thèse 2) est l’émergence d’un leadership politique anticapitaliste qui offrirait une vision alternative au capitalisme – le socialisme – et qui attirerait de plus en plus de gens bien au-delà de la classe ouvrière, et une grande partie du personnel de l’État n’échapperait pas à ce pouvoir d’attraction, dans la mesure où le capitalisme cesserait de fournir une vision crédible pour l’avenir. Autrement dit, lorsque la base économique du capitalisme n’est plus en mesure de financer l’État et que les fonctionnaires ne le défendent plus avec constance, un assaut victorieux contre l’État devient alors possible4. Et dès lors qu’un tel scénario politique se concrétise, la construction rapide d’une nouvelle structure économique devient également envisageable.

Marx a été relativement vague lorsqu’il s’agissait de décrire le processus réel qui enclencherait cette destruction de la superstructure politique du capitalisme. En règle générale, les marxistes ont envisagé un tel processus sur la base d’une révolution violente qui « brise » l’État capitaliste et introduit une rupture relativement soudaine dans les principes qui organisent les bases de l’économie et de l’État. L’idée défendue était que la résistance de la classe capitaliste à toute transformation fondamentale du capitalisme serait aussi forte que sa volonté de maintenir la cohésion de l’État capitaliste, à tel point qu’une transformation pacifique et démocratique serait tout simplement impossible. En ce sens, toute tentative serait vouée à l’échec et déclencherait une répression violente de l’État, la classe capitaliste et l’État ne respectant pas les règles du jeu. C’est pourquoi, en pratique, la seule stratégie viable pour remettre en cause la structure de base du capitalisme consisterait à renverser violemment l’État. Cependant, une telle stratégie ne constitue pas une partie essentielle de la théorie elle-même, mais une prédiction historiquement contingente. L’argument fondamental est en effet le suivant : lorsque le capitalisme deviendra un système économique moribond, les superstructures qui en assurent la reproduction cesseront alors de fonctionner efficacement, malgré l’intensification de la lutte des classes.

L’une des conséquences de cette thèse (thèse 3) est que la « fin du capitalisme » en tant que réalité historique ne dépend pas seulement des lois économiques du mouvement de la société capitaliste qui accélèrent son déclin. Ce scénario dépend aussi des actions collectives menées par des forces sociales fondées sur des rapports de classe. Ajoutons à cela que le développement de ce pouvoir collectif sera affecté par une myriade de facteurs historiques contingents. Alors que la stagnation et la crise de l’économie capitaliste créent la possibilité de transformer le système, la transformation elle-même est toujours le résultat de luttes collectives contre le capitalisme et l’État. En ce sens, le destin réel du capitalisme n’est pas vraiment l’« effondrement », mais le « renversement » : selon la logique de cette théorie, les opposants révolutionnaires au capitalisme sont susceptibles de réussir avant même que le capitalisme atteigne le point où sa désintégration économique sera totale et complète.

Il est intéressant de noter que l’histoire du marxisme est traversée par un certain nombre de débats afin de savoir si Marx croyait ou non à la thèse de l’« inévitabilité » du renversement du capitalisme. Premièrement, il jugeait certainement inévitable l’idée selon laquelle le capitalisme deviendrait un ordre social moribond, stagnant, en proie à une crise permanente et qu’il serait au fil du temps de plus en plus soumis à la contestation collective. Deuxièmement, il croyait aussi à la possibilité croissante qu’émerge un acteur collectif qui serait capable de s’opposer au capitalisme. Certes, cet acteur collectif aurait encore besoin d’une volonté et d’une organisation collectives, autant de conditions qui requièrent un leadership et des idées révolutionnaires. Mais Marx a prétendu soutenir une thèse bien plus ambitieuse que celle qui consiste à dire que le déclin du capitalisme était une possibilité inscrite dans le futur, en prédisant notamment que le capitalisme était condamné à disparaître.

Thèse 4. La thèse de la transition vers le socialisme

Compte tenu de la non-soutenabilité à long terme du capitalisme (thèse 1) et des intérêts et des capacités des acteurs sociaux organisés contre ce système économique (thèse 2), à la suite de la destruction de l’État capitaliste à partir de la lutte des classes (thèse 3), le socialisme, qui se définit comme une société dans laquelle le système de production se fonde sur la propriété collective et est contrôlé par des institutions démocratiques et égalitaires, doit probablement advenir, puisque la classe ouvrière collectivement organisée sera en position de force pour s’assurer que ses intérêts soient bien défendus dans les nouvelles institutions postcapitalistes.

À proprement parler, les trois premières thèses se fondent sur la prédiction selon laquelle le capitalisme est condamné à disparaître, mais ne fournissent pas de motifs avancés pour prédire les propriétés de l’alternative qui le remplacera. Néanmoins, Marx ainsi que les penseurs issus de la tradition marxiste ont partagé une vision optimiste concernant les perspectives de la société postcapitaliste qui serait organisée selon des principes radicalement égalitaristes et démocratiques.

Trois raisons principales permettaient d’entretenir cet optimisme partagé. Tout d’abord, le capitalisme augmente considérablement le niveau de productivité, ce qui signifie que la société postcapitaliste ne sera pas touchée par la pénurie. Une telle situation facilite le maintien d’une distribution plus égalitaire, mais libère aussi suffisamment de temps pour que les individus endossent la responsabilité collective de gérer démocratiquement l’économie. Ensuite, le développement capitaliste favorise la création de grandes sociétés privées qui constituent déjà une forme de propriété quasi « sociale », puisqu’elles sont effectivement gérées par les représentants des propriétaires plutôt que par les propriétaires eux-mêmes. En comparaison avec les formes antérieures du capitalisme, un tel développement facilite ainsi la transition vers un système de contrôle plus démocratique. Enfin, et de manière plus cruciale, si elle souhaite renverser le capitalisme, la classe ouvrière doit devenir une force politique cohérente, puissante et organisée. Cela signifie qu’elle sera en mesure de construire les institutions égalitaires et démocratiques qui incarnent le mieux les intérêts des travailleurs.

Bien entendu, il va de soi que dans la pratique une position politiquement puissante, sur laquelle vient se greffer un intérêt à voir se construire une organisation égalitaire et démocratique de l’économie, ne constitue pas un critère suffisant pour inscrire ces institutions dans la durée et leur garantir une certaine stabilité. Marx a seulement délivré quelques minces indices lorsqu’il s’agissait de décrire les institutions socialistes qui succéderont à la société capitaliste : le socialisme remplacerait le régime de la propriété privée des moyens de production par une forme de propriété collective (bien que la signification précise de cette idée soit restée assez vague), et le marché serait remplacé par un système de planification à grande échelle – même si, encore une fois, ces mécanismes de planification, leur mode de fonctionnement ou leur degré de soutenabilité ne font pas l’objet de développements approfondis5. Dans quelques passages tirés de son œuvre, notamment dans sa célèbre analyse de la Commune de Paris, Marx démontre empiriquement qu’une forme de pouvoir démocratique et égalitaire s’est installée durant un temps limité et selon des circonstances particulières, mais une telle preuve ne suffit pas à convaincre que cette forme d’organisation collective pourrait être mise en place de façon durable et garantir l’existence d’institutions égalitaires qui encadreraient démocratiquement une économie moderne qui s’est complexifiée. Fondamentalement, la théorie visant à construire de telles institutions repose en dernière instance sur une combinaison d’éléments antagoniques : un élément volontariste (« vouloir, c’est pouvoir ») et un élément plus déterministe (« nécessité est mère d’inventions »). Les travailleurs auraient ainsi renforcé collectivement leurs capacités à travers leur organisation politique, et la construction réelle de ces nouvelles institutions procéderait d’expérimentations démocratiques et créatives, par allers-retours successifs entre essais et erreurs. En effet, il est difficile de nier que Marx a proposé une théorie hautement déterministe de la disparition du capitalisme et une théorie relativement volontariste de la construction de son alternative6.

Thèse 5. La thèse de l’avènement du communisme

Les dynamiques du développement socialiste conduisent progressivement à un renforcement de la solidarité communautaire et à une érosion progressive des inégalités matérielles, à tel point que le « dépérissement » de l’État et de la société de classes donne naissance à une société communiste organisée selon le principe de distribution « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».

Cette thèse finale peut être considérée comme une affirmation utopique de l’idéal normatif de l’égalitarisme radical. Bien qu’il soit plausible qu’une économie socialiste (définie de façon générale dans la thèse 4) augmente la solidarité communautaire et diminue les inégalités matérielles, aucun argument soutenu ne peut néanmoins expliquer en quoi une telle société, dans laquelle l’État dépérirait, serait en mesure de produire un ordre social qui serait entièrement assuré par la coopération volontaire et la réciprocité en l’absence d’autorité coercitive et de règles contraignantes. L’idée sociologique sous-jacente à cette affirmation est (plus ou moins) que seules les inégalités de classe produisent de puissants conflits et des intérêts personnels antisociaux, si bien que la disparition des inégalités de classe neutralisera toute forme de coercition dans la reproduction sociale. Cette affirmation demeure cependant problématique et il semble admis que Marx ne la défende pas systématiquement. En conséquence, il semble préférable de considérer la thèse de l’avènement du communisme comme un idéal régulateur, comme une vision morale qui guide nos actions plutôt qu’une affirmation réelle concernant la trajectoire future du changement social.

Prises ensemble, ces cinq thèses constituent un argument puissant et élégant pour défendre la viabilité d’une alternative égalitaire et démocratique au capitalisme. Si l’on peut montrer de façon convaincante que le capitalisme finit par s’autodétruire, qu’une alternative devra par conséquent advenir, et qu’un acteur collectif puissant, conjointement avec la disparition du capitalisme, émergera en défendant l’intérêt de voir se construire une alternative démocratique et égalitaire, alors la croyance selon laquelle ces institutions pourraient être créées de façon pragmatique ne relève pas en dernière instance d’un acte de foi démesuré.

Les insuffisances de la théorie marxienne concernant l’avenir du capitalisme

Au sein de la tradition marxiste, la critique du capitalisme et le cadre conceptuel de son analyse de classe conservent une certaine valeur, mais sa théorie de l’histoire contient de sérieuses faiblesses7. Quatre problèmes compromettent en effet l’exactitude de la théorie marxiste traditionnelle pour construire une théorie des alternatives au capitalisme : les crises périodiques qui traversent le capitalisme ne semblent pas s’intensifier au fil du temps ; à défaut d’être simplifiées par un processus de prolétarisation homogène, les structures de classe sont devenues plus complexes ; au sein des sociétés capitalistes historiquement implantées, la capacité collective de la classe ouvrière à contester les structures du pouvoir capitaliste semble diminuée ; les stratégies de transformation sociale fondées sur des scénarios de rupture, même si elles étaient en mesure de renverser l’État capitaliste, ne semblent pas fournir un cadre sociopolitique favorisant la pérennité des expérimentations démocratiques. Dans la mesure où chacun de ces thèmes a été abondamment traité lors de discussions contemporaines sur le marxisme et le changement social, je vais me limiter ici à exposer brièvement leurs principaux arguments.

La théorie de l’intensification de la crise

La thèse selon laquelle les crises structurelles du capitalisme auront tendance à s’intensifier avec le temps est fondamentale pour soutenir l’idée que les contradictions du capitalisme anéantiront au final ses propres conditions d’existence. Si nous devons indéniablement reconnaître que le capitalisme sera sujet à des crises économiques périodiques plus ou moins graves, sans pour autant admettre l’existence d’une tendance globale à l’intensification des perturbations qui touchent l’accumulation du capital, nous perdons alors l’infrastructure conceptuelle selon laquelle le capitalisme s’affaiblit au fil du temps. Et en l’absence de prévision historique qui anticiperait son autodestruction, la vulnérabilité du capitalisme diminuerait malgré la contestation collective des forces sociales anticapitalistes. On peut néanmoins ajouter qu’une crise profonde et prolongée, si elle devait se produire, pourrait offrir une « fenêtre d’opportunité » historique en vue d’une transformation sociale radicale, mais ce scénario est beaucoup moins ambitieux que celui qui prédit la probabilité croissante que surviennent de telles crises dans un avenir proche.

Un certain nombre de raisons permettent en effet de douter de la thèse de l’autodestruction du capitalisme. Tout d’abord, alors même que le capitalisme contient certainement des processus qui produisent des perturbations économiques périodiques, Marx et plusieurs marxistes après lui ont sans doute sous-estimé à quel point les interventions de l’État peuvent réguler de manière significative ces processus. Le résultat est que cette tendance constante à l’aggravation des perturbations économiques disparaît au fil du temps. Deuxièmement, bien que dans les phases ultérieures du développement capitaliste le taux de profit puisse être inférieur à celui que l’on observait dans les phases antérieures, rien n’indique pour autant qu’il continuera à diminuer dans les économies capitalistes historiquement bien implantées. Troisièmement, et selon des considérations plus théoriques, les fondements conceptuels de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit » sont assez problématiques. Plus fondamentalement, la théorie de la valeur travail sur laquelle se fonde cette loi a été critiquée, y compris par des économistes largement favorables aux objectifs normatifs et explicatifs du marxisme. Bien que l’idée de travail en tant que source de la valeur puisse être un dispositif utile pour illustrer l’idée d’exploitation, aucune raison convaincante ne permet de croire que le travail – et seulement lui – est à l’origine de toute valorisation. Par ailleurs, Marx n’a pas défendu de manière soutenue cette hypothèse, et les discussions contemporaines n’ont pas abouti à un argument convaincant8. Si la théorie de la valeur travail est rejetée, l’argument qui établit un lien entre l’augmentation de l’intensité capitalistique et la réduction du taux de profit perd alors de sa cohérence9.

À l’aune de ces considérations, il serait sans doute possible de construire une nouvelle théorie de la trajectoire autodestructrice du capitalisme. Les débats actuels mettent en avant l’idée que la mondialisation progressive du capitalisme, au début du XXIe siècle, compromet gravement la capacité de l’État à réguler les effets systémiques de la crise économique, puisque l’espace géographique des activités marchandes échappe à la juridiction des États. En théorie, une telle situation pourrait signifier que l’intensification des crises économiques, à la différence de celles de la fin du XXe siècle, sera bien plus élevée car aucune institution mondiale pouvant gérer efficacement ces crises n’est susceptible de se développer. La crise financière qui a débuté en 2008 peut être le signe de ce nouveau processus d’intensification.

Une seconde idée consiste à dire que la destruction de l’environnement engendrée par la croissance capitaliste finira par détruire les conditions écologiques qui assurent l’existence même du capitalisme.

Une troisième suggestion défend l’idée selon laquelle le passage d’une économie industrielle à une économie de services et, peut-être, à une « économie de la connaissance » signifie que dans le futur il sera de plus en plus difficile pour les propriétaires du capital de dominer l’activité économique. La propriété intellectuelle est intrinsèquement plus difficile à monopoliser que le capital physique. Plus précisément, avec l’avènement des nouvelles technologies de l’information, il est bien plus facile pour les individus de transgresser les droits de propriété privée de l’information et des connaissances. En outre, la production de connaissances et d’informations est bien plus efficace lorsqu’elle relève d’une activité sociale de collaboration et de coopération, ce qui veut dire que l’imposition de droits de propriété capitalistes à ce processus constitue alors une « entrave » au développement de ces forces de production. En conséquence, et à long terme, le capitalisme deviendra de plus en plus vulnérable car il sera contesté par des formes d’organisation non capitalistes dans les secteurs de la production et de la distribution de l’information et de la connaissance.

Tous ces facteurs, ou même une partie d’entre eux, pourraient laisser croire que la fin du capitalisme coïncidera avec son autodestruction. Cependant, les arguments mobilisés demeurent spéculatifs et insuffisamment développés et, pour l’instant, il ne semble pas qu’il y ait de bonnes raisons de croire que les contradictions internes du capitalisme déboucheront à long terme sur une structure économique obsolescente. Le capitalisme peut ne pas être souhaitable, pour toute une série de raisons que nous avons indiquées dans le chapitre 3, tout en étant reproductible. Encore faut-il préciser qu’un tel constat n’implique pas que le capitalisme soit immunisé contre toute forme de transformation : même si ses dynamiques internes ne le condamnent pas à l’autodestruction, il se pourrait qu’il soit transformé par une action collective. Mais une telle action ne sera pas nécessairement encouragée par la fragilité croissante du capitalisme.

La théorie de la prolétarisation

Le second problème majeur de la théorie marxiste classique concernant la destinée du capitalisme tourne autour de la théorie de la prolétarisation. Bien qu’il soit certainement vrai que le développement du capitalisme ait intégré une proportion croissante de la population active dans des relations de travail capitalistes, un tel processus n’a pas débouché sur une prolétarisation et une homogénéisation des classes sociales, mais plutôt sur une complexification des structures de classe. À ce sujet, un certain nombre de tendances structurelles peuvent être relatées.

Premièrement, nous observons le développement et l’expansion de ce que j’ai appelé des « positions de classe contradictoires10 ». Les positions de classe sont les places spécifiques occupées par des personnes au sein d’une structure de classe. Les positions de la classe ouvrière et celles de la classe capitaliste sont les deux positions fondamentales déterminées par les rapports capitalistes de classe. Mais plusieurs positions dans la structure de classe ne correspondent pas strictement à ces deux positions de base. En particulier, les positions de classe des cadres et des manageurs contiennent des propriétés relationnelles qui relèvent à la fois des capitalistes et des travailleurs, occupant ainsi des « positions contradictoires ». Les experts et les techniciens hautement qualifiés occupent aussi des positions contradictoires du fait de leur qualification. Dans la plupart des pays capitalistes, un peu moins de la moitié de la population active occupe de telles positions contradictoires11.

Deuxièmement, après une longue période de déclin, une croissance significative des auto-entrepreneurs et des petites entreprises a eu lieu dans de nombreux pays capitalistes. Certes, un grand nombre de ces petites entreprises et professionnels indépendants sont subordonnés à des grandes sociétés privées, mais ils se démarquent de la classe ouvrière.

Troisièmement, bien que la concentration de la richesse soit devenue un phénomène économique récent qui touche la plupart des pays capitalistes (et plus particulièrement les États-Unis), force est de constater que l’actionnariat salarié s’est également démocratisé – une proportion croissante de la population investit désormais dans des entreprises, que ce soit sous la forme d’investissements directs en actions ou sous la forme de fonds de pension. Loin de créer une « société des propriétaires » ou un « capitalisme populaire », de tels dispositifs financiers complexifient néanmoins la structure de classe du capitalisme.

Quatrièmement, avec l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, les structures de classe auxquelles se rattachent les individus sont devenues plus complexes que dans le passé, puisque les ménages à double revenu sont reliés à la structure de classe par deux emplois, et non plus par un seul. Le résultat est qu’une proportion importante de la population constitue ce qu’on peut appeler des « ménages transclasses », des ménages dans lesquels l’emploi salarié des conjoints et des conjointes renvoie à des positions de classe différentes12.

Au final, on observe dans de nombreux pays capitalistes développés une stratification croissante de la classe ouvrière. Après une longue période durant laquelle l’inégalité des revenus chez les salariés a diminué, cette inégalité a fortement augmenté dans le dernier quart du XXe siècle. À cela, il faut ajouter que, depuis le début des années 1990, dans certains pays – notamment aux États-Unis –, les schémas d’évolution du marché du travail se sont fortement polarisés : la croissance de l’emploi s’est essentiellement concentrée sur le sommet et la base de la pyramide des salaires, mais pas sur les strates intermédiaires13. La classe ouvrière, quelle que soit sa définition, a donc subi un processus interne de différenciation plutôt qu’un processus d’homogénéisation.

La complexification des relations de classe ne signifie pas que la notion de classe a moins d’importance dans la vie des gens ou que les structures de classe sont fondamentalement de moins en moins capitalistes. Elles signifient simplement que les transformations structurelles que prévoyait la thèse de l’intensification de la lutte des classes ne se sont pas réalisées.

La théorie de la capacité collective de classe

Le second aspect de la thèse de l’intensification de la lutte des classes dans la théorie marxiste classique concerne l’augmentation de la capacité de la classe ouvrière à contester le capitalisme. Or cette capacité a tendanciellement diminué dans les sociétés capitalistes développées. Un tel constat s’explique en partie par l’hétérogénéité croissante des intérêts des salariés, en raison tant de la complexité de la structure de classe que de la stratification au sein de la classe ouvrière. Cette hétérogénéité rend plus difficile la volonté de renforcer la solidarité et de former des coalitions politiques stables. Mais la faiblesse de la capacité collective de classe à contester le système reflète également la manière dont les démocraties capitalistes ont su organiser les possibilités d’amélioration réelle des conditions de vie dans les limites du capitalisme. Pour tirer parti de ces possibilités, l’une des contraintes centrales imposées par l’État a été l’abandon de toute tentative d’organisation et de mobilisation révolutionnaires. Les « compromis de classe » qui en résultent – et qui vont revêtir la forme des mouvements syndicaux et de l’État-providence – ont permis aux travailleurs d’obtenir des augmentations salariales substantielles. Et bien que ces gains aient été en partie érodés au cours des dernières décennies du XXe siècle, ils restent néanmoins suffisamment élevés pour freiner les mouvements solidaires qui contestent la légitimité du système. Compte tenu de la robustesse du capitalisme et de la force des institutions qui le reproduisent, du moins dans les démocraties capitalistes avancées, ces compromis de classe constituent encore un répertoire d’action crédible pour les organisations ouvrières. Quoi qu’il en soit, aucune société capitaliste n’a vu la classe ouvrière développer une capacité collective à contester les fondements du pouvoir capitaliste.

La théorie de la transformation par la rupture

Bien qu’il n’y ait pas d’exemples historiques de contestations révolutionnaires ayant rencontré un véritable succès au sein des pays capitalistes développés (et relativement peu d’exemples de contestations significatives mais ayant échoué), de telles contestations ont néanmoins eu lieu dans des sociétés capitalistes moins développées, et, dans certains cas, des socialistes révolutionnaires sont parvenus à accéder au pouvoir. Des États ont été renversés et des régimes révolutionnaires, se réclamant symboliquement du socialisme, instaurés. Cependant, ces tentatives de transformation par la rupture n’ont jamais été en mesure de renforcer à long terme le développement d’institutions démocratiques et expérimentales. En effet, la construction volontariste d’alternatives émancipatrices dépend, dans un processus démocratique, de délibération et de construction institutionnelles, et de la participation active, autonome et créative de personnes ordinaires. Même si cette participation démocratique et égalitaire à la transformation révolutionnaire du capitalisme a pu surgir de manière épisodique, ces séquences historiques ont toujours été de courte durée et relativement isolées.

À la suite d’une séquence révolutionnaire, l’échec à maintenir un processus prolongé, démocratique et expérimental provient du fait que les régimes révolutionnaires subissent toujours une pression extrême, à la fois économique et militaire, exercée par des pays capitalistes puissants. Ces régimes ont alors ressenti l’urgence de consolider leur pouvoir et de construire des institutions suffisamment fortes pour résister à cette pression. Puisque l’expérimentation démocratique est inévitablement un processus désordonné qui dépend fortement de la capacité à tirer les leçons de ses erreurs, il est compréhensible que les régimes révolutionnaires puissent ressentir le besoin de court-circuiter ces étapes afin d’être opérationnels. Une autre hypothèse est également de soutenir que le problème était essentiellement un problème de développement économique des économies au sein desquelles les mouvements révolutionnaires ont exercé le pouvoir politique. Le marxisme classique n’a certainement jamais imaginé que la transformation du capitalisme en une alternative démocratique et égalitaire serait possible dans une société où le capitalisme n’avait pas encore atteint des niveaux de productivité très élevés. Mais il se peut aussi que les formes concentrées de pouvoir politique, d’organisation et de violence nécessaires pour produire une rupture révolutionnaire avec les institutions existantes soient elles-mêmes incompatibles avec les pratiques participatives qui sont nécessaires à l’expérimentation démocratique lorsqu’il s’agit de construire de nouvelles institutions émancipatrices. Dans certaines circonstances, les partis révolutionnaires peuvent être des « armes organisationnelles » efficaces pour renverser les États capitalistes, mais ils demeurent extrêmement inefficaces lorsqu’il s’agit de construire une alternative démocratique et égalitaire. En conséquence, les exemples empiriques de ruptures historiques avec le capitalisme ont conduit à des formes bureaucratiques et autoritaires d’organisation économique, plutôt qu’à quelque chose se rapprochant d’une alternative démocratique et égalitaire au capitalisme.

Vers une autre formulation du problème

Lorsqu’il s’agit de décrire les propriétés centrales de la trajectoire du capitalisme, la théorie marxiste classique des alternatives au capitalisme est profondément ancrée dans une vision déterministe : en prédisant les grandes lignes du développement futur du capitalisme, Marx espérait contribuer à la réalisation d’une alternative émancipatrice qui se situait au-delà du capitalisme. En l’absence d’une théorie dynamique irréfutable prédisant la fin du capitalisme, la stratégie alternative consiste alors à abandonner une telle théorie afin de construire une théorie de la possibilité structurelle. La différence est la suivante : une théorie de la trajectoire dynamique tente de prédire certaines caractéristiques de l’évolution future des changements sociaux sur la base d’une compréhension des mécanismes causaux qui orientent la société selon une direction particulière. En anticipant la production de certains développements qui vont avoir lieu (en supposant que la théorie soit exacte), une telle théorie permet de définir les effets qui peuvent se produire. Le capitalisme s’autodétruira (éventuellement) et le socialisme apparaîtra comme une alternative. En revanche, une théorie de la possibilité structurelle ne tente pas de prédire le cours des événements dans la durée, mais tout simplement de cartographier le champ des possibles qui impulseront des changements institutionnels et qui se produiront sous différentes conditions sociales.

La version la plus forte d’une théorie de la possibilité structurelle reviendrait à avoir une feuille de route détaillée avant de partir en voyage. La carte indiquerait toutes les destinations possibles à partir de votre position actuelle et tous les itinéraires alternatifs qui conduiraient à chacune d’entre elles. Une carte relativement précise nous informerait des conditions routières, précisant bien celles qui exigeraient des véhicules tout-terrain et d’autres qui seraient temporairement ou définitivement infranchissables (du moins jusqu’à ce qu’un moyen de transport plus efficace soit inventé). Muni de cette carte, la seule question à se poser, lorsque vous ciblez une destination particulière, est de savoir si vous avez ou non le véhicule approprié pour voyager. Bien entendu, il se peut que vous soyez incapable de réunir les ressources suffisantes pour acheter le véhicule nécessaire permettant de se rendre à la destination la plus souhaitable, mais vous aurez au moins une compréhension réaliste de cette contrainte avant de partir en voyage et vous pourrez donc changer vos plans.

Hélas, une telle carte n’est qu’une pure invention de l’esprit, et aucune théorie sociale existante n’est suffisamment puissante pour construire une cartographie complète des destinations sociales possibles. Il se pourrait bien qu’une telle théorie soit impossible dans son principe même – le changement social est bien trop complexe et reste profondément affecté par des enchaînements contingents de processus causaux pour être représenté sous la forme d’un plan détaillé qui présenterait un panorama complet des futurs possibles. Quoi qu’il en soit, nous devons admettre que nous n’avons pas cette carte à notre disposition. Et pourtant, nous voulons quitter la position que nous occupons en raison de ses préjudices et de ses injustices. La question est donc de savoir : que faut-il faire ?

Au lieu de penser le projet d’un changement social émancipateur sous la forme métaphorique d’une feuille de route qui nous guiderait vers une destination connue, le mieux serait peut-être d’appréhender un tel changement comme une excursion exploratoire. Il s’agit de quitter ce monde bien connu à l’aide d’une boussole qui nous indiquerait la direction que nous souhaitons prendre et d’un odomètre qui nous signalerait la distance que nous avons parcourue depuis notre point de départ, mais sans l’aide d’une feuille de route qui baliserait l’ensemble du parcours (du point de départ jusqu’à la destination finale). Bien entendu, une telle exploration est semée d’embûches : nous pouvons croiser des abîmes infranchissables, des obstacles insoupçonnés qui nous obligent à nous déplacer dans une direction imprévue. Nous pourrions aussi être contraints de revenir en arrière et d’emprunter un nouvel itinéraire. Il y aura des moments où nous prendrons de la hauteur, avec une vue dégagée vers l’horizon, ce qui facilitera grandement notre orientation pendant un certain temps. Mais d’autres fois, nous devrons opter pour des chemins tortueux et des forêts denses, ignorant exactement où nous allons. Peut-être qu’à l’aide de technologies nouvelles que nous inventerons durant notre parcours, nous pourrons créer en altitude un terrain artificiel et nous projeter un peu plus loin. Et nous pourrons alors découvrir qu’il existe éventuellement des limites absolues à notre avancée. Bien que nous ne puissions pas savoir à l’avance jusqu’où nous pouvons aller, nous pouvons néanmoins savoir si nous allons dans la bonne direction.

Cette approche de la pensée des alternatives émancipatrices conserve une dimension fortement normative lorsqu’il s’agit d’entrevoir un mode de vie postcapitaliste, tout en reconnaissant les limites de nos connaissances scientifiques sur les possibilités réelles de transcender le capitalisme. Encore faut-il noter qu’il ne s’agit pas ici d’embrasser la fausse certitude selon laquelle il existe des limites infranchissables à la construction d’une alternative démocratique et égalitaire. L’absence de connaissances scientifiques solides concernant les limites du possible s’applique aussi bien aux perspectives alternatives qu’à la durabilité du capitalisme.

La question centrale pour explorer et découvrir de nouvelles contrées est donc l’utilité de notre appareil de navigation. C’est pourquoi nous avons besoin de construire ce que l’on pourrait appeler une boussole socialiste, c’est-à-dire les principes qui nous disent si nous allons dans la bonne direction. Nous développerons ce point dans le chapitre suivant.