CHAPITRE 5

La boussole socialiste

En l’absence d’un schéma préétabli d’alternative démocratique et égalitaire au capitalisme, nous essaierons de mettre en lumière les principes d’innovation et de changement institutionnels qui nous indiqueront si nous sommes dans la bonne direction. Dans ce chapitre, nous tenterons précisément de procéder ainsi, en commençant par interroger le sens du mot « social » auquel se réfère le socialisme. Une telle interrogation nous permettra ensuite de définir trois idéaux-types qui sont autant de manières d’organiser l’économie : le capitalisme, l’étatisme et le socialisme. Enfin, à partir de cette clarification conceptuelle, nous exposerons alors quels sont les principes directeurs de notre boussole socialiste.

Prendre au sérieux le « social » dans le socialisme

Le terme de « social » constitue la racine sémantique de la social-démocratie comme du socialisme. En règle générale, ce terme imprécis et vague est utilisé pour justifier un programme politique davantage dévoué au bien-être général de la société qu’aux intérêts particuliers d’une élite restreinte. Parfois, les versions les plus radicales du discours socialiste font référence à la « propriété sociale » par opposition à la « propriété privée », même si dans les faits une telle référence se confond généralement avec la propriété de l’État, à tel point que le terme de « social » finit toujours par avoir un impact analytique relativement faible dans l’élaboration d’un programme politique.

Dans ce chapitre, je vais défendre l’idée que ce terme peut être utilement employé pour identifier un ensemble de principes et de perspectives de changement qui aident plus précisément à différencier le socialisme de deux manières opposées d’organiser l’économie : le capitalisme et l’étatisme. Une telle différenciation conceptuelle nous permettra ainsi de mieux saisir les principes d’une transformation sociale défiant le capitalisme.

La plupart des discussions sur le socialisme construisent ce concept selon un contraste binaire avec le capitalisme. La stratégie la plus courante est de commencer par une discussion sur les différentes façons d’organiser la production et, de là, de définir le capitalisme comme un « mode de production » spécifique dans lequel la production est orientée vers la maximisation du profit à travers l’échange sur le marché, ou comme une « structure économique » dans laquelle les moyens de production sont soumis au régime de la propriété privée et n’appartiennent pas aux travailleurs, ces derniers étant donc contraints de vendre leur force de travail en vue d’obtenir leurs moyens de subsistance. Le socialisme est alors défini par la négation de l’une ou plusieurs de ces conditions. Puisque le cœur du concept de capitalisme réside dans la propriété privée des moyens de production, cela a généralement signifié que le socialisme devait se fonder sur une forme ou une autre de propriété publique, l’exemple le plus symptomatique en étant l’outil institutionnel que représente la propriété étatique.

Selon moi, la formulation du concept de socialisme doit se fonder sur une approche différente permettant de le démarquer de ces deux formes alternatives de structure économique, à savoir le capitalisme et l’étatisme. Le capitalisme, l’étatisme et le socialisme peuvent être considérés comme des modes alternatifs d’organisation des relations de pouvoir à travers lesquels les ressources économiques sont allouées, contrôlées et utilisées. Pour expliciter cette tripartition, je vais d’abord clarifier un certain nombre de concepts importants : 1) le pouvoir, 2) la propriété, et 3) l’État, l’économie et la société civile, qui sont trois grands domaines d’interaction sociale et de pouvoir. Ensuite, j’élaborerai une typologie conceptuelle du capitalisme, de l’étatisme et du socialisme qui sont autant de structures économiques fondées sur des configurations spécifiques de propriété et de pouvoir qui jouent dans ces trois domaines. Et troisièmement, j’expliquerai en quoi cette typologie des structures économiques nous aide à mieux cartographier conceptuellement la variabilité empirique des systèmes macroéconomiques. Une telle cartographie nous fournira alors le vocabulaire conceptuel adéquat pour élaborer notre boussole socialiste qui nous guidera vers les chemins de l’accroissement du pouvoir d’agir social.

Clarifications conceptuelles

Le pouvoir

Le pouvoir est l’un des concepts les plus constamment discutés dans la théorie sociale. Pour commencer, je souhaite ici insister sur une idée simple, le pouvoir comme capacité des acteurs à accomplir des choses dans le monde. L’expression « accomplir des choses dans le monde » est très générale, mais elle permet de mettre l’accent sur l’idée de produire des effets dans le monde, sans préciser à l’avance un type particulier d’effets : avoir du pouvoir, c’est être en mesure de produire des effets significatifs en ce qui concerne un but ou un objectif. Cette formulation assez large permet notamment de comprendre en quoi le pouvoir ne se réduit pas seulement, par exemple, à la capacité de poursuivre ses propres intérêts. Cette définition contient une dimension à la fois instrumentale et structurelle : elle est instrumentale dans la mesure où elle se focalise sur les capacités mobilisées par les individus pour accomplir des choses dans le monde ; elle est structurelle dans la mesure où l’actualisation de ces capacités dépend des conditions sociales structurelles dans lesquelles les gens agissent1. Par exemple, le pouvoir des capitalistes dépend à la fois de leur richesse et d’une structure sociale dans laquelle cette richesse peut être déployée. Posséder une usine est une source de pouvoir à condition qu’il y ait aussi une main-d’œuvre séparée des moyens de subsistance, qui doit dépendre du marché du travail, et un ensemble d’institutions étatiques qui assurent l’exécution des contrats et protègent les droits de propriété. La simple propriété de cette ressource économique ne devient une source réelle de pouvoir que sous certaines conditions sociales.

Vu sous cet angle, le pouvoir n’est pas nécessairement un phénomène à somme nulle : augmenter la capacité d’une personne ou d’un groupe n’implique pas nécessairement de diminuer la capacité des autres. De la même manière, cette notion de pouvoir n’implique pas en soi la « domination » au sens où un acteur serait en mesure de contrôler les actions des autres malgré leur désaccord : un groupe de personnes coopérant efficacement pour accomplir certaines tâches peuvent être considérées comme exerçant du pouvoir, bien qu’aucune contrainte ne soit impliquée dans la coopération. Un groupe bien organisé qui coopère pacifiquement a plus de pouvoir qu’un groupe divisé et désorganisé : il dispose d’une plus grande capacité d’action. Néanmoins, dans de nombreux contextes sociaux, étant donné la nature des rapports sociaux et des conflits d’intérêts, le pouvoir implique la domination. Le pouvoir de dépend souvent du pouvoir sur.

Ce point étant acquis, il est possible de différencier les différentes formes de pouvoir en fonction de leur base sociale sous-jacente. Dans le contexte actuel, nous distinguerons trois formes importantes de pouvoir : le pouvoir économique, fondé sur le contrôle des ressources économiques ; le pouvoir étatique, fondé sur le contrôle de l’élaboration des règles et la capacité de les appliquer sur un territoire donné ; et ce que j’appellerai le pouvoir social, fondé sur la capacité de mobiliser des individus à s’engager volontairement dans des actions collectives. Il existe trois manières d’inciter les gens à agir, qui correspondent respectivement à un type de contrainte exercée par ces trois formes de pouvoir. On peut en effet corrompre les gens (pouvoir économique) ; on peut également les forcer (pouvoir étatique) ; on peut enfin les convaincre (pouvoir social)2. Et, comme nous le verrons, chaque forme de pouvoir est étroitement liée aux distinctions conceptuelles qui nous permettent de différencier le capitalisme, l’étatisme et le socialisme.

La propriété

La « propriété » est une idée multidimensionnelle qui implique plusieurs types de droits juridiquement exécutoires (c’est-à-dire des pouvoirs effectifs sur des choses). Exposons brièvement les trois versants de la propriété :

1. Les agents de la propriété qui renvoient au détenteur des droits de propriété. Il existe de nombreux types possibles d’agents sociaux qui peuvent être propriétaires (individus, familles, organisations, États, ou des entités plus abstraites comme la « société » ou l’« humanité »).

2. Les objets de la propriété qui renvoient aux choses qui peuvent être possédées ou non. Il fut un temps aux États-Unis, par exemple, où l’institution de l’esclavage autorisait des personnes à posséder d’autres personnes. Cette institution a été aujourd’hui abolie. Certaines catégories de choses peuvent être possédées par certains types d’agents, mais pas d’autres. Par exemple, dans certains pays, la terre est possédée en commun par l’ensemble des personnes, alors que dans d’autres elle peut être possédée par des individus particuliers. Aux États-Unis, aujourd’hui, certains types d’armes peuvent être possédés par l’État mais pas par des particuliers ou d’autres formes d’organisations.

3. Les droits de propriété qui incluent le droit d’user d’une chose de différentes façons, le droit de la détruire, de la vendre ou d’en disposer, le droit de laisser d’autres personnes en user et de percevoir les revenus générés par cet usage.

Le problème de la propriété est particulièrement complexe car différents droits de propriété peuvent être distribués, selon des proportions différentes, à plusieurs types d’agents et en fonction des objets de la propriété retenus. Considérons, par exemple, que dans le capitalisme les moyens de production relèvent du régime de la propriété privée. Les moyens de production sont donc un objet particulier de la propriété. Affirmer qu’ils relèvent de la propriété privée signifie que des individus et des organisations extra-étatiques (comme les entreprises et les organisations à but non lucratif) ont le droit de prendre des décisions concernant l’usage des moyens de production sans craindre l’intervention de l’État et des non-propriétaires. Mais dans la pratique, les relations de propriété qui gouvernent les moyens de production dans toutes les économies capitalistes sont bien plus complexes, puisque le pouvoir d’user d’une chose (machines, bâtiments, terrains, matières premières et ainsi de suite) n’y est plus sous le contrôle des propriétaires privés, mais de l’État. À titre d’exemple, les propriétaires d’entreprises sont limités dans la manière dont ils peuvent user de leurs moyens de production en raison d’exigences de santé et de sécurité. Ils ne peuvent pas établir librement un contrat avec un travailleur en ignorant ces exigences et, à cet égard, ils ne jouissent pas de la pleine propriété de la machine, puisque certains droits de propriété ont été accaparés par l’État. Par ailleurs, les capitalistes n’ont même pas le droit de percevoir intégralement les revenus nets (les profits) engendrés par l’utilisation de la propriété de leurs moyens de production, puisque l’État prélève par un système d’imposition une partie de ces revenus. En effet, les profits qui sont générés par l’utilisation des moyens de production sont divisés entre une entité publique – l’État – et les propriétaires privés3.

En raison de la complexité de la distribution des droits de propriété au sein de cet ensemble que nous appelons, faute de mieux, la « propriété », il n’est pas toujours facile d’identifier les personnes qui « possèdent » les moyens de production, puisque des droits différents sont attribués à des acteurs différents. La question se complexifie davantage avec la distinction bien connue entre « propriété » et « contrôle » qui intervient dans de nombreux contextes économiques. Bien que les grandes entreprises capitalistes soient détenues par des actionnaires, le contrôle réel du fonctionnement de ces entreprises revient néanmoins aux manageurs et aux cadres supérieurs. Selon les règles admises, les cadres-dirigeants sont bien embauchés par les propriétaires, généralement par l’intermédiaire d’un conseil d’administration, et les cadres supérieurs et les manageurs qu’ils embauchent, mais qui leur sont hiérarchiquement inférieurs, deviennent ainsi les représentants officiels des « vrais » propriétaires. Mais dans les faits, il peut être assez difficile pour les propriétaires de surveiller et de contrôler efficacement les actions de ces cadres dirigeants ou de ces manageurs. Une telle situation soulève alors des problèmes potentiellement épineux pour les propriétaires, puisque les stratégies commerciales qui peuvent être optimales pour les gestionnaires de l’entreprise peuvent ne pas toujours correspondre aux intérêts des propriétaires (d’où le fameux « problème de la relation principal-agent » en théorie économique)4. Pour surmonter ce problème, un certain nombre de mécanismes institutionnels ont été mis au point afin d’aligner plus étroitement les intérêts des gestionnaires et ceux des actionnaires. Des perspectives d’évolution de carrière constituent en effet un moyen d’accroître potentiellement la loyauté et le sentiment d’appartenance des gestionnaires, et les options sur actions (stock options) accordées aux cadres supérieurs sont souvent perçues comme un moyen d’accroître la coordination des intérêts des cadres dirigeants et des propriétaires. Mais malgré le développement de ces dispositifs, les propriétaires des moyens de production ne disposent toujours pas d’un pouvoir total sur la production.

Dans le contexte actuel, nous souhaitons reprendre cette question en raison de l’impact de la propriété sur le fonctionnement des différents types de système économique. C’est pourquoi nous devons cibler prioritairement les droits permettant de transférer les droits de propriété (c’est-à-dire le droit de vendre et de faire don de ce que l’on possède, et le droit d’acheter ce que les autres possèdent) et les droits de contrôler l’utilisation et la distribution de la plus-value (c’est-à-dire, le revenu net généré par l’utilisation des moyens de production). Même au sein des économies capitalistes hautement réglementées, où de nombreux pouvoirs liés à la propriété privée ont été confisqués au détriment des individus et des entreprises, les propriétaires privés conservent néanmoins le droit d’acheter et de vendre des propriétés dont ils tirent profit en percevant les revenus nets que leur utilisation génère. Il s’agit là d’une dimension cruciale de la propriété car elle détermine la répartition de la plus-value vers d’autres formes d’investissement et oriente ainsi l’évolution économique au cours du temps.

Tout au long de ce livre, j’utiliserai donc les concepts de « propriété », au sens étroit du terme (la propriété comme droit au transfert de propriété et au contrôle de la plus-value), et les concepts de « pouvoir » et de « contrôle » pour décrire la capacité effective d’orienter l’utilisation des moyens de production. Ainsi, nous distinguerons le capitalisme, l’étatisme et le socialisme, à la fois selon le type de pouvoir qui est déployé dans les activités économiques (pouvoir économique, pouvoir étatique et pouvoir social) et selon la nature de la propriété des moyens de production (propriété privée, propriété étatique et propriété sociale).

Les notions de propriété privée et de propriété étatique des moyens de production sont assez courantes : la propriété privée signifie que des individus et des groupes d’individus jouissent de droits juridiquement exécutoires pour acheter et vendre des biens qui engendrent des revenus ; la propriété étatique signifie que l’État conserve directement des droits sur la configuration des moyens de production et le revenu net qu’ils génèrent. Reste alors à définir la « propriété sociale ». Il s’agit d’une notion à la fois moins courante et plus obscure. La propriété sociale des moyens de production signifie que la propriété qui engendre des revenus est détenue en commun par toutes les personnes qui sont membres de la « société ». Tout le monde dispose alors d’un droit collectif à percevoir ces revenus nets engendrés par l’utilisation de ces moyens de production et d’un droit collectif à disposer de la propriété qui engendre ces revenus. Une telle configuration n’implique pas nécessairement que le revenu net soit simplement divisé à parts égales entre tous les membres, même si cette division égalitaire pourrait exprimer le principe d’une propriété commune. La propriété commune signifie que les individus ont collectivement le droit de déterminer les objectifs en vue desquels les moyens de production ont été créés et d’orienter la distribution de la plus-value (le revenu net généré par l’utilisation des moyens de production).

Dans cette définition, le terme de « société » ne renvoie pas à un État-nation ou à un pays. Il se réfère plutôt à une unité sociale au sein de laquelle les gens participent à une activité économique interdépendante qui s’appuie sur des moyens de production et crée un certain type de produit. En Israël, le kibboutz traditionnel est un exemple de propriété sociale : dans le kibboutz, tous les moyens de production sont détenus en commun par tous les membres de la communauté qui contrôlent collectivement l’utilisation de la plus-value générée par l’utilisation de ces moyens de production. Les coopératives de travailleurs peuvent également être un exemple de propriété sociale selon les manières spécifiques dont les droits de propriété de la coopérative sont organisés. Une structure économique peut donc être composée d’unités sociales, aussi bien caractérisées par la propriété sociale que par la propriété privée et étatique.

Penser ainsi la propriété sociale signifie que nous pouvons en cerner trois grandes dimensions : la profondeur, l’amplitude et l’inclusivité. La profondeur de la propriété sociale mesure à quel point les moyens de production sont effectivement sous contrôle social, plutôt que sous contrôle privé ou étatique. Tout comme la propriété privée peut varier en fonction des droits qui sont liés à l’exercice privé des moyens de production, la propriété sociale peut aussi varier selon les droits qui sont réellement sous contrôle social. L’amplitude de la propriété sociale se réfère à l’ensemble des activités économiques qui se caractérisent par la propriété sociale. On retrouverait en haut de l’échelle qui mesure ce principe le kibboutz, notamment à l’époque où il s’organisait selon une perspective égalitariste et communautaire, et dans lequel la propriété privée était quasiment absente. L’inclusivité se réfère à l’ensemble des individus qui se reconnaissent dans l’idée selon laquelle « ils participent à une activité économique interdépendante ». Ce principe participatif peut avoir un sens restrictif et renvoyer aux personnes qui utilisent directement certains moyens de production, ou un sens plus large en ciblant les personnes dont l’existence est affectée par l’utilisation de ces moyens de production, et qu’on désigne parfois comme étant les « parties prenantes » (stakeholder) des moyens de production5.

Les frontières entre ces trois formes de propriété se sont parfois brouillées. Si l’État était profondément démocratique, la propriété étatique pourrait quasiment devenir une forme spécifique de la propriété sociale. Par exemple, dans une société démocratique, est-ce l’État ou bien le « peuple » qui possède les parcs nationaux ? Si les membres d’une coopérative de producteurs perçoivent des titres individuels sous forme d’actions – qu’ils peuvent vendre et qui leur donnent droit à des parts individuelles différenciées qui viennent s’ajouter au revenu net qu’il pourrait retirer de l’activité économique de la coopérative –, la propriété sociale de la coopérative ressemble alors fortement à une forme de propriété privée. Si, dans une autre économie capitaliste, l’État impose des restrictions sur le transfert des droits de propriété (par exemple, des contrôles sur les mouvements de capitaux) et réglemente la distribution de la plus-value selon différents types d’investissements, la propriété privée s’identifie alors beaucoup plus à la propriété étatique.

Les trois instances de pouvoir et d’interaction :
l’État, l’économie et la société civile

Tout effort visant à formuler des définitions rigoureuses et bien fondées de l’économie, de l’État et de la société civile, en tant qu’instances de pouvoir et d’interaction sociale, se heurte rapidement à un certain nombre de difficultés conceptuelles6. Par exemple, l’« économie » devrait-elle englober l’ensemble des activités qui produisent des biens et des services, ou bien seulement les biens et les services qui sont distribués par le marché ? Autre exemple : la préparation d’un repas domestique doit-elle être considérée comme une « activité économique » ? Est-ce que prendre soin de ses propres enfants relève également d’une telle activité ou bien faut-il seulement se limiter aux services publics de la petite enfance qui se situent en dehors du cercle familial ? L’économie doit-elle se définir par les fonctions qu’elle remplit au sein d’un « système social » (par exemple : la fonction d’« adaptation », selon le schéma de Talcott Parsons), par les motivations des acteurs engagés dans diverses activités (par exemple, la maximisation de l’utilité dans des conditions de rareté, comme le préconisent les modèles de l’économie néoclassique), par les moyens que les acteurs utilisent pour atteindre leurs objectifs (par exemple, l’utilisation de l’argent et d’autres ressources pour satisfaire leurs intérêts), ou bien par un autre facteur quelconque ? Peut-être devrions-nous distinguer l’« activité économique » de l’« économie » (la première peut se déployer dans n’importe quel domaine de la vie sociale, tandis que la seconde se réfère à un secteur plus spécialisé de l’activité au sein duquel les activités économiques sont prépondérantes). Mais la question de savoir ce que signifie réellement cette forme de « prépondérance » reste posée.

Proposer des solutions à tous ces problèmes demeure une tâche ardue et nous détournerait, je pense, de notre objectif principal. Néanmoins, pour poursuivre notre travail d’investigation, je définirai ces trois instances d’interaction sociale de façon relativement classique, laissant ces problèmes de conceptualisation en suspens :

L’État comprend un ensemble d’institutions organisées de façon plus ou moins cohérente et qui imposent des normes et des réglementations contraignantes sur un territoire donné. Max Weber a défini l’État comme une organisation qui revendique avec succès le monopole de la contrainte physique légitime à l’intérieur d’un territoire donné7. Pour ma part, je suis sensible à l’accent mis par Michael Mann, qui insiste notamment sur la capacité administrative de cette organisation à imposer des normes et des réglementations contraignantes sur des zones géographiques8. L’usage légitime de la force est l’un des principaux moyens de l’accomplir, mais ce n’est pas nécessairement le moyen le plus important. Le pouvoir étatique est alors défini comme la capacité effective d’imposer des règles et de réguler les relations sociales dans un territoire donné, une capacité qui dépend de facteurs tels que l’information et des infrastructures de communication, l’engagement de principe des citoyens à obéir à des règles et à des ordres, le niveau de discipline des fonctionnaires, l’efficacité de la réglementation à résoudre les problèmes, ainsi que le monopole de l’usage légitime de la coercition.

L’économie est la sphère de l’activité sociale dans laquelle les individus interagissent pour produire et distribuer des biens et des services. Dans le capitalisme, cette activité concerne des entreprises privées dans lesquelles la production et la distribution s’opèrent par l’intermédiaire d’échanges au sein du marché. Le pouvoir économique se fonde alors sur les types de ressources économiquement pertinentes que contrôlent des catégories différentes d’acteurs sociaux et qui sont déployées au sein de ces interactions visant la production et la distribution.

La société civile est la sphère d’interaction sociale dans laquelle les individus créent volontairement des associations ayant des objectifs multiples et divers9. Certaines de ces associations sont des organisations officielles avec des adhérents et des objectifs bien définis. Les clubs, les partis politiques, les syndicats, les institutions religieuses et les associations de quartier en sont des exemples bien connus. D’autres sont des associations plus souples qui s’apparentent davantage à des réseaux sociaux qu’à des organisations délimitées. Une « communauté », lorsque ce terme signifie quelque chose d’autre qu’une simple agrégation d’individus vivant dans une zone localisée, peut également être considérée comme une forme d’association officieuse au sein de la société civile. Le pouvoir dans la société civile dépend ainsi des capacités d’action collective mobilisées par cette association volontaire et peut en conséquence être désigné comme le « pouvoir associatif » ou le « pouvoir social ».

L’État, l’économie et la société civile sont bien des domaines d’interaction sociale, de coopération et de conflit entre les individus, et chacun de ces domaines implique des sources de pouvoir bien distinctes. Au sein de l’économie, les acteurs ont du pouvoir en vertu de leur propriété et du contrôle qu’ils exercent sur des ressources économiquement importantes. Dans les sphères de l’État, les acteurs ont du pouvoir en vertu du contrôle coercitif qu’ils exercent sur la production et l’application de règles sur un territoire donné. Et les acteurs de la société civile ont du pouvoir en vertu de leur capacité de mobiliser des individus pour des actions collectives volontaires.

Une typologie des structures économiques :
le capitalisme, l’étatisme et le socialisme

Nous pouvons désormais nous tourner vers le principal problème qui consiste à différencier le capitalisme, l’étatisme et le socialisme. Une telle différenciation, présente ou future, peut alors se penser sous l’angle du pouvoir, en essayant de saisir en quoi les pouvoirs économique, étatique et social influencent la distribution, le contrôle et l’utilisation des ressources économiques. Le capitalisme, l’étatisme et le socialisme se distinguent ainsi par la forme de la propriété des moyens de production et au type de pouvoir qui détermine les activités économiques :

Le capitalisme est une structure économique dans laquelle les moyens de production sont soumis à la propriété privée. L’allocation et l’usage des ressources pour différents objectifs sociaux y sont donc réalisés par l’exercice du pouvoir économique. Les investissements et le contrôle de la production sont le résultat de l’exercice du pouvoir économique par les propriétaires du capital.

L’étatisme est une structure économique dans laquelle les moyens de production appartiennent à l’État. L’allocation et l’usage des ressources pour différents objectifs sociaux y sont donc réalisés par l’exercice du pouvoir étatique. Les représentants de l’État contrôlent le processus d’investissement et la production à travers une forme de mécanisme administratif d’État.

Le socialisme est une structure économique dans laquelle les moyens de production appartiennent collectivement à la société. L’allocation et l’usage des ressources pour différents objectifs sociaux y sont réalisés par l’exercice de ce que l’on peut appeler le « pouvoir social ». Le « pouvoir social » est enraciné dans la capacité de mobiliser les individus dans des actions collectives et de coopération volontaire au sein de la société civile. Cela implique que la société civile ne doit pas être considérée simplement comme un espace d’activité, de sociabilité et de communication, mais aussi comme un espace de pouvoir réel. Le pouvoir social est à distinguer du pouvoir économique, fondé sur la propriété et le contrôle des ressources économiques, et du pouvoir étatique, fondé sur le contrôle de la production de règles et leur application sur un territoire donné. L’idée de « démocratie », en ces termes, peut être conçue comme une manière spécifique de lier pouvoir social et pouvoir étatique : dans l’idéal démocratique, le pouvoir étatique est pleinement subordonné au pouvoir social et responsable devant lui. Le fameux « gouvernement par le peuple » ne se réduit pas au « gouvernement par l’agrégation atomisée d’individus séparés de la société pris en tant que personnes isolées ». Il s’agit plutôt du gouvernement par un peuple collectivement organisé en différentes associations (partis, communautés, syndicats, etc.). La démocratie est donc, par essence, un principe profondément socialiste. Si « démocratie » est le nom donné à la subordination du pouvoir étatique au pouvoir social, « socialisme » est celui qui désigne la subordination du pouvoir économique au pouvoir social.

Selon moi, il est important de clarifier le champ conceptuel dont nous esquissons ici les contours : il s’agit bien de différents types de structures économiques, mais c’est seulement dans le capitalisme que le pouvoir fondé sur l’économie joue un rôle prédominant quant à la détermination de l’usage des ressources économiques10. Dans l’étatisme et le socialisme, une instance de pouvoir, qui est distincte de l’économie elle-même, joue un rôle dominant dans l’allocation des ressources économiques pour des usages alternatifs. Bien entendu, le pouvoir étatique et le pouvoir social sont bien présents au sein du capitalisme, mais ils n’exercent pas un rôle central dans l’allocation, le contrôle et l’usage directs des ressources économiques.

Cette idée d’un socialisme enraciné dans le pouvoir social n’est pas conventionnelle. Elle diffère des définitions traditionnellement admises de deux manières. Tout d’abord, la plupart de ces définitions associent étroitement le socialisme à ce que j’appelle ici l’étatisme. Comme l’a affirmé Geoff Hodgson avec insistance, bien que Marx soit généralement assez vague lorsqu’il s’agit de décrire une alternative socialiste au capitalisme, il semble néanmoins acquis, si nous relisons les rares passages où Marx évoque le socialisme, qu’il a imaginé un système de production et de distribution contrôlé par l’État11. Depuis l’époque de Marx, le socialisme stato-centré a été fortement mis en avant dans les programmes des partis communistes et, jusqu’à la fin du XXe siècle, la plupart des partis sociaux-démocrates se sont également réclamés de cette vision du socialisme qu’ils associaient au contrôle de l’État sur les processus économiques. Contrairement à ces formulations traditionnelles, le concept de socialisme que je propose ici se fonde sur la distinction entre pouvoir étatique et pouvoir social, entre propriété étatique et propriété sociale.

La conceptualisation du socialisme que je propose ici diffère également des visions conventionnelles, au sens où elle ne fait pas explicitement référence aux marchés. Dans la tradition marxiste, le socialisme a généralement été considéré comme une forme d’organisation économique hors marché : le socialisme est une économie rationnellement planifiée qui se distingue du caractère anarchique de l’économie de marché capitaliste. Bien qu’il y ait eu sporadiquement des partisans du « socialisme de marché », le socialisme s’identifie en règle générale à la planification (généralement entendue comme une planification étatique centralisée). Or la définition du socialisme que je défends ici, qui est fondée sur la propriété sociale et le pouvoir social, n’exclut pas la possibilité que les marchés puissent jouer un rôle important dans la coordination des activités des entreprises possédées collectivement et contrôlées socialement.

Affirmer que le socialisme est une structure économique dans laquelle l’allocation et l’usage des ressources pour différents objectifs sociaux se réalisent par l’exercice d’un « pouvoir social », défini comme un pouvoir enraciné dans la société civile, ne dit rien sur la nature des associations qui seront centrales dans la société civile pour renforcer le pouvoir social. Traditionnellement, les socialistes qui se sont fortement réclamés de la tradition marxiste ont traité ce problème en termes de classes, en concentrant leurs développements sur l’importance des associations de la classe ouvrière pour le socialisme. Même s’il est vrai que l’organisation de la classe ouvrière est cruciale pour renforcer le pouvoir social, car la classe est profondément liée à la manière dont les gens participent au processus de production, il n’en demeure pas moins que ces capacités sociales et collectives d’auto-organisation dépassent le seul cadre de la classe ouvrière et comprennent un large éventail d’associations et d’acteurs collectifs qui ne se définissent pas seulement par leur relation à la structure de classe. Ainsi défini, le socialisme ne se réduit donc pas au contrôle des moyens de production par la classe ouvrière à travers des associations collectives12. Le renforcement du pouvoir d’agir social se traduit davantage par l’avènement d’une démocratie économique englobante et généralisée.

Hybrides

Selon la définition de ces trois idéaux-types, aucune économie réellement existante n’a été purement capitaliste, étatiste ou socialiste, car l’allocation, le contrôle et l’usage des ressources économiques ne sont jamais déterminés par une seule forme de pouvoir. De telles configurations n’existent que dans l’imagination (parfois cauchemardesque) des théoriciens. Le totalitarisme sera alors compris comme une forme d’hyper-étatisme imaginaire dans lequel le pouvoir étatique, sans avoir à se justifier devant la société civile et affranchi des contraintes du pouvoir économique, détermine entièrement la production et la distribution. Dans un capitalisme libertarien, l’État est atrophié jusqu’à devenir un simple « veilleur de nuit », avec pour seules fonctions de faire respecter les droits de propriété et d’assurer que les activités commerciales pénètrent toutes les sphères de la société civile, soumettant toute chose au processus de marchandisation. Dans un tel cas de figure, le pouvoir économique gouvernerait presque entièrement l’allocation et l’utilisation des ressources. Les citoyens seraient alors réduits à de purs consommateurs atomisés, qui opèrent des choix individuels sur un marché, mais n’exercent aucun contrôle collectif sur l’économie, à travers notamment des associations relevant de la société civile. Le communisme, tel qu’il fut compris dans la tradition marxiste, est une forme de société dans laquelle l’État a dépéri et où l’économie est absorbée dans la société civile, cette dernière étant conçue comme l’activité libre et coopérative d’individus associés.

Aucune de ces formes pures ne saurait constituer une forme stable et reproductible d’organisation sociale. Les économies dirigées par l’État, même dans leurs formes les plus autoritaires, n’ont jamais complètement éliminé les réseaux sociaux informels qui sont au fondement d’interactions sociales de type coopératif dont les effets réels sur l’activité économique outrepassent le contrôle direct de l’État, et le fonctionnement pratique des institutions économiques n’a jamais été entièrement subordonné à la planification dirigiste et centralisée. Si l’État jouait le rôle minimaliste que lui accordent les libertariens, le capitalisme serait non seulement un ordre social insoutenable et chaotique, mais il fonctionnerait aussi, comme l’a montré Polanyi, de manière beaucoup plus instable, puisque la société civile serait absorbée dans l’économie et se verrait ainsi réduite à une sphère entièrement marchandisée et atomisée13. Le communisme à l’état pur relève aussi de l’imaginaire utopique, tant il est difficile d’imaginer une société complexe fonctionner sans moyen autoritaire d’élaborer et d’appliquer des règles contraignantes (sans « État »). Les formes réalisables et durables d’organisation sociale à grande échelle exigent toujours des relations réciproques entre ces trois instances d’interaction sociale et de pouvoir.

En pratique, les concepts que sont le capitalisme, l’étatisme et le socialisme, en tant que structures économiques, devraient être pensés non simplement comme des idéaux-types homogènes, mais aussi comme des variables. Plus les décisions prises par les acteurs exerçant le pouvoir économique déterminent l’allocation et l’utilisation des ressources, plus la structure économique sera dite capitaliste. Plus le pouvoir exercé par l’intermédiaire de l’État détermine l’allocation et l’utilisation des ressources, plus la société sera considérée comme étatiste. Et plus le pouvoir enraciné dans la société civile détermine l’allocation et l’utilisation des ressources, plus la société se rapproche du socialisme.

Le degré de variabilité de ces concepts ouvre donc la possibilité de configurations mixtes complexes – des hybrides dans lesquels une économie contient à la fois des éléments capitalistes, étatistes et socialistes14. Toutes les sociétés capitalistes existantes contiennent en effet des éléments non négligeables d’étatisme, dans la mesure où les États répartissent une partie du surplus social sous la forme d’investissements dans des secteurs tels que les infrastructures publiques, la défense et l’éducation. Par ailleurs, dans toutes les sociétés capitalistes, l’État retire certains pouvoirs aux titulaires des droits de propriété privée, par exemple lorsque les États capitalistes imposent aux entreprises des normes en matière de santé publique et de sécurité. Le pouvoir étatique, davantage que le pouvoir économique, contrôle ces aspects spécifiques de la production, et on assiste à cet égard à une étatisation de l’économie. Les sociétés capitalistes renferment aussi toujours des éléments de socialisme, ne serait-ce que par la pression indirecte qu’exercent les acteurs collectifs issus de la société civile pour orienter l’allocation des ressources économiques, notamment à travers leurs efforts pour influer sur l’État et les entreprises capitalistes. Dans le langage ordinaire, l’usage récurrent du concept de « capitalisme » pour décrire un cas empirique constitue ainsi une abréviation désignant quelque chose comme une « structure économique hybride dans laquelle le capitalisme détient une prééminence quant à l’organisation de l’activité économique15 ».

Cette conception des structures économiques hybrides soulève toute une série de questions ardues concernant la nature des systèmes économiques et la façon dont différents principes et rapports de pouvoir peuvent se combiner. Plus précisément, il s’agit de questionner le sens de l’affirmation selon laquelle le capitalisme est « dominant » dans une configuration hybride16. Le problème ici, c’est qu’il semble difficile de mesurer et de comparer les impacts relatifs des différentes formes de pouvoir. Ainsi, alors même qu’il apparaît intuitivement évident que le capitalisme est aujourd’hui « dominant » aux États-Unis – et que nous pouvons raisonnablement appeler l’économie américaine « capitaliste » –, encore faut-il préciser que le pouvoir étatique américain oriente de manière significative l’allocation des ressources et contrôle la production et la distribution à travers la régulation des activités économiques et l’organisation de la production (par exemple, l’éducation, la défense et une partie importante de la santé). Si l’État cessait de financer ces activités économiques, l’économie américaine s’effondrerait, ce qui veut dire que la survie du système « dépend » d’éléments étatistes. L’économie américaine est donc clairement un syncrétisme entre capitalisme et étatisme (comprenant aussi, mais de manière subreptice, des éléments socialistes), et même si j’estime que dans ce syncrétisme économique le capitalisme est dominant, il n’est pas évident de mesurer une telle prééminence.

Je n’ai pas de solution rigoureuse pour résoudre le problème qui consiste à préciser la position dominante d’une forme de pouvoir au sein d’une configuration possible de relations de pouvoir. La solution analytique que j’adopte implique une compréhension « fonctionnaliste » du problème : dans les économies traditionnellement décrites comme étant « capitalistes », les éléments étatistes et socialistes occupent des espaces qui se situent dans les limites fonctionnelles établies par le capitalisme. Les tentatives qui visent à dépasser ces limites déclenchent alors toute une série de conséquences négatives qui tendent à neutraliser ces tentatives elles-mêmes. Il s’agit alors d’une compréhension fonctionnaliste de la « position dominante », dans la mesure où le capitalisme établit les principes de compatibilité fonctionnelle entre les éléments capitalistes, étatistes et socialistes ainsi que les conditions de perturbation de ce système hybride.

Deux points à clarifier méritent cependant d’être exposés ici. Tout d’abord, les limites en question sont des limites de compatibilité fonctionnelle, au sens où les éléments étatistes et socialistes qui sont présents dans la structure économique hybride sont en harmonie avec la reproduction du capitalisme. Cependant, une telle configuration ne signifie pas que les éléments non capitalistes contribuent toujours positivement à la reproduction du capitalisme. Ce que nous souhaitons dire ici, c’est que ces éléments ne perturbent pas structurellement le capitalisme, car une telle perturbation déclencherait des mesures correctives. Ces limites de compatibilité fonctionnelle peuvent parfois être assez larges, ce qui permet aux éléments étatistes et socialistes de bénéficier d’une certaine autonomie et de varier en intensité, mais elles peuvent aussi parfois être assez étroites. En ce sens, les structures hybrides sont davantage des systèmes librement combinés (loosely coupled) que des systèmes organiques hautement intégrés dans lesquels toutes les parties doivent être finement articulées pour que le système fonctionne correctement. Deuxièmement, les limites de la compatibilité fonctionnelle opèrent dans les structures du présent ; ces limites ne sont pas orientées vers des états futurs du système. Tant que les pratiques existantes des éléments étatistes et socialistes ne perturbent pas l’accumulation du capital au sein de la configuration hybride, ces éléments seront alors perçus comme « fonctionnellement compatibles ». Le système en tant que tel ne prévoit pas en effet ses propres états futurs. Il s’agit ici de l’une des sources de « contradictions » présentes dans un système : certaines pratiques qui sont parfaitement compatibles à un moment donné dans le temps (c’est-à-dire qui ne perturbent pas le capitalisme) peuvent engendrer des effets cumulatifs qui finissent par le perturber.

Bien que ce mode de raisonnement fonctionnel concernant les systèmes sociaux soit assez fréquent, il s’avère néanmoins extrêmement difficile de fournir des critères théoriques et des preuves empiriques concernant les limites de la compatibilité fonctionnelle entre les différentes parties d’un système. En effet, la difficulté de déterminer les limites de la compatibilité fonctionnelle est au cœur de nombreuses luttes politiques au sein du capitalisme : des revendications d’incompatibilité sont notamment l’une des armes que les forces procapitalistes mobilisent pour résister aux efforts de développement d’éléments socialistes et étatistes au sein de l’hybride. La complexité de ces configurations structurelles est telle qu’il y a toujours beaucoup d’ambiguïté et d’incertitude sur les interdépendances fonctionnelles, ce qui ouvre un espace considérable pour des batailles idéologiques lorsqu’il s’agit de déterminer les critères de compatibilité avec un capitalisme triomphant. Mais, pour les développements qui vont suivre, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de résoudre ces problèmes. Il est possible d’analyser les processus qui renforcent et étendent les éléments socialistes au sein d’une structure hybride et qui, par conséquent, tendent à réaliser le socialisme sans pour autant justifier la position dominante de l’un des trois éléments. Il suffit, pour l’instant, d’être en mesure de soutenir qu’une structure économique est socialiste dans la mesure où l’économie y est gouvernée par le pouvoir social.

Bien qu’ils n’aient pas formulé cette question dans les mêmes termes, les marxistes ont traditionnellement supposé que dans ces formes hybrides un type de structure économique (ou de « mode de production ») devrait être explicitement en position dominante pour assurer la stabilité de la société. L’intuition de base ici repose sur l’incompatibilité du capitalisme et du socialisme parce qu’ils servent des intérêts de classe antagoniques. Une forme hybride stable et équilibrée qui résulterait de ces deux éléments économiques serait alors impossible. Selon ce point de vue, une société exige un principe unificateur qui s’enracinerait dans un mode particulier de production pour que la reproduction sociale neutralise efficacement les contradictions et maîtrise les luttes sociales. Une structure hybride capitalisto-socialiste, dans laquelle deux sources de pouvoir cohabiteraient, serait donc déséquilibrée et instable : si une telle forme hybride devait se concrétiser, le pouvoir capitaliste, qui s’exerce à tous les niveaux stratégiques de l’économie, aurait alors tendance à éroder le pouvoir associatif de la société civile, à tel point que le capitalisme retrouverait explicitement sa position dominante. C’est pourquoi il nous semble crucial de ne pas faire preuve d’excès de confiance lorsqu’il s’agit de prédire ce qui relève du possible dans l’avenir, car l’incertitude vient toujours contredire nos « rêves philosophiques » les plus insensés. De toute façon, dans les développements ultérieurs, je ne formulerai pas d’hypothèses générales sur la question de la stabilité ou de la possibilité de certains hybrides.

La boussole socialiste : les voies d’accès permettant de renforcer le pouvoir d’agir social

Pour résumer la proposition conceptuelle défendue ici, nous pouvons dire que le socialisme peut être distingué du capitalisme et de l’étatisme quant à la principale forme de pouvoir qui structure l’activité économique, aussi bien la production que la distribution des biens et des services. Autrement dit, plus le pouvoir social est développé, notamment lorsqu’il s’agit de renforcer socialement la propriété, l’utilisation et le contrôle des ressources et des activités économiques, plus il est pertinent de parler de socialisme pour décrire une telle économie.

Comment traduire alors un tel projet en termes institutionnels ? Concernant le capitalisme et l’étatisme, en raison d’exemples historiques abondants, on peut se faire une assez bonne idée des agencements institutionnels qui rendent possibles de telles structures économiques. Dans une structure économique construite sur la propriété privée des moyens de production et qui déploie son activité sur des marchés transnationaux, le pouvoir économique – le pouvoir du capital – oriente l’organisation de la production et assure la distribution du surplus social à travers l’investissement. Un État bureaucratique centralisé, qui planifie et organise directement l’activité économique et qui, par l’entremise d’un parti politique, infiltre les associations de la société civile, constitue le véritable modèle de l’étatisme. Mais qu’en est-il alors du socialisme ? Quels dispositifs institutionnels permettraient à un pouvoir fondé sur le modèle de l’association volontaire et enraciné au sein de la société civile de contrôler efficacement la production et la distribution des biens et des services ? Quelle signification accorder à l’idée selon laquelle le principe central de l’organisation économique doit reposer sur le renforcement du pouvoir d’agir social ?

Comme nous l’avons discuté dans le chapitre précédent, la tâche qui est la nôtre ici consiste moins à proposer un schéma directeur pour réaliser l’idéal d’un renforcement du pouvoir d’agir social au sein de l’activité économique qu’à élaborer un ensemble de principes qui nous indiqueraient dans quelle mesure nous avançons dans la bonne direction. C’est là toute l’utilité d’une boussole socialiste. Une telle boussole doit en effet nous indiquer trois directions principales :

  • 1. Le renforcement du pouvoir d’agir social au sein du pouvoir étatique en tant qu’il affecte l’activité économique.

  • 2. Le renforcement du pouvoir d’agir social au sein du pouvoir économique en tant qu’il structure l’activité économique.

  • 3. Le renforcement du pouvoir d’agir social au sein de l’activité économique.

Ajoutons que ces trois cibles principales sont reliées à un réseau d’interactions qui regroupe les trois grandes instances de pouvoir et la sphère économique. Un tel réseau est illustré dans la figure 5.1 ci-dessous17 :

• 2. L’économie d’État : les biens et les services produits par l’État. • 3. L’économie de marché capitaliste. • 4. Le contrôle démocratique sur le pouvoir étatique. • 5. La régulation des entreprises par l’État.

Dans ce schéma, les six flèches représentent, d’une part, les effets qu’exerce le pouvoir social (issu de la société civile) sur les deux autres instances de pouvoir (le pouvoir économique et le pouvoir étatique), et, d’autre part, les effets qu’exercent les trois grandes instances de pouvoir sur les activités économiques. Ces interactions peuvent ensuite se combiner avec un ensemble de configurations différentes à travers lesquelles le pouvoir social – le pouvoir enraciné dans la société civile – affecte l’allocation des ressources et le contrôle de la production et de la distribution. Je qualifierai ces configurations de « voies d’accès permettant de renforcer le pouvoir d’agir social ». Dans la suite de ce chapitre, nous examinerons brièvement les particularités de chacune d’entre elles. Plus précisément, sept voies méritent selon moi d’être discutées ici : le socialisme étatiste ; la régulation sociale-démocrate ; la démocratie associative ; le capitalisme social ; l’économie sociale ; l’économie coopérative de marché ; et le socialisme participatif. Dans les deux chapitres suivants, nous examinerons toute une série de propositions spécifiques visant à concevoir des dispositifs institutionnels favorisant l’émergence d’utopies réelles et nous verrons en quoi ces propositions peuvent contribuer à renforcer le pouvoir d’agir social.

1. Le socialisme étatiste

Dans les théories socialistes traditionnelles, l’État était conçu comme l’instrument essentiel par lequel le pouvoir populaire – enraciné dans l’activité associative de la société civile – contrôlait l’économie. C’est pour cette raison que l’on peut raisonnablement parler de socialisme étatiste pour décrire ces modèles. L’idée de base peut être résumée de la manière suivante : les partis politiques sont des associations formées dans la société civile dans le but d’influencer et de contrôler potentiellement le pouvoir étatique. Leurs membres s’engagent au nom de certains objectifs, et leur pouvoir dépend de leur capacité à se mobiliser collectivement. Par conséquent, si un parti socialiste est 1) profondément ancré dans les réseaux sociaux et les communautés qui structurent les classes populaires et assume démocratiquement ses responsabilités grâce à une procédure transparente permettant de représenter politique ment la classe ouvrière (ou une coalition politique plus large), et 2) parvenait à contrôler l’État, puis l’économie, on pourrait alors affirmer – selon un principe de transitivité du contrôle – qu’une société civile dotée d’un pouvoir d’agir social contrôle le système économique de production et de distribution. Cette vision, schématisée dans la figure 5.2, renvoie au modèle classique du socialisme étatiste. Le pouvoir économique en tant que tel est ici marginalisé : ce n’est pas en vertu de la propriété directe et du contrôle des capitaux que s’exerce le pouvoir sur la production, mais plutôt à travers l’organisation politique de la société civile et l’exercice collectif du pouvoir étatique.

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Le modèle du socialisme étatiste fut au cœur de la tradition marxiste du socialisme révolutionnaire. Le scénario, au moins sur le papier, était le suivant : le parti, organiquement lié à la classe ouvrière et responsable devant les travailleurs associés, exercerait un contrôle sur l’État, ce qui constituerait pour la société civile (comprise en termes de classes) un moyen de contrôler le pouvoir étatique. En outre, le socialisme révolutionnaire envisageait une réorganisation radicale des institutions étatiques et de l’économie – à partir de conseils participatifs, appelés « soviets » dans le cas de la révolution russe – qui impliquerait directement les associations de travailleurs dans l’exercice du pouvoir étatique et l’organisation de la production. De tels conseils, s’ils renforçaient l’autogouvernement démocratique de la société civile, permettraient alors d’institutionnaliser la prépondérance du pouvoir social. Une nouvelle fois, le Parti était perçu comme essentiel au processus, dans la mesure où il devait assurer le leadership (incarner l’« avant-garde ») sur les associations issues de la société civile en vue du renforcement de leur pouvoir d’agir social.

Bien entendu, les événements ont pris une tournure différente. Que ce soit en raison des tendances inhérentes des organisations révolutionnaires à concentrer le pouvoir au sommet, ou du fait des terribles contraintes imposées par les circonstances historiques de la révolution russe et de ses conséquences, toute possibilité de subordination du Parti communiste à une société civile autonome a été anéantie au cours de la guerre civile russe et durant les premières années suivant 1917. Lorsque le nouvel État soviétique eut consolidé son pouvoir et concentré ses efforts sur la transformation de l’économie, le Parti se mua en une structure de domination étatique qui noyauta la société civile et contrôla les organisations économiques. Ainsi, l’Union soviétique devint finalement l’archétype non d’un socialisme démocratique et doté d’un pouvoir d’agir social, mais de l’étatisme autoritaire sous la bannière idéologique du socialisme. Les partis socialistes révolutionnaires parvenus au pouvoir par la suite, malgré leurs différences, ont suivi généralement un parcours similaire, donnant naissance à des formes d’étatisme variées. Le contraste entre cette réalité et le modèle théorique d’un socialisme étatiste et démocratique est illustré dans la figure 5.3.

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Aujourd’hui, peu de socialistes estiment que la planification centrale, étatique et intégrale constitue une structure capable d’accomplir les objectifs socialistes. Néanmoins, le socialisme étatiste reste une composante importante de tout processus visant à renforcer le pouvoir d’agir social. L’État restera essentiel à la production d’un large éventail de biens publics, de la santé à l’éducation en passant par les transports en commun. La question centrale pour les socialistes est donc de déterminer dans quelle mesure cette mission de l’État (la planification de la production) peut être placée sous le contrôle démocratique et effectif d’une société civile dotée de pouvoir. Généralement, dans les sociétés capitalistes, la production par l’État de biens publics est faiblement subordonnée au pouvoir social via les institutions de la démocratie représentative. En raison de l’influence vertigineuse du pouvoir économique capitaliste sur les politiques publiques, de tels biens visent davantage à satisfaire les exigences de l’accumulation du capital que les besoins sociaux. La démocratisation de l’État (la quatrième connexion dans la figure 5.1) apparaît dès lors comme un problème central qui devra être résolu afin que la production étatique de biens et de services devienne une authentique voie d’accès permettant de renforcer le pouvoir d’agir social. Dans le chapitre 5, nous examinerons des formes de démocratie participative qui tentent de relever un tel défi.

2. La régulation sociale-démocrate de l’économie

La deuxième voie potentielle permettant de renforcer le pouvoir d’agir social tient à la capacité de l’État de contraindre et réguler le pouvoir économique (figure 5.4). Même durant la période de dérégulation économique et de triomphe des idéologies de la libre concurrence, l’État a continué d’être profondément impliqué dans la régulation de la production et de la distribution, et tend ainsi à empiéter sur le pouvoir économique capitaliste. Un tel interventionnisme comprend ainsi toute une série de mesures : contrôle de la pollution, règles portant sur la sécurité et la santé au travail, normes concernant la qualité des produits, certification des compétences sur le marché du travail, salaire minimum, etc. Toute proposition sérieuse visant à lutter contre les effets du réchauffement climatique devrait également renforcer les politiques interventionnistes. Toutes ces interventions impliquent donc un pouvoir d’État restreignant certaines prérogatives des propriétaires du capital et affectant ainsi les activités économiques. Dans la mesure où ces formes d’intervention étatique sont elles-mêmes subordonnées au pouvoir social par l’intermédiaire de processus politiques démocratiques, une telle configuration peut alors renforcer le pouvoir d’agir social.

Néanmoins, la régulation étatique du pouvoir économique capitaliste n’implique pas nécessairement un renforcement significatif du pouvoir social. À nouveau se pose en effet la question du degré à partir duquel les activités régulatrices de l’État peuvent être considérées comme des expressions authentiques d’un pouvoir démocratique de la société civile. Dans les sociétés capitalistes, la plupart des mécanismes de régulation économique répondent davantage aux besoins et au pouvoir du capital qu’à ceux de la société civile. Le résultat ressemble donc davantage à la figure 5.5 qu’à la figure 5.4 : le pouvoir étatique régule le capital, mais d’une manière qui est systématiquement subordonnée au pouvoir du capital lui-même18. La question est alors de savoir à quel point il devient possible, dans une société capitaliste, de démocratiser les processus régulateurs de l’État afin de réduire le pouvoir du capital et d’accroître le pouvoir social. Une façon de parvenir à un tel résultat passe par ce qu’on appelle parfois la « démocratie associative ».

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3. La démocratie associative

La démocratie associative englobe un large spectre de dispositifs institutionnels à travers lesquels les associations collectives issues de la société civile participent directement à différentes formes d’activités de gouvernance, en général au sein d’organismes publics ou d’organisations professionnelles19. La forme la plus familière est sans doute le dispositif du néocorporatisme tripartite qui est présent dans certaines sociétés sociales-démocrates et dans lequel les syndicats, les organisations patronales et l’État se réunissent pour négocier la mise en place de réglementations économiques qui concernent plus particulièrement le marché du travail et l’emploi. La démocratie associative pourrait être étendue à bien d’autres domaines, par exemple en s’inspirant des conseils chargés des bassins hydrographiques pour réguler les écosystèmes et qui réunissent des associations de citoyens, des groupes écologistes, des promoteurs et des organismes publics ; ou bien des conseils de santé à travers lesquels des associations médicales, des organisations communautaires et des professionnels de la santé publique planifient les politiques d’accès aux soins. Pour peu que les associations impliquées fonctionnent de manière démocratique et représentent les intérêts de la société civile, et que le processus de décision dans lequel elles engagent leur responsabilité soit, lui-même, non pas manipulé par les élites et l’État, mais ouvert et délibératif, la démocratie associative pourrait alors contribuer au renforcement du pouvoir d’agir social.

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4. Le capitalisme social

Pour rappel, le pouvoir économique s’enracine dans la propriété privée et le contrôle direct sur l’allocation, l’organisation et l’usage du capital (qui se présente lui-même sous des formes variées). Mais, à travers une série de mécanismes, les groupements d’intérêt issus de la société civile peuvent affecter directement la manière dont ce pouvoir économique est utilisé (figure 5.7). Par exemple, les syndicats contrôlent souvent des caisses de retraite importantes, qui sont néanmoins généralement soumises à des règles de responsabilité fiduciaire qui limitent strictement l’usage possible de ces caisses afin d’assurer des niveaux de pension satisfaisants pour leurs bénéficiaires. Mais de telles règles pourraient être modifiées, et les syndicats pourraient potentiellement exercer un pouvoir sur les entreprises privées à travers la gestion de ces fonds. De manière plus ambitieuse, comme nous le verrons dans le chapitre 7, Robin Blackburn a proposé un nouveau type de régime de retraite, financé par un impôt sur les actions des entreprises, qui permettrait à un éventail plus large de groupements d’intérêt issus de la société civile d’exercer une influence significative sur les modèles d’accumulation de capital20. À titre d’exemple, les syndicats canadiens ont créé des fonds de capital-risque contrôlés par les salariés afin de financer de jeunes entreprises qui respectent certains critères sociaux.

Historiquement, l’une des formes les plus importantes du capitalisme social correspond à la situation dans laquelle les associations de travailleurs limitèrent et contrôlèrent l’exercice du pouvoir économique. Par exemple, lorsque des syndicats s’engagent à négocier les augmentations salariales ou à améliorer les conditions de travail, une telle négociation constitue alors une forme de pouvoir social qui, même de manière limitée, influe sur le fonctionnement du pouvoir économique. Le système de cogestion en Allemagne, qui rend obligatoire la représentation des travailleurs dans les conseils d’administration des entreprises, en est un exemple restreint. Proposer de remplacer les comités d’actionnaires par des comités composés d’individus qui sont parties prenantes au sein de l’entreprise pour contrôler les conseils d’administration des entreprises serait une version plus radicale. Dans un même ordre d’idée, la réglementation en matière d’hygiène et de sécurité relève habituellement d’un organisme public qui mandate des inspecteurs pour contrôler l’application des règlements en vigueur sur les lieux de travail. Une alternative consisterait à doter des comités de salariés du pouvoir de contrôler et de renforcer les conditions d’hygiène et de sécurité. Cet exemple de proposition permettrait alors d’augmenter le pouvoir social au détriment du pouvoir économique.

Les mouvements sociaux de consommateurs exerçant une pression sur les entreprises renforceraient également le pouvoir social de la société civile contre le pouvoir économique. Cela comprendrait, par exemple, les mouvements qui dénoncent les conditions de travail inhumaines et exigent une législation sociale, ceux qui investissent les campus universitaires, ou ceux qui organisent les boycotts contre les entreprises qui vendent des produits qui ne sont pas conformes à certains critères sociaux incontournables21. De même, les mouvements en faveur du commerce équitable et de l’échange égal, mettant en contact les consommateurs des pays du Nord avec les producteurs du Sud qui respectent les normes environnementales et adoptent des législations sociales progressistes, représentent une forme de capitalisme social, lorsqu’ils tentent notamment de construire des réseaux économiques mondiaux alternatifs qui s’émancipent du pouvoir économique des multinationales.

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5. L’économie de marché coopérativiste

Dans un environnement capitaliste, une coopérative autogérée peut apparaître comme une déclinaison possible du capitalisme social : l’application du principe égalitariste « une personne, une voix » à tous les membres de l’entreprise signifie que les relations de pouvoir sont fondées non pas sur le pouvoir économique, mais sur la coopération volontaire et la persuasion. Les travailleurs contrôlent ainsi démocratiquement le pouvoir économique représenté par le capital dans l’entreprise.

Aujourd’hui, la plupart des coopératives de travailleurs autogérées exercent leurs activités sur des marchés organisés selon des principes capitalistes. Elles sont donc confrontées à d’importantes restrictions de crédits sur les marchés financiers, en raison de la réticence des banques à leur accorder des emprunts, et elles sont vulnérables, tout comme les autres entreprises capitalistes, aux crises et perturbations qui secouent le marché. Elles doivent alors s’en remettre à leurs propres ressources.

La situation pourrait être différente si les coopératives de travailleurs autogérées étaient intégrées au sein de ce qu’on pourrait appeler une économie coopérative de marché. Une économie de marché coopérativiste (figure 5.8) est une économie dans laquelle les coopératives individuelles se regroupent dans de grandes associations – ce qu’on pourrait appeler une coopérative de coopératives – qui assurent collectivement des financements, des formations, un service d’aide et bien d’autres types de soutien pour leurs membres. Une telle association de coopératives étendrait le caractère social de la propriété au sein des entreprises coopérativistes et se rapprocherait d’un modèle dans lequel toutes les parties prenantes de l’entreprise exerceraient une forme de contrôle. En effet, dans un tel environnement coopératif, l’organisation de l’activité économique par le pouvoir social joue un rôle bien plus important que dans le modèle du capitalisme social.

6. L’économie sociale

L’économie sociale, qui constitue une autre voie possible pour renforcer le pouvoir d’agir social, suppose l’implication directe d’associations bénévoles issues de la société civile dans l’organisation de l’activité économique, et non pas seulement dans le contrôle du pouvoir économique (figure 5.9). L’« économie sociale » constitue une façon alternative d’organiser directement l’activité économique qui se distingue de la production dans le cadre du marché capitaliste, de la production organisée par l’État ou de la production domestique. Sa caractéristique emblématique est l’organisation de la production par les collectivités afin de satisfaire directement des besoins humains, sans qu’elle soit soumise à la discipline de la maximisation du profit ou à celle de la rationalité technocratique de l’État.

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Je souhaite préciser que l’usage que je fais de ce terme est bien plus restrictif que la définition généralement admise par les militants autoproclamés de l’économie sociale. Par exemple, au Québec, où un mouvement favorable à une économie soutenant l’expansion de formes non capitalistes d’activité économique s’est fortement enraciné dans la société civile, le terme d’« économie sociale » est utilisé comme une idée qui englobe ce que j’ai appelé le capitalisme social et l’économie de marché coopérativiste, et parfois même les entreprises capitalistes adoptant consciemment des objectifs sociaux en sus de leurs stratégies commerciales. C’est pourquoi ce terme a une certaine résonance dans le contexte québécois car il est mobilisé pour encourager et élargir toutes les formes de pratiques solidaires qui échappent à la production capitaliste. Dans d’autres contextes, le terme d’économie sociale est aussi utilisé pour inclure toutes les organisations à but non lucratif, les ONG et le fameux « troisième secteur ». Mais ce qui est sûr, c’est que les multiples usages de ce terme ouvrent la voie possible à un renforcement du pouvoir d’agir social (comme l’illustre la figure 5.9)22.

Un exemple saisissant de production à l’état chimiquement pur relevant de l’économie sociale, et que nous avons brièvement discuté dans le chapitre 1, est l’encyclopédie Wikipédia. Wikipédia produit des connaissances et dissémine des informations en dehors des structures de marché et sans soutien de l’État. Le financement de cette infrastructure provient en grande partie de dons de ceux qui participent et soutiennent la fondation Wiki. Les réseaux sociaux fondés sur les nouvelles technologies constituent la forme sous-jacente de cette association bénévole, mais des formes plus développées d’association ont également vu le jour dans le cadre du développement de Wikipédia (ces formes d’association seront notamment discutées dans le chapitre 7).

Dans les sociétés capitalistes, le principal moyen de financement de l’économie sociale repose sur les dons des fondations caritatives. C’est l’une des raisons pour lesquelles de telles activités sont souvent organisées par des institutions religieuses ou des ONG. Habitat for Humanity en est un exemple bien connu : la construction des maisons financées par les fonds récoltés par Habitat for Humanity (dons privés, soutiens financiers d’associations ou de fondations, subventions publiques) dépend fortement de l’organisation communautaire et de l’activité bénévole.

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Une alternative serait que l’État, par sa capacité à lever l’impôt, fournisse des fonds pour financer un vaste champ d’activités productives organisées par la société civile et affranchies des lois du marché. Comme nous le verrons dans le chapitre 7, l’institution d’un revenu inconditionnel de base contribuerait à renforcer ce champ d’activités. En dissociant partiellement le revenu de la rémunération salariale, un revenu inconditionnel de base permettrait au secteur associatif de créer de nouveaux emplois utiles et productifs. Mais un financement public davantage ciblé pourrait aussi soutenir l’économie sociale. C’est déjà fréquent dans le secteur des arts du spectacle. Au Québec, il existe un système développé d’accueil et de prise en charge à domicile des personnes âgées, géré directement par des entreprises à but non lucratif, et des services de garde d’enfants proposés par des coopératives associatives constituées par des parents, qui sont partiellement subventionnés par les impôts.

7. Le socialisme participatif : socialisme étatiste et participation effective

La dernière voie permettant de renforcer le pouvoir d’agir social consiste à combiner des éléments issus de l’économie sociale et du socialisme étatiste : l’État et la société civile organisent et contrôlent conjointement la production de biens et services. Dans le socialisme participatif, l’État endosse un rôle plus important que dans l’économie sociale. Il ne se contente pas de financer l’économie et d’en fixer les règles, il est aussi directement impliqué dans l’organisation et la production de l’activité économique. Ajoutons également que le socialisme participatif se distingue du socialisme étatiste, dans la mesure où le pouvoir social n’exerce pas seulement un contrôle démocratique sur les politiques publiques menées par l’État, mais aussi sur les activités productives.

La mise en place d’un budget participatif à Porto Alegre au Brésil, cas pratique que nous avons brièvement abordé dans le chapitre 1, est un exemple symptomatique de socialisme participatif : les citoyens et les associations issues de la société civile ne sont pas seulement tenus pour responsables de la mise en place de politiques locales, mais sont aussi directement impliqués dans les projets d’infrastructures publiques votés lors de l’adoption du budget municipal. Bien entendu, il existe d’autres formes de socialisme participatif, comme la démocratie au travail et les systèmes de cogestion au sein des entreprises.

Les politiques publiques en matière d’éducation peuvent également être concernées lorsque la société civile est activement engagée dans la gouvernance des établissements scolaires. À Barcelone, par exemple, certaines écoles publiques ont été transformées en des « communautés d’apprentissage » dans lesquelles la gouvernance est transférée aux parents, aux enseignants et aux membres de la communauté scolaire. L’offre scolaire s’est donc élargie en s’ouvrant notamment à des activités d’apprentissage dont peut bénéficier l’ensemble de la communauté23. Aux États-Unis, la participation d’associations civiques et de parents d’élèves au sein des établissements scolaires relève d’une tradition multiséculaire, même si ces associations sont loin d’infléchir la gouvernance de ces établissements.

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Conclusion : trois remarques sceptiques

Chacune des sept voies que nous avons explorées est traversée par l’idée d’une démocratie économique, étendue et solide, dans laquelle le pouvoir social, qui se fonde sur la participation active des membres de la société civile et le renforcement de leurs pouvoirs, exerce un contrôle démocratique direct et indirect sur l’économie. Prise isolément, chacune de ces voies n’aurait pas vraiment d’effet sur le capitalisme, mais un mouvement qui intégrerait simultanément l’ensemble de ces modèles émancipateurs favoriserait la transformation des rapports de classes capitalistes et bouleverserait les structures de pouvoir et de privilège qui en découlent. Au sein de cette configuration hybride des rapports de pouvoir qui structurent l’activité économique, le capitalisme deviendrait seulement un élément parmi d’autres qui serait subordonné et fortement circonscrit aux limites fixées par la démocratisation approfondie de l’État et de l’économie. Il va de soi qu’une telle configuration ne garantirait pas, à coup sûr, la réalisation des idéaux égalitaristes et démocratiques de la justice sociale et politique, mais si nous parvenions à avancer dans cette voie, nous serions sans doute dans une bien meilleure position pour lutter et défendre ces idéaux.

L’actualisation de ce potentiel d’émancipation dépend néanmoins de trois conditions. Premièrement, cela dépend de la capacité de la société civile elle-même à favoriser la création d’associations et à promouvoir des actions collectives cohérentes afin d’agir efficacement sur le pouvoir étatique et économique. L’idée que le pouvoir social émane de la société civile suppose qu’il y ait au sein même de la société civile une puissance latente qui peut se traduire dans d’autres domaines d’action. Deuxièmement, le renforcement concret du pouvoir d’agir social dépend de la présence de mécanismes institutionnels qui facilitent la mobilisation et le déploiement du pouvoir social. En l’absence d’une consolidation institutionnelle, la mobilisation sociale a très peu de chances de produire des effets durables sur l’ensemble des configurations de pouvoir. Et, troisièmement, l’actualisation de ce potentiel d’émancipation dépend de la capacité de ces mécanismes institutionnels à bloquer le déploiement du pouvoir économique. Dans le contexte d’une société capitaliste, il s’agit donc de lutter aussi bien contre le pouvoir du capital que contre les dispositifs étatiques qui neutralisent les initiatives et les actions de la société civile.

Ce point étant exposé, nous allons désormais voir que les perspectives de réalisation de chacune de ces conditions laissent supposer qu’il existe de bonnes raisons d’être sceptique.

La société civile et le pouvoir social

Commençons par rappeler l’idée centrale de ce chapitre : la société civile est investie par une forme de pouvoir à potentiel émancipateur (le « pouvoir social »), qui est enracinée dans la capacité des individus à constituer des associations pour faire avancer leurs objectifs collectifs. Le socialisme peut alors être défini comme une structure économique dans laquelle les multiples déclinaisons du pouvoir social encadrent l’organisation de l’activité économique, directement et indirectement, en influençant l’exercice du pouvoir étatique et économique. Une telle définition revient à plaider en faveur de la démocratisation radicale de l’État et de l’économie, processus qui dépend à son tour de l’existence d’une société civile composée d’un tissu associatif riche et abondant.

Mais un sceptique peut à juste titre nous faire l’objection suivante : rien ne laisse présager que les associations issues de la société civile amorceront un processus de démocratisation généralisée qui débouchera sur le contrôle de l’économie. Deux problèmes s’avèrent en effet particulièrement embarrassants. Tout d’abord, une société civile dynamique est précisément une société constituée d’une multitude d’associations hétérogènes, de réseaux et de communautés construits autour d’objectifs divergents et fondés sur des solidarités différentes. Bien que cette hétérogénéité et ce pluralisme contribuent à nourrir les échanges et les débats au sein de la sphère publique, ils ne semblent pas être un point d’appui prometteur pour contrôler un système économique aussi complexe. Deuxièmement, le tissu d’associations bénévoles qui constituent la société civile comprend en son sein de nombreux groupes problématiques qui ont pour fondement la défense d’intérêts étroits et exclusifs et la préservation de leurs privilèges. On y trouve le Ku Klux Klan comme la NAACP (l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur), des associations de protection qui défendent l’intégrité de leurs quartiers selon des critères raciaux ou classistes, comme des associations qui promeuvent le développement et la tolérance entre les différentes communautés. Pourquoi devrions-nous croire que le renforcement du pouvoir d’agir de ces associations contribuerait positivement à surmonter les préjudices produits par le capitalisme et à promouvoir une vision plus large de l’émancipation humaine ?

La première objection permet de justifier que la conception du socialisme proposée ici n’est pas la même que celle de l’anarchisme. Une vision anarchiste postcapitaliste imagine un monde dans lequel l’action collective coordonnée volontairement par des personnes issues de la société civile peut spontanément aboutir à un niveau de cohérence suffisant pour assurer un ordre social et une reproduction sociale sans avoir besoin d’un État. Le socialisme, en revanche, a besoin d’un État, un État doté d’un vrai pouvoir d’établir et de faire respecter les règles du jeu et les mécanismes de coordination sans lesquels le pouvoir collectif de la société civile serait incapable de parvenir au stade d’intégration nécessaire pour contrôler l’État ou l’économie.

La seconde objection, à savoir que la société civile contient de nombreuses associations qui entrent en contradiction avec les idéaux démocratiques d’égalité et d’émancipation, est plus troublante car elle agite le spectre d’un socialisme qui puiserait ses racines dans l’exclusion et l’oppression. Il serait alors tentant de lever cette inquiétude en réduisant la société civile à un ensemble d’associations qui seraient favorables aux idéaux socialistes de l’égalitarisme démocratique. Pour renforcer le pouvoir d’agir social des associations populaires qui seraient compatibles avec ces objectifs émancipateurs24, il faudrait alors éliminer ce socialisme pervers par décret. Je pense que cette solution est indésirable. Elle revient en effet à reprendre l’argument mis en avant par les défenseurs du capitalisme, qui consiste à démontrer que le système capitaliste peut se prémunir contre l’émergence de pouvoirs monopolistiques en déclarant simplement, sur la base d’arguments purement théoriques (incitations, prise de risques et efficacité présumée des marchés), qu’il n’est composé que d’entreprises compétitives, incapables d’être en situation de dominer le marché. Si de puissantes sociétés privées qui dominent le marché émergent, ces mêmes défenseurs prétendent alors qu’il ne s’agit plus du « vrai capitalisme ». Une meilleure réponse serait d’admettre que le capitalisme peut avoir tendance à favoriser sur le marché des formes concentrées de pouvoir. Si les entreprises monopolistiques érodent sérieusement les prétendues vertus du capitalisme, la réponse serait alors de proposer des mécanismes de régulation institutionnels qui pourraient contrecarrer ces effets. Bien que ces dispositions institutionnelles aient un caractère contradictoire, puisqu’elles violent certains principes du capitalisme (comme le caractère sacré de la propriété privée), un mélange hybride de capitalisme et d’étatisme peut être nécessaire afin de promouvoir les vertus latentes d’une organisation capitaliste des structures économiques25.

La question de l’existence d’associations fondées sur des principes d’exclusion au sein de la société civile pose un défi analogue à une conception du socialisme comme société civile dotée de pouvoir. On ne peut en effet garantir qu’une société, dans laquelle prédominerait un pouvoir enraciné dans la société civile, défendrait les idéaux égalitaristes et démocratiques. Cependant, il ne s’agit pas d’un problème spécifique au socialisme, mais d’une caractéristique des institutions démocratiques en général. Comme les conservateurs le font souvent remarquer, le spectre d’une tyrannie de la majorité est consubstantiel à la démocratie et, pourtant, dans les faits, les démocraties libérales ont réussi avec un certain brio à créer des institutions qui protègent à la fois les droits individuels et les intérêts des minorités. Une démocratie socialiste serait donc confrontée au même type de défis : comment inventer un système institutionnel conçu pour la démocratie et développer le pouvoir des associations afin de favoriser une conception démocratique, égalitariste et radicale de l’émancipation ? L’argumentation que je soutiens ici ne consiste pas à affirmer qu’une vision du socialisme qui renforcerait le pouvoir d’agir social surmontera inévitablement ce défi avec succès, mais que suivre les multiples voies que nous avons explorées fournira un terrain plus propice à la réalisation de ces idéaux que celui du capitalisme ou de l’étatisme.

L’élaboration institutionnelle

La seconde source de scepticisme met en évidence le problème des mécanismes institutionnels. Il semble vraisemblable que si, comme par magie, nous disposions des institutions nécessaires pour transformer le pouvoir enraciné dans la société civile en contrôle de l’État et de l’économie, les valeurs égalitaristes et démocratiques en bénéficieraient. Mais pourquoi devrions-nous croire que de telles institutions sont possibles ? Les arguments contre cette possibilité sont bien connus : la passivité des individus leur interdirait de se soucier de leurs capacités réelles d’émancipation. Nous aurions besoin d’experts pour prendre des décisions sur des sujets techniques complexes. Les entreprises capitalistes, motivées par la quête du profit, seraient nécessaires pour innover et investir efficacement. Seuls des appareils d’État centralisés, spécialisés, et relativement isolés des pressions populaires et des intérêts particuliers, pourraient légitimement et efficacement réguler l’économie.

Lever ces objections sceptiques constitue l’objectif central des discussions qui abordent la question des utopies réelles : il s’agit d’étudier la viabilité des dispositifs institutionnels qui tentent de réaliser ces valeurs émancipatrices. Dans les deux chapitres suivants, nous allons examiner toute une série de propositions utopiques pouvant s’inscrire dans le réel afin de rendre crédible l’idée selon laquelle il existe bien des agencements institutionnels viables qui renforcent le pouvoir d’agir social.

La faisabilité

Ultime objection venant nourrir une certaine forme de scepticisme ambiant : même si des agencements institutionnels, qui permettraient de renforcer le pouvoir d’agir social et de contribuer de manière significative à la réalisation des idéaux démocratiques et égalitaristes, venaient à exister, il serait néanmoins impossible de créer de telles institutions au sein même de la société capitaliste. Les multiples tentatives visant à construire sérieusement de tels dispositifs institutionnels provoqueraient inévitablement une réaction des élites dont le pouvoir est enraciné dans l’État et l’économie capitaliste. Le renforcement du pouvoir d’agir social ne serait toléré qu’à condition de ne pas menacer les rapports de pouvoir capitalistes. En conséquence, toute avancée sérieuse qui renforcerait cette forme de pouvoir se heurterait à des obstacles insurmontables, en raison non pas d’une absence de dispositifs institutionnels viables, mais de la présence d’acteurs puissants dont les intérêts seraient menacés. Il serait donc impossible de créer de telles institutions au sein d’une société dans laquelle l’organisation sociale du pouvoir économique reste sous la domination du capitalisme.

Il s’agit là de la critique émise par les socialistes révolutionnaires qui affirment que le pouvoir du capital et de l’État capitaliste doit être catégoriquement brisé dans le cadre d’une rupture systémique pour que le socialisme puisse advenir. Il se peut que cet argument soit correct. Mais si tel est le cas, cela signifie très certainement que dans un avenir immédiat le socialisme, comme horizon postcapitaliste ou comme moteur du changement, n’est tout simplement pas possible. Cette perspective peut aussi être excessivement pessimiste, car elle surestimerait le pouvoir du capital et de la classe capitaliste, et sous-estimerait l’existence d’espaces sociaux ouverts à l’innovation sociale. Autant de questions que nous allons explorer dans la 3e partie de l’ouvrage qui sera consacrée aux transformations sociales.