D ans l’introduction de ce livre, j’ai précisé que je serais hélas assez court pour présenter la partie « solutions » aux problèmes que rencontrent les surdoués. J’ai déjà glissé dans les pages précédentes quelques pistes pour mieux vivre sa surdouance. Je rappelle que la principale est identitaire. Ignorer sa propre zébritude est la cause majeure d’inaptitude à vivre sereinement une vie de zèbre. Dans la bibliographie, vous trouverez de salutaires compléments à ce petit livre modestement orienté diagnostic.
Je tiens pourtant à apporter une clé, une seule 38 , qui fait fi de la modestie car elle est d’une grande puissance malgré sa simplicité apparente. Je l’emprunte aux neurosciences. Ce n’est pas facile de définir ce qu’est l’intelligence. Beaucoup s’y sont essayé. Dire que l’intelligence est ce qui permet d’entendre une musique là où d’autres n’entendent qu’un bruit 39 , revient aussi à dire que c’est faire preuve d’intelligence que de percevoir un beau cygne en devenir par-delà l’apparence d’un oisillon prétendument moche.
De façon moins poétique, on peut considérer l’intelligence (de façon un peu réductrice certes) comme une ressource cognitive. Mais pour que science ne soit pas que ruine de l’âme, il faut y introduire de la conscience 40 , une autre forme d’intelligence. Or, la conscience est un territoire abstrait convoité par deux structures cérébrales fort différentes dans leurs fonctions.
Avant et après les travaux de Paul D. MacLean 41 , les mystères du cerveau n’ont cessé de céder du terrain. Nous voilà moins ignorants de la structure et des différentes fonctions de notre boîte noire .
Le cerveau limbique pourrait « se contenter » de faire ce qu’il sait si bien faire : gérer les situations simples et connues. Depuis la naissance (même avant, dans le ventre de maman), il stocke des souvenirs qu’il classe en deux catégories : les événements agréables et les désagréables. Ce cerveau est programmant, dans le sens où il conditionne nos croyances (habitudes cognitives) et nos actes (habitudes comportementales). Par mimétisme et par le truchement du couple punition/récompense, l’enfant apprend très tôt, en fonction des influences de l’environnement éducatif, ce qui est bien et ce qui est mal. Au cours de la vie, quand un événement survient, le cerveau limbique fouille illico (en une fraction de seconde) dans le stock des expériences vécues si ce qui est présent correspond à un passé connu. Si oui, alors la réponse est déjà associée au stimulus. Y a qu’à dérouler le programme ! Le réflexe conditionné a ce mérite d’être plutôt économe de moyens. Cela fonctionne très bien par exemple pour embrayer, passer une vitesse néocortex préfrontal limbique reptilien et débrayer. Une fois acquis ce comportement répétitif, on n’a même plus besoin d’y penser. Tant mieux ! Mais la vie est truffée de situations beaucoup plus complexes et inédites pour un être humain.
BONNE NOUVELLE ! Nous avons tous à notre disposition un autre cerveau très approprié pour faire face aux situations inconnues et complexes.
On dit du néocortex préfrontal qu’il est néo-associatif. Cela signifie qu’il est capable de dissocier les différents éléments du réel, d’en capter la structure complexe, de traiter les informations séparément et de façon combinée. Il peut donc réassocier différemment les données présentes et passées. Les souvenirs conscients et inconscients des expériences anciennes peuvent se mêler à ce qui se passe maintenant. Selon toute vraisemblance, tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes si et seulement si chacun restait à sa place. Le limbique s’occupe des choses simples et connues et le néocortex se charge du reste. Mais…
MAUVAISE NOUVELLE ! Nous avons tous à notre disposition ce cerveau intelligent mais nous ne nous en servons pas souvent. Nous n’en faisons même jamais usage quand nous sommes stressés.
« Je pense que l’avenir de l’espèce humaine tient dans la découverte de nouveaux rapports humains entre les individus quand on leur aura expliqué, quand on leur aura fait comprendre comment leur cerveau fonctionne 42 . »
Dans le fourre-tout du stress, considérons toutes formes de mal-être. Dans ce choix linguistique, j’inclus toutes les formes de souffrance des surdoués. Henri Laborit a décrit les états reptiliens dits d’urgence de l’instinct . Ces états recouvrent les trois grandes familles d’émotions « négatives » : la peur (Fuite), la colère (Lutte), la tristesse (Inhibition). Si on est attentif aux interactions pensée/émotion, on constate que dans ces états, il y a toujours dans nos pensées une prédominance du cerveau limbique alors que la situation requiert l’usage du néocortex. Autrement dit, quand nous sommes stressés, nous ne pensons pas de façon intelligente car nous n’avons tout simplement pas accès à notre intelligence. Nous sommes en pilotage automatique, manipulés de l’intérieur par notre robot biologique. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il semble bien que le cerveau le plus archaïque (selon la théorie de l’évolution des espèces) arbitre la rivalité entre les deux cerveaux supérieurs. Au même titre que dans une situation de danger physique imminent, le cerveau reptilien décode aussi un danger (plus abstrait) d’inadaptation au réel, quand le limbique « veut prendre les commandes » dans une situation qui réclame un traitement néocortical. La « concurrence » porte sur l’accès à la conscience. Ce combat est sanctionné par des vécus de mal-être ou de bien-être.
Jugez plutôt ! Voici les caractéristiques de deux modes mentaux.
Mode automatique (limbique) | Mode intelligent (néocortical) |
Rigide | Souple |
Irrationnel | Logique |
Grégaire | Individué |
Insécure | Curieux |
Binaire | Nuancé |
Certain | Relatif |
Comment vous sentez-vous quand vos pensées sont rigides, illogiques, simplistes, évidentes, quand la nouveauté vous dérange, quand vous êtes préoccupé(e) par le regard des autres ? Inversement, quand vous êtes stressé(e), avez-vous eu la curiosité de sonder la qualité de vos pensées ? C’est souvent plus facile à observer chez les autres. Quelqu’un vient vous voir, il est énervé, anxieux ou déprimé. Écoutez bien ce qu’il vous dit car ses paroles sont le reflet de ses pensées limbiques. Si vous êtes attentif, vous constaterez qu’elles ont les caractéristiques de ce mode mental. À chaque instant de nos vies, notre sensation de bien-être dépend de la justesse du mode mental qui s’impose à la conscience. À chaque instant où on ne se sent pas bien, le limbique s’impose. Il le fait d’autant plus facilement que le temps de connexion de ses neurones est dix fois plus rapide que celui des neurones néocorticaux. Il y a donc une explication neurobiologique au fait que la précipitation n’est pas source de quiétude. Prendre le temps de réfléchir, c’est prendre du recul sur les événements. Avec du recul, nous savons que ce recul est apaisant. Mais dans l’adversité, nous l’oublions trop souvent.
Ralentir le flux des pensées n’est pas chose facile pour tout un chacun. Pour les surdoués, c’est plus difficile encore. Cet apprentissage est nécessaire. Il est un axe majeur d’apaisement sur tous les sujets qui semblent nous polluer la vie. En fait, la principale pollution vient de la façon dont nous pensons, du regard que nous portons sur les événements. « Ce ne sont pas tant les choses qui nous font souffrir que l’idée que nous en avons 43 . »
Il nous appartient de nous appartenir. Or, un grand nombre de nos pensées sont le fruit d’un apprentissage conditionné. Comment croire raisonnablement qu’elles sont nôtres puisqu’elles nous ont été (avec bienveillance, certes, le plus souvent) imposées par notre entourage à une époque où nous n’avions pas ou peu d’esprit critique ? Je précise que les cerveaux reptilien et limbique sont totalement matures à la naissance, alors que le néocortex est anatomiquement et fonctionnellement en cours de maturation jusqu’à l’âge de 20 ans environ. Que vais-je faire de ce qu’on a fait de moi 44 ? questionne Sartre dans sa philosophie de la liberté. Pas moins que les autres, les surdoués ont cette noble tâche de devenir ce qu’ils sont. Pour cela, il leur appartient de faire le tri entre les pensées qui sont leurs et celles qui ne sont pas le fruit de leur intelligence. La Gestion des Modes Mentaux 45 est un outil analytique précieux pour acquérir une autonomie de pensée et la paix intérieure que cette appropriation de soi procure.
Dans le même registre, il y a une approche moins analytique, plus sensorielle, qui permet de s’émanciper des pensées limbiques génératrices de stress. Elle nécessite une grande qualité d’écoute corporelle car chaque symptôme de stress est un indicateur qu’il y a une erreur dans notre manière de penser. Par tâtonnement, on peut suivre le double fil des pensées et des émotions, sentir l’interaction des deux et « adhérer » aux pensées qui nous apaisent. Cette notion d’adhésion est importante.
Quand je suis stressé, en adhérant à ma pensée, je la considère mienne et je fais ainsi corps avec une pensée limbique. Cette absence de distanciation est sanctionnée par la persistance du vécu désagréable. Ceux qui en ont fait l’expérience constatent que rien que cette conscience apaise :
« Je suis stressé(e) donc ma pensée n’est pas le fruit de mon intelligence. Je ne sais pas encore ce que JE pense vraiment, mais sûrement pas ce que mon cerveau limbique m’amène à penser ici et maintenant, dans cette pénible émotion. »
Cette dissociation, cette distanciation est partiellement apaisante. Elle permet de mobiliser de l’énergie, de l’attention pour orienter la conscience vers la recherche d’une pensée plus intelligente. C’est cette congruence, cette justesse cognitivo-émotionnelle qui apporte un vrai calme. Cette quiétude est rare. Le surdoué pourrait ainsi faire la paix avec son intelligence en la mettant aux commandes de sa vie. L’intelligence réconciliée est le pertinent sous-titre du livre L’enfant doué , déjà cité.
38. Il en existe bien d’autres. Je recommande particulièrement les travaux d’Hélène Catroux et son savant mélange La Garanderie / PNL. Les associations sont aussi une mine à explorer. Liste en fin d’ouvrage.
39. On doit cette définition de l’intelligence à Jean-Charles Terrassier, un des pionniers de la recherche dans le domaine de la surdouance. Fondateur de l’ANPEIP en 1971, il est l’auteur de Les Enfants surdoués ou la Précocité embarrassante , ESF, 1981.
40. Emprunt à Rabelais.
41. Médecin et neurobiologiste américain, il est l’auteur, dans les années 1950, de la théorie dite du cerveau triunique. Les trois cerveaux de l’homme , de Paul D. MacLean et Roland Guyot, Robert Laffont, 1990.
42. Citation de Henri Laborit, neurobiologiste français, spécialiste des comportements humain et animal. Voir l’excellent film d’Alain Resnais Mon oncle d’Amérique , 1980. Ou lire La légende des comportements , Flammarion, 1994 ; La nouvelle grille, Robert Laffont, 1974.
43. Citation d’Epictète, philosophe stoïcien, il y a environ 2 000 ans. Précurseur du cognitivisme ?... À rapprocher de cette autre citation de Albert Ellis, l’un des fondateurs des TCC (thérapies cognitives et comportementales) : « Un névrosé, c’est une personne intelligente qui pense une chose stupide. »
44. L’Être et le néant , 1943.
45. La GMM a été élaborée par le Dr Jacques Fradin, directeur de l’Institut de Médecine Environnementale. On peut lire entre autres L’intelligence du stress , Jacques Fradin, Maarten Aalberse, Lorand Gaspar, Camille Lefrançois, Frédéric Le Moullec, Eyrolles, 2008.