Les Métamorphoses relatent comment dieux, nymphes1 et fleuves deviennent cerfs, pluie d’or ou laurier. La métamorphose est, au gré des légendes et des fables qui nous sont racontées, une sorte de miracle et aussi l’exercice d’un pouvoir sans limite de divinités ombrageuses : elle permet par exemple à Jupiter de surprendre et de séduire les nymphes Io et Danaé. Elle est parfois instrument de vengeance quand Diane fait déchirer Actéon par ses chiens. Elle est aussi la grâce accordée par un père à sa fille quand Daphné échappe à Apollon sous l’écorce du laurier. Enfin, elle est la récompense de Philémon et Baucis transformés en arbres sacrés.
Daphné
Apollon, encore étourdi par sa victoire sur le serpent Python, provoque imprudemment Cupidon, le fils de Vénus, alors qu’il joue avec son carquois1. Piqué au vif, le jeune trublion se venge de ces propos railleurs et enflamme d’une flèche le cœur de Phœbus2. Mais alors que ce cœur amoureux s’est épris de Daphné, suivante d’Artémis3 et nymphe aux pieds nus, Cupidon décoche à celle-ci une seconde flèche aux pouvoirs contraires. Le dieu poursuit de ses ardeurs la jeune fille qui avait obtenu de son père, le fleuve Pénée, de rester toujours vierge. Daphné, rebelle à l’amour, s’enfuit.
Il allait en dire davantage, mais la fille du Pénée1, apeurée, se déroba et le laissa là, lui et son discours inachevé ; elle offrait alors encore le spectacle d’une grâce décente. Les vents dévoilaient son corps, leur souffle qu’elle affrontait agitait ses vêtements qu’elle offrait de face à leurs assauts, et la brise légère repoussait en arrière ses cheveux ; la fuite l’embellissait encore. Mais le jeune dieu ne peut se résigner plus longtemps à se dépenser vainement en tendres propos, et, mû par l’amour même, d’un pas précipité il suit ses traces. […]
Infatigable, il frôle déjà le dos de la fugitive sur la nuque de laquelle les cheveux épars se soulèvent à son souffle. À bout de forces, elle a pâli et, succombant à la fatigue de cette fuite rapide, tournant les yeux vers les eaux du Pénée : « Secours-moi, mon père, dit-elle, si vous, les fleuves, vous avez un pouvoir divin, et fais-moi perdre, en la transformant, cette apparence qui m’a valu de trop plaire ! »
À peine sa prière achevée, voici qu’une pesante torpeur envahit ses membres ; sa tendre poitrine est enveloppée d’une mince écorce, ses cheveux s’allongent en feuillage, ses bras en rameaux, son pied, tout à l’heure si rapide, est retenu au sol par d’inertes racines ; son visage, à la cime, disparaît dans la frondaison. Seul subsiste en elle l’éclat de son charme. Telle Phœbus l’aime encore, et sa main posée sur le tronc sent le cœur qui continue à battre sous la neuve écorce. Entourant de ses bras, comme des membres, les branches, il couvre de baisers le bois ; mais le bois se dérobe à ces baisers.
Alors le dieu : « Eh bien ! puisque tu ne peux être mon épouse, tu seras du moins, dit-il, mon arbre. Toujours c’est de toi que ma chevelure, de toi que ma cithare2, ô laurier, de toi que mon carquois s’orneront. Tu seras à l’honneur avec les chefs latins, lorsque de joyeuses voix chanteront le triomphe et que le Capitole3 verra se dérouler les longs cortèges. À l’entrée de la demeure d’Auguste4, c’est encore toi qui, comme le plus fidèle des gardiens, te dresseras devant la porte ; et tu seras la sauvegarde du chêne placé entre deux de tes arbres. Et de même que ma tête conserve, avec sa chevelure respectée des ciseaux, toute sa jeunesse, toi, de ton côté, en toute saison, porte toujours la parure de tes feuilles. » Pæan5 avait cessé de parler. Des branches qui venaient de lui pousser, le laurier fit un signe d’assentiment ; et l’on eût dit qu’il avait, comme une tête, remué sa cime.
Ovide, Les Métamorphoses, livre Ier, trad. Joseph Chamonard, GF-Flammarion, « Étonnants classiques », 2000, rééd. 2006, p. 42-43.
Philémon et Baucis
La légende de Philémon et Baucis6 met en scène Jupiter et Mercure qui, sous les traits de simples mortels, demandent en vain l’hospitalité au pays de Pélops. Après mille essais infructueux, ils trouvent refuge dans l’humble demeure de Philémon et Baucis qui les reçoivent avec empressement et générosité en dépit de leurs maigres ressources.
Donc, aussitôt que les habitants du ciel eurent atteint ces humbles pénates1 et, baissant la tête, franchi la porte trop basse, le vieillard les invita à reposer leurs membres sur un siège qu’il approcha et sur lequel Baucis, prévenante, jeta un tapis grossier2. Puis, écartant les cendres encore tièdes du foyer, elle ranime le feu de la veille, l’alimente avec des feuilles et de l’écorce desséchée et arrive à en tirer, de son faible souffle de vieille femme, des flammes ; elle alla chercher dans un réduit des éclats de bois et des brindilles sèches, les brisa menu et les plaça sous une petite marmite. Ensuite, elle dépouilla de leurs feuilles des légumes que son époux était allé cueillir au jardin arrosé par ses soins. Philémon, avec une fourche à deux dents, décroche un dos enfumé de porc, suspendu à une poutre noircie, et, dans ce dos longtemps conservé, il découpe un petit morceau qu’il fait, pour le rendre moins dur, passer à l’eau bouillante. Cependant, ils trompent en conversant les moments d’attente jusqu’à l’heure du repas […]. Ils battent le matelas, fait de molles algues du fleuve, qui garnit le lit au cadre et aux pieds de saule. Ils le recouvrent d’étoffes qu’ils n’avaient coutume d’y étendre qu’aux jours de fête ; mais cette étoffe même était de bien peu de prix et vieille, bien assortie à un lit de bois de saule ! Les dieux s’y couchèrent3.
[Des mets simples mais savoureux sont disposés sur la table. Un cratère4 d’argile est empli d’un vin nouveau et l’on y puise avec des coupes en hêtre. Mais les deux vieillards voient « le cratère si souvent vidé se remplir de lui-même ».]
Étonnés de ce fait étrange, ils prennent peur et Baucis et le timide Philémon récitent des prières ; ils demandent qu’on leur pardonne ces humbles mets, le défaut d’apprêts. Ils n’avaient qu’une oie, gardienne de leur petite demeure rustique ; ses maîtres se disposaient à l’immoler en l’honneur des dieux leurs hôtes. L’oiseau, grâce à l’agilité que lui donnent ses ailes, fatigue leur poursuite ralentie par l’âge ; il la déjoue longtemps et parut enfin se réfugier auprès des dieux eux-mêmes. Ils défendirent qu’on le tuât. Puis : « Oui, nous sommes des dieux, et vos voisins impies subiront un châtiment mérité, dirent-ils ; pour vous, il vous sera accordé d’être exempts de ce malheur. Abandonnez seulement votre demeure, accompagnez nos pas et venez avec nous sur le sommet de la montagne. » Tous deux obéissent, et, appuyés sur leurs bâtons, péniblement, pas à pas, ils gravissent la longue pente.
Ils étaient, du sommet, à la distance que peut, d’un seul jet, parcourir la flèche une fois lancée : ils tournèrent les yeux et voient de loin tout le village englouti dans un étang, à l’exception de leur maison, restée seule debout. Et, tandis qu’ils s’étonnent à cette vue et déplorent le sort de leurs voisins, cette vieille cabane, trop petite même pour ses deux maîtres, est changée en temple. Aux supports fourchus se sont substitués des colonnes, le chaume jaunit et prend l’aspect d’un toit doré, les portes se couvrent de ciselures, le sol de dalles de marbre. Alors, d’une voix pleine de douceur, le fils de Saturne parla en ces termes : « Dites-nous, vieillard qui pratiques la justice, et toi, femme digne d’un époux ami de la justice, ce que vous souhaitez. » Après avoir échangé quelques mots avec Baucis, Philémon fait part aux dieux du sort que, d’un commun accord, ils ont choisi : « Être vos prêtres et les gardiens de votre sanctuaire, telle est notre requête5, et, puisque nous avons vécu toujours unis de cœur, faites que la même heure nous emporte, que jamais je ne voie le bûcher6 de mon épouse, et qu’elle n’ait pas non plus à m’ensevelir. »
Leurs souhaits furent suivis de réalisation. Ils eurent la garde du temple tant qu’il leur fut donné de vivre. Épuisés par les années et leur grand âge, un jour que, debout devant les degrés7 sacrés, ils contaient les aventures arrivées en ces lieux, Baucis vit Philémon se couvrir de feuillage, et le vieux Philémon vit le feuillage couvrir Baucis. Et, tandis que déjà, au-dessus de leurs deux visages, croissait une cime, ils échangeaient encore, tant qu’il leur fut possible de le faire, quelques paroles : « Adieu, ô mon époux », se dirent-ils ensemble ; et leurs bouches, ensemble, furent recouvertes et cachées par l’écorce. Aujourd’hui encore l’habitant de Cibyra montre en ce lieu des troncs voisins8, nés de leurs deux corps. Cette histoire me fut contée par des vieillards véridiques, et qui n’avaient aucune raison de vouloir me tromper. Moi-même j’ai vu les guirlandes suspendues aux branches, et, en en plaçant de fraîches : « Les hommes pieux, ai-je dit, sont chéris des dieux et ceux qui les ont honorés sont à leur tour honorés. »
Ovide, Les Métamorphoses, livre VIII, trad. Joseph Chamonard, GF-Flammarion, 1966, p. 221-224.
Le texte évoque le châtiment que les dieux grecs et latins ne manquent pas d’infliger aux hommes qui se sont dérobés aux lois sacrées de l’hospitalité : le village est englouti sous les eaux. Mais cette punition n’est pas sans rappeler celles que l’on retrouve aussi dans l’Ancien Testament. Documentez-vous sur le Déluge et l’histoire de Noé, sur le sort réservé aux villes de Sodome et de Gomorrhe.