La métamorphose dans deux contes de Mme Leprince de Beaumont

Dans le manuel d’éducation que Mme Leprince de Beaumont propose à de jeunes Anglaises, l’auteur s’est elle aussi métamorphosée : elle participe au dialogue sous les traits de Mlle Bonne, la gouvernante qui présente les textes et suscite leurs commentaires par les élèves. Par la voix de son personnage, l’auteur se donne le plaisir de conter les histoires qu’elle a soigneusement choisies dans des recueils de contes et qu’elle a réécrites pour qu’elles soient à la fois distrayantes et instructives pour ses jeunes élèves. Les deux contes que nous allons vous présenter reprennent le motif de la métamorphose que vous avez déjà rencontré dans La Belle et la Bête.

Le Prince Chéri

Avant de mourir, le père de prince Chéri a fait promettre à Candide, la fée aux multiples visages, de veiller sur son fils et de le remettre sur le droit chemin s’il venait à fauter. Peu de temps après les funérailles, Candide remet à son protégé une bague magique : dès qu’il commettra une faute, la bague le piquera. S’il venait à ne pas prendre en compte l’avertissement donné, alors Candide ne serait plus son amie. Très vite, prince Chéri néglige les piqûres de sa conscience et jette la bague. Devenu roi, il multiplie les mauvaises actions et se fait haïr de ses sujets. Seuls, des flatteurs et des débauchés continuent à le fréquenter. Cependant, un jour, il tombe amoureux d’une jeune fille nommée Zélie. La bergère refuse ses avances et lui avoue qu’elle ne peut aimer un être que ses mauvaises actions rendent haïssable. Fou de rage, le prince Chéri fait enfermer Zélie dans son palais. Mais alors qu’il veut aller l’interroger, il constate que quelqu’un l’a libérée.

 

Les confidents craignaient toujours, qu’il ne prît fantaisie au roi de rappeler son gouverneur, et ils crurent avoir trouvé une occasion favorable pour se débarrasser de lui. Ils firent entendre au roi, que Suliman (c’était le nom de ce digne homme) s’était vanté de rendre la liberté à Zélie : trois hommes corrompus par des présents dirent qu’ils avaient ouï tenir ce discours à Suliman ; et le prince, transporté de colère, commanda à son frère de lait1 d’envoyer des soldats pour lui amener son gouverneur, enchaîné comme un criminel. Après avoir donné ces ordres, Chéri se retira dans sa chambre : mais, à peine fut-il entré, que la terre trembla ; il fit un grand coup de tonnerre, et Candide parut à ses yeux.

« J’avais promis à votre père, lui dit-elle, d’un ton sévère, de vous donner des conseils, et de vous punir, si vous refusiez de les suivre ; vous les avez méprisés, ces conseils : vous n’avez conservé que la figure d’homme, et vos crimes vous ont changé en un monstre, l’horreur du ciel et de la terre. Il est temps que j’achève de satisfaire ma promesse, en vous punissant. Je vous condamne à devenir semblable aux bêtes, dont vous avez pris les inclinations. Vous vous êtes rendu semblable au lion, par la colère ; au loup, par la gourmandise ; au serpent, en déchirant celui qui avait été votre second père ; au taureau, par votre brutalité. Portez dans votre nouvelle figure, le caractère de tous ces animaux. »

À peine la fée avait-elle achevé ces paroles, que Chéri se vit avec horreur tel qu’elle l’avait souhaité. Il avait la tête d’un lion, les cornes d’un taureau, les pieds d’un loup, et la queue d’une vipère. En même temps, il se trouva dans une grande forêt, sur le bord d’une fontaine, où il vit son horrible figure, et il entendit une voix qui lui dit : « Regarde attentivement l’état où tu t’es réduit par tes crimes2. Ton âme est devenue mille fois plus affreuse que ton corps. »

Chéri reconnut la voix de Candide et, dans sa fureur, il se retourna, pour s’élancer sur elle, et la dévorer, s’il eût été possible ; mais il ne vit personne, et la même voix lui dit : « Je me moque de ta faiblesse et de ta rage. Je vais confondre ton orgueil, en te mettant sous la puissance de tes propres sujets. »

Chéri crut qu’en s’éloignant de cette fontaine, il trouverait du remède à ses maux, puisqu’il n’aurait point devant ses yeux sa laideur et sa difformité ; il s’avançait donc dans le bois ; mais à peine y eut-il fait quelques pas, qu’il tomba dans un trou, qu’on avait fait pour prendre les ours : en même temps, des chasseurs qui étaient cachés sur des arbres, descendirent, et, l’ayant enchaîné, le conduisirent dans la ville capitale de son royaume. Pendant le chemin, au lieu de reconnaître qu’il s’était attiré ce châtiment par sa faute, il maudissait la fée, il mordait ses chaînes et s’abandonnait à la rage. Lorsqu’il approcha de la ville, où on le conduisait, il vit de grandes réjouissances ; et les chasseurs ayant demandé ce qui était arrivé de nouveau, on leur dit que le prince Chéri, qui ne se plaisait qu’à tourmenter son peuple, avait été écrasé dans sa chambre par un coup de tonnerre ; car on le croyait ainsi. « Les dieux, ajouta-t-on, n’ont pu supporter l’excès de ses méchancetés, ils en ont délivré la terre. Quatre seigneurs, complices de ses crimes, croyaient en profiter et partager son empire entre eux : mais, le peuple, qui savait que c’étaient leurs mauvais conseils qui avaient gâté le roi, les a mis en pièces, et a été offrir la couronne à Suliman, que le méchant Chéri voulait faire mourir. Ce digne Seigneur vient d’être couronné, et nous célébrons ce jour comme celui de la délivrance du royaume ; car il est vertueux, et va ramener parmi nous la paix et l’abondance. » Chéri soupirait de rage en écoutant ce discours ; mais ce fut bien pis, lorsqu’il arriva dans la grande place, qui était devant son palais. Il vit Suliman sur un trône superbe, et tout le peuple qui lui souhaitait une longue vie, pour réparer tous les maux qu’avait faits son prédécesseur. Suliman fit signe de la main pour demander silence, et il dit au peuple : « J’ai accepté la couronne que vous m’avez offerte, mais c’est pour la conserver au prince Chéri : il n’est point mort, comme vous le croyez, une fée me l’a révélé, et peut-être qu’un jour vous le reverrez vertueux, comme il était dans ses premières années. Hélas ! continua-t-il, en versant des larmes, les flatteurs l’avaient séduit. Je connaissais son cœur, il était fait pour la vertu ; et sans les discours empoisonnés de ceux qui l’approchaient, il eût été votre père à tous. Détestez ses vices ; mais plaignez-le, et prions tous ensemble les dieux qu’ils nous le rendent : pour moi, je m’estimerais trop heureux d’arroser ce trône de mon sang, si je pouvais l’y voir remonter avec des dispositions propres à le lui faire remplir dignement. »

[Ébranlé par ce discours sans haine de Suliman, prince Chéri prend conscience de ses fautes et décide de s’amender3. Il sauve des griffes d’un tigre le gardien de la cage où il a été enfermé et de monstre il devient chien. Il offre le pain qu’on lui a donné en guise de pitance à une jeune fille affamée ; ses bonnes actions sont bientôt récompensées, il est transformé en un pigeon blanc et vole alors jusqu’à la caverne d’un ermite où il retrouve Zélie.]

Zélie, charmée de la douceur de ce petit animal, le flattait doucement avec la main : et quoiqu’elle crût qu’il ne pouvait l’entendre, elle lui dit qu’elle acceptait le don qu’il lui faisait de lui-même et qu’elle l’aimerait toujours.

« Qu’avez-vous fait, Zélie ? lui dit l’ermite, vous venez d’engager votre foi4.

– Oui, charmante bergère, lui dit Chéri, qui reprit à ce moment sa forme naturelle, la fin de ma métamorphose était attachée au consentement que vous donneriez à notre union. Vous m’avez promis de m’aimer toujours, confirmez mon bonheur ou je vais conjurer la fée Candide, ma protectrice, de me rendre la figure sous laquelle j’ai eu le bonheur de vous plaire.

– Vous n’avez point à craindre son inconstance, lui dit Candide, qui, quittant la forme de l’ermite, sous laquelle elle s’était cachée, parut à leurs yeux telle qu’elle était en effet. Zélie vous aima aussitôt qu’elle vous vit, mais vos vices la contraignirent à vous cacher le penchant que vous lui aviez inspiré. Le changement de votre cœur lui donne la liberté de se livrer à toute sa tendresse. Vous allez vivre heureux puisque votre union sera fondée sur la vertu. »

Puis Candide les transporta dans l’enceinte du palais où les attendait le fidèle gouverneur, Suliman. Il céda le trône et resta le plus fidèle des sujets. Chéri régna longtemps avec Zélie et on dit qu’il s’appliqua tellement à ses devoirs que la bague qu’il avait reprise ne le piqua pas une seule fois jusqu’au sang.

Le Magasin des enfants, IIIe dialogue.

Le Prince Spirituel

Repoussée par un roi qui refuse de l’épouser, une fée du doux nom de Furie5 décide de se venger : elle inflige à l’enfant royal qui vient de naître la disgrâce d’être laid. Afin d’adoucir ce sortilège, une autre fée nommée Diamantine, penchée sur le berceau, pare le petit enfant des beautés de l’esprit. Son nom sera prince Spirituel. L’enfant grandit et sa laideur est si grande qu’on l’appelle la Bête. Pour savourer sa vengeance, la fée Furie décide de rendre le jeune prince amoureux d’Astre, une jeune fille à la beauté lumineuse. Comme l’avait prévu la fée, la laideur de ce soupirant effraye la jeune enfant. Mais prince Spirituel, témoin d’une conversation entre Astre et le fils de la fée Furie, est affligé d’y voir si peu d’esprit. Les mirages de la Beauté ont été dissipés. Il décide de quitter le palais, mais Diamantine, fée et gouvernante d’Astre, le retient. Peut-être pourra-t-il se faire aimer…

 

« Je vous suis bien obligé1, madame, lui répondit Spirituel ; mais je ne suis pas pressé de me marier. J’avoue qu’Astre est charmante, mais c’est quand elle ne parle pas ; la fée Furie m’a guéri, en me faisant entendre une de ses conversations : j’emporterai son portrait, qui est admirable, parce qu’il garde toujours le silence.

– Vous avez beau faire le dédaigneux, lui dit Diamantine : votre bonheur dépend d’épouser la princesse.

– Je vous assure, madame, que je ne le ferai jamais, à moins que je ne devienne sourd, encore faudrait-il que je perdisse la mémoire, autrement je ne pourrais m’ôter de l’esprit cette conversation. J’aimerais mieux cent fois épouser une femme plus laide que moi, si cela était possible, qu’une stupide avec laquelle je ne pourrais avoir une conversation raisonnable, et qui me ferait trembler, quand je serais en compagnie avec elle, par la crainte de lui entendre dire une impertinence, toutes les fois qu’elle ouvrirait la bouche.

– Votre frayeur me divertit, lui dit Diamantine ; mais, prince, apprenez un secret qui n’est connu que de votre mère et de moi. Je vous ai doué du pouvoir de donner de l’esprit à la personne que vous aimeriez le mieux ; ainsi vous n’avez qu’à souhaiter : Astre peut devenir la personne la plus spirituelle, elle sera parfaite alors ; car elle est la meilleure enfant du monde, et a le cœur fort bon.

– Ah, madame, dit Spirituel, vous allez me rendre bien misérable ; Astre va devenir trop aimable pour mon repos, et je le serai trop peu pour lui plaire ; mais n’importe, je sacrifie mon bonheur au sien, et je lui souhaite tout l’esprit qui dépend de moi.

– Cela est bien généreux, dit Diamantine, mais j’espère que cette belle action ne demeurera pas sans récompense. Trouvez-vous dans les jardins du palais à minuit ; c’est l’heure où Furie est obligée de dormir, et pendant trois heures, elle perd toute sa puissance. »

Le prince s’étant retiré, Diamantine fut dans la chambre d’Astre ; elle la trouva assise, la tête appuyée dans ses mains, comme une personne qui rêve profondément. Diamantine l’ayant appelée, Astre lui dit :

« Ah ! madame, si vous pouviez voir ce qui vient de se passer en moi, vous seriez bien surprise. Depuis un moment je suis comme dans un nouveau monde : je réfléchis, je pense ; mes pensées s’arrangent dans une forme qui me donne un plaisir infini, et je suis bien honteuse en me rappelant ma répugnance pour les livres et pour les sciences.

– Eh bien, lui dit Diamantine, vous pourrez vous en corriger : vous épouserez dans deux jours le prince Charmant, et vous étudierez ensuite tout à votre aise.

– Ah ! ma bonne, répondit Astre, en soupirant, serait-il bien possible que je fusse condamnée à épouser Charmant ? Il est si bête, si bête, que cela me fait trembler ; mais dites-moi, je vous prie, pourquoi est-ce que je n’ai pas connu plus tôt la bêtise de ce prince ?

– C’est que vous étiez vous-même une sotte, dit la fée ; mais voici justement le prince Charmant. »

Effectivement, il entra dans sa chambre avec un nid de moineaux dans son chapeau.

« Tenez, dit-il, je viens de laisser mon maître dans une grande colère, parce qu’au lieu de lire ma leçon, j’ai été dénicher ce nid.

– Mais votre maître a raison d’être en colère, lui dit Astre : n’est-ce pas honteux qu’un garçon de votre âge ne sache pas lire ?

– Oh ! vous m’ennuyez aussi bien que lui, répondit Charmant, j’ai bien affaire de toute cette science : moi, j’aime mieux un cerf-volant, ou une boule, que tous les livres du monde. Adieu, je vais jouer au volant.

– Et je serais la femme de ce stupide ? dit Astre, lorsqu’il fut sorti. Je vous assure, ma bonne, que j’aimerais mieux mourir que de l’épouser. Quelle différence de lui à ce prince que j’ai vu tantôt ! Il est vrai qu’il est bien laid ; mais quand je me rappelle son discours, il me semble qu’il n’est plus si horrible : pourquoi n’a-t-il pas le visage comme Charmant ? Mais, après tout, que sert la beauté du visage ? Une maladie peut l’ôter ; la vieillesse la fait perdre à coup sûr, et que reste-t-il alors à ceux qui n’ont pas d’esprit ? En vérité, ma bonne, s’il fallait choisir, j’aimerais mieux ce prince, malgré sa laideur, que ce stupide qu’on veut me faire épouser.

– Je suis bien aise de vous voir penser d’une manière si raisonnable, dit Diamantine ; mais j’ai un conseil à vous donner. Cachez soigneusement à Furie tout votre esprit ; tout est perdu si vous lui laissez connaître le changement qui s’est fait en vous. »

Astre obéit à sa gouvernante, et sitôt que minuit fut sonné, la bonne fée proposa à la princesse de descendre dans les jardins : elles s’assirent sur un banc, et Spirituel ne tarda pas à les joindre. Quelle fut sa joie ! lorsqu’il entendit parler Astre, et qu’il fut convaincu qu’il lui avait donné autant d’esprit qu’il en avait lui-même. Astre de son côté était enchantée de la conversation du prince ; mais lorsque Diamantine lui eut appris l’obligation qu’elle avait à Spirituel, sa reconnaissance lui fit oublier sa laideur, quoiqu’elle le vît parfaitement ; car il faisait clair de lune.

« Que je vous ai d’obligation, lui dit-elle, et comment pourrai-je m’acquitter envers vous ?

– Vous le pouvez facilement, répondit la fée, en devenant l’épouse de Spirituel, il ne tient qu’à vous de lui donner autant de beauté, qu’il vous a donné d’esprit.

– J’en serais bien fâchée, répondit Astre ; Spirituel me plaît tel qu’il est ; je ne m’embarrasse guère qu’il soit beau, il est aimable, cela me suffit.

– Vous venez de finir tous ses malheurs, dit Diamantine ; si vous eussiez succombé à la tentation de le rendre beau, vous restiez sous le pouvoir de Furie ; mais à présent, vous n’avez rien à craindre de sa rage. Je vais vous transporter dans le royaume de Spirituel : son frère est mort, et la haine, que Furie avait inspirée contre lui au peuple, ne subsiste plus. »

Effectivement, on vit revenir Spirituel avec joie, et il n’eut pas demeuré trois mois dans son royaume, qu’on s’accoutuma à son visage ; mais on ne cessa jamais d’admirer son esprit.

Le Magasin des enfants, XXIVe dialogue.

Mme Leprince de Beaumont n’a pas inventé le canevas du prince Spirituel : elle l’a emprunté à Charles Perrault, un autre conteur qui vécut pendant le règne de Louis XIV. Lis ce conte dont elle s’est inspirée. Il s’intitule Riquet à la houppe2 : tu pourras ainsi comparer les deux versions !