Lune de miel en Sibérie
À l'automne de 1895, le lycéen quitte Odessa et s'installe à Nikolaïev pour se rapprocher de sa famille. Son père « a retenu pour lui un logement confortable 1 ». Il vient désormais voir son fils quand il descend à Nikolaïev pour affaires, car ils ne sont pas d'accord sur ce que Liova doit faire quand il aura son diplôme en poche. Le père veut toujours que son fils devienne ingénieur et suive l'exemple de son frère aîné Alexandre, pourtant moins brillant que son cadet.
L'intéressé n'envisage pas d'être ingénieur mais pense se lancer dans les mathématiques à l'université, dans cette ville d'Odessa qu'il aime bien. Cependant, les rapports entre David Bronstein et son fils trop brillant se dégradent, d'autant que, pour tout compliquer, le fort en thème se met à bouder les cours. Vivant sur son acquis, il continue, certes, de caracoler en tête dans la Realschule de Nikolaïev, mais le cœur n'y est plus. Ce qui intéresse soudain cet élève de terminale, c'est la politique. Un intérêt qui aurait pu être passager et transitoire, mais qui devient vite une passion dévorante. L'année 1896, écrit Trotsky dans son autobiographie, sera pour lui celle du changement :
[Ce] fut celle d'une brisure dans mon adolescence, car, alors, se posa pour moi la question de la place que j'avais à prendre dans la société des hommes. […] Phénomène remarquable : les premiers temps, je m'opposais résolument dans les conversations aux « utopies socialistes ». […] Je tâchais d'échapper à l'influence que pouvaient prendre sur moi les jeunes socialistes avec lesquels le sort m'avait confronté. Cette bataille ne dura que quelques mois. Les idées qui étaient dans l'air devaient l'emporter 2.
Liova Davidovitch fait alors la connaissance d'un jardinier tchèque, Franz Chvigovsky, dont le frère cadet fréquente le même lycée que lui. Le jardinier cultive surtout les idées politiques, car c'est un militant narodnik, c'est-à-dire populiste *1. Pierre Broué résume bien ce qui, à l'époque, sépare les narodniki et les marxistes. « Les populistes […] attendent la révolution de la classe paysanne et de la “pensée critique” des intellectuels allant au peuple, des héros terroristes qui éveilleront sa conscience. Les marxistes, eux, soulignent le déterminisme des faits sociaux, le rôle décisif de la classe ouvrière, la nécessité de l'“action de masses” », la vanité du sacrifice des héros qui croient au « terrorisme individuel 3 ».
Dans la seconde partie du XIXe siècle, un des grands noms du mouvement marxiste est celui d'un aristocrate, le théoricien Gueorgui Plekhanov (1856-1918), considéré comme « le père du marxisme russe ». Comme un certain nombre de ses contemporains, il évoluera du populisme au marxisme. Le propre de toute idéologie, qu'elle soit politique ou religieuse, est de se scinder en de multiples chapelles, tendances, avatars, courants et contre-courants. Ainsi, les populistes se veulent d'abord proches des paysans, la Russie étant alors essentiellement un pays agricole, même si le servage a été aboli par le tsar en 1861. Plekhanov, lui, reste sceptique et pense qu'il faut s'appuyer surtout sur les ouvriers.
En même temps qu'il fréquente le salon politique du jardinier tchèque, le jeune Bronstein rencontre un libraire, Galatky, qui lui fait connaître la « bonne parole » et la littérature interdite écrite par des penseurs qui séduisent une jeunesse volontiers radicale. En divers lieux d'Europe (Angleterre et France notamment), la fin du XIXe siècle est, d'ailleurs, marquée par des attentats anarchistes. Avec à la fois sa puissance de travail, son côté perfectionniste et son goût de l'abstraction (des mathématiques aux théories politiques), le jeune Bronstein étudie jusqu'à plus soif des textes politiques et théoriques interdits, mais aussi des essais et des livres d'histoire que lui confie le libraire, par exemple l'Histoire de la Révolution française depuis 1789 jusqu'en 1814 (1824) d'Auguste Mignet, car, dès qu'il s'agit de vouloir changer le monde, la France reste la référence première. À cette époque, en Russie comme dans le reste du continent européen, les libraires et les typographes sont connus pour leurs idées avancées. La police le sait, bien sûr, et espionne à loisir le petit groupe d'apprentis révolutionnaires de Nikolaïev qui étudient à la loupe le quotidien Rousskié Viédomosti *2 publié à Moscou de 1863 à 1918. Sans être un brûlot révolutionnaire, le journal est assez ouvert pour accueillir des signatures de narodniki.
Cela dit, Liova n'a pas d'idées arrêtées et picore dans toutes les directions, au hasard des lectures qui lui sont conseillées. Il lit aussi bien, chez les Russes, le philosophe Nikolaï Tchernychevski (1828-1889) et le sociologue Nikolaï Mikhaïlovski (1842-1904) que les philosophes anglais Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873) ou même l'historien autrichien Julius Lippert (1839-1909). Et puis, il fait d'autres rencontres, en par-ticulier des juifs, comme l'étudiant en médecine Grigori Ziv, ou Ilya Sokolovski et sa sœur Aleksandra. « Yeux doux, cerveau d'acier, Aleksandra Lvovna était marxiste 4. » La jeune femme, étudiante sage-femme, jouera bientôt un grand rôle dans la vie de Liova, mais les débuts de leur relation seront parfois difficiles. Plus tragique pour elle sera, des décennies plus tard, la conséquence de cette rencontre.
Tout cela arrive vite aux oreilles de David Bronstein, lequel passe souvent – trop souvent, de l'avis de son fils – à Nikolaïev, où il a ses informateurs. Le fermier essaie, en vain, de remettre son fils sur le droit chemin, d'autant que celui-ci n'y est plus seul : sa sœur cadette Olga l'imite et rêve, elle aussi, des lendemains radieux. Alors, le ton monte entre le père et le fils. Liova se braque, refuse l'argent paternel, quitte son logement confortable, s'en va vivre chez le jardinier tchèque, où il retrouve cinq autres compères, et survit en donnant des leçons particulières. « Nous vivions en spartiates, sans draps de lit, et nous nous nourrissions de soupes grossières que nous préparions nous-mêmes. Nous portions des blouses bleues, des chapeaux de paille, nous avions des cannes en bois noir. En ville, on pensait que nous avions adhéré à une secte mystérieuse 5. »
S'encanailler, manger de la vache enragée et jeter les draps de lit bourgeois aux orties sont de grisantes aventures quand on a dix-huit ans. Et puis, le jeune Bronstein sait bien qu'il pourra toujours franchir à nouveau le Rubicon, dans l'autre sens. Père bourru mais intelligent, David aime son fils et souffre, sans aucun doute, de ce mur social qui désormais le sépare, lui l'analphabète, de ce fils brillant intellectuel et promis à un bel avenir. La brouille est une simple fâcherie sans gravité, et David Bronstein ne demanderait qu'à oublier cet épisode. Tout père apprend, tôt ou tard, l'art d'être amnésique.
Bien que très attiré par la belle Aleksandra Lvovna Sokolovskaïa (1872-1938) – son aînée de quelques années –, le jeune Bronstein l'est beaucoup moins par les théories marxistes de la jeune femme, qu'il trouve trop rigides et trop fondées sur l'économie. Lui aussi se classe volontiers dans la mouvance des narodniki.
Il explique plus tard sa résistance au marxisme par son souci d'indépendance, son respect du rôle des individus et de leur libre volonté. Sans doute les marxistes qu'il a rencontrés sont-ils de l'espèce que leurs camarades de Sibérie appellent « les mahométans », fatalistes et tristement déterministes, s'abritant derrière les forces productives, étroits et desséchés. Il y a au contraire, derrière les grands thèmes du populisme, un souffle d'épopée, le souvenir des grands terroristes, l'atmosphère héroïque d'un mouvement romantique qui le transporte 6.
Pendant quelque temps, les relations restent tendues entre David Bronstein et son fils. Au début de l'automne de 1896, celui-ci se rend finalement chez ses parents, qui lui proposent un compromis : puisque tel est son désir, il pourra étudier les mathématiques pures à Odessa mais, dans un premier temps, il logera chez un de ses oncles, qui dirige une usine de chaudières. Ce que l'enfant prodigue fait, en effet, pendant quelques semaines, mais l'appel de l'aventure politique sera le plus fort. Fin décembre, voici l'étudiant en mathématiques de retour à Nikolaïev. Alors que Liova Bronstein vient du monde rural, il se sent plus à l'aise dans le monde ouvrier. Or, l'agitation qui s'étend à Saint-Pétersbourg touche surtout les fileurs et les tisserands. Le malaise dans ce secteur économique n'est pas spécifique à l'Empire russe, puisqu'il secoue toute l'Europe. On a connu grèves ou émeutes un peu partout, en particulier à Vienne (1819), à Lyon (révolte des canuts, 1831 et 1834) et en Silésie (1844). Le poète allemand Heinrich Heine écrit même alors un poème sur les souffrances des tisserands de Silésie et le publie à Paris dans l'éphémère revue marxiste Vorwärts ! *3 Considéré comme séditieux, le texte sera interdit. Déjà apparente au milieu du XIXe siècle dans des secteurs comme le textile, la révolution industrielle est également perçue, mais un peu plus tard, dans l'Empire russe. Par capillarité, cette agitation touche, vers 1895, un certain nombre d'étudiants dans la capitale et dans les grandes villes comme Moscou et Kiev. En février 1897, une étudiante, Maria Vetrova, s'immole par le feu à l'intérieur de la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg. Toute cause a besoin de martyrs, et le suicide d'une jeune femme ranime les braises révolutionnaires du petit groupe auquel appartiennent Liova Bronstein, Grigori Ziv et Ilya Sokolovski. Bien sûr, il faut recruter, ce qui n'est pas trop difficile à Nikolaïev. « En 1897, dans cette ville, on comptait environ huit mille ouvriers d'usine et à peu près deux mille artisans. Le niveau culturel des ouvriers, comme leurs salaires, était relativement élevé. Les illettrés constituaient l'infime minorité. […] Ne connaissant pas de grosses alertes, la gendarmerie de Nikolaïev somnolait en paix 7. »
Un des nouveaux venus est un électricien, Ivan Andréévitch Moukhine, « qui devint bientôt le principal personnage de l'organisation 8 ». Tout naturellement, c'est le jeune Bronstein qui se charge de rédiger et de publier les divers documents à distribuer aux membres ou sympathisants du groupe baptisé – non sans quelque pompe – Union ouvrière de la Russie méridionale. Pour faire bonne mesure, il lance un petit bulletin, Naché Delo *4, dont il est le rédacteur et l'imprimeur. Au reste, le problème n'est pas tant la rédaction que la reproduction du texte, car il ne peut être question de s'adresser à des professionnels.
Ce fut, à proprement parler, le début de mes travaux d'écrivain. Il coïncida presque avec le début de mon activité révolutionnaire. J'écrivis des proclamations, des articles ; je les recopiais ensuite en caractères d'imprimerie pour l'hectographe *5. […] Je me faisais un point d'honneur d'obtenir qu'un ouvrier même presque illettré pût déchiffrer sans peine la proclamation sortie de notre hectographe. Chaque page demandait au moins deux heures de travail 9.
Bien que les services de police ne soient pas très efficaces, le filet se resserre autour des dangereux révolutionnaires, et il leur faut bientôt prendre la fuite. Liova se cache d'abord à Ianovka, ce qui ne paraît pas la meilleure des idées, d'autant que les arrestations s'intensifient au début de l'année 1898. Le 28 janvier *6, le fuyard est lui-même arrêté lors d'un coup de filet, alors qu'il vient d'arriver dans la nouvelle cabane du jardinier Franz Chvigovsky, quelque part entre Ianovka et Nikolaïev. Et c'est à la prison de cette ville qu'il se retrouve pendant trois semaines, que le froid rend difficiles. « C'étaient alors les grandes gelées de janvier. Pour la nuit, on nous mettait, sur le plancher, une paillasse que l'on remportait à six heures du matin. C'était un supplice que de se lever et de s'habiller. […] Nous courions d'un coin à l'autre pour nous réchauffer, nous livrant à nos souvenirs, à nos conjectures, à nos espérances. » La prison de Nikolaïev lui paraît cependant paradisiaque quand il est transféré à celle de Kherson, à quelque soixante-dix kilomètres de là : « Mon isolement était si absolu que je n'en ai jamais connu de pareil nulle part, bien que j'aie passé par une vingtaine de prisons » 10. La situation s'améliore lorsque sa mère parvient, au bout de trois mois, à lui faire parvenir provisions, nécessaire de toilette et, surtout, linge propre. L'administration décide alors de l'envoyer à la prison moderne d'Odessa ; il y arrive en mai 1898… La vie, ou ce qui y ressemble, peut reprendre – même la vie intellectuelle, puisqu'il y a là ce qui tient lieu de bibliothèque. Certes, la sélection des ouvrages y a été faite avec soin ou, du moins, un soin relatif : on y trouve surtout des livres ou des revues d'histoire et de religion. La théologie, c'est bien connu, est très prisée par les détenus. Et puis, la distinction entre histoire, philosophie et politique est parfois ténue, surtout à des gardiens de prison qui, à l'époque tsariste, sont peu portés sur la chose imprimée. Au fil des mois, Liova Bronstein, lecteur compulsif, trouve presque tous les ouvrages qu'il veut pour alimenter sa réflexion. Des livres lui parviennent, d'ailleurs, de l'extérieur, ce qui n'a rien d'un exploit : ici, tout est affaire de pots-de-vin. En prison, le détenu lit surtout ses aînés, par exemple le théoricien allemand Ferdinand Lassalle (1825-1864), le sociologue russe Mikhaïlovski, le philosophe italien Antonio Labriola (1843-1904), l'économiste russe Gueorgui Plekhanov, mais aussi le naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882) qui, lui, appartient déjà à l'histoire. Les travaux du fondateur de la théorie de l'évolution biologique fascinent le prisonnier.
J'étais littéralement intoxiqué de sa pensée minutieuse, précise, consciencieuse – et si puissante en même temps. Je fus d'autant plus étonné lorsque je lus, dans l'un des livres de Darwin – son autobiographie, je crois – qu'il avait conservé sa foi en Dieu. Il m'était totalement impossible de comprendre comment une théorie de l'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle et sexuelle pouvait bien se concilier dans un même cerveau avec la foi en Dieu 11 !
Désormais, le jeune Bronstein n'hésite pas à se dire marxiste. Il s'intéresse aussi de près à la franc-maçonnerie et se constitue une énorme documentation qui, au fil du temps, devient un manuscrit d'un millier de pages. Même en prison, l'ancien premier de la classe garde le goût du travail bien fait. Pour améliorer sa connaissance des langues, il lit les Évangiles en russe, en allemand et en français et compare les traductions en anglais et en italien, « verset par verset 12 ». Pour faire bonne mesure, il apprend par cœur des chapitres entiers des Évangiles en italien, ainsi que de nombreux poèmes.
Au fil des mois et des saisons, le dossier Bronstein dort d'un pesant sommeil, avant d'être réveillé, avec cette lenteur sadique qui caractérise les administrations, juste le temps qu'il faut pour changer de pile ou de bureau. Puis vient à petits pas le jour où il échoue au bon endroit, face à la personne qui a le droit de signer, en l'occurrence le fondé de pouvoir qui entérine et valide les décisions des hauts responsables politiques qui ont condamné les dangereux révolutionnaires de Nikolaïev à quatre ans de déportation en Sibérie centrale, c'est-à-dire en Asie. C'est le cas, en particulier, de Liova Bronstein, de son amie Aleksandra Lvovna Sokolovskaïa et des deux frères de celle-ci, Ilya et Grigori. La sentence est rendue en catimini, car un procès, considère le pouvoir tsariste, serait inutile et dangereux. Pour remettre les idées en place, rien ne vaut un bon exil au pays du froid, à l'autre bout de l'empire.
Cependant, rien de bon ne se faisant dans la précipitation, les condamnés doivent d'abord passer plusieurs mois dans la célèbre prison Boutyrka de Moscou, un établissement de transit. Ce qui permet à Liova de rencontrer bien des révolutionnaires et de s'informer sur l'actualité politique dans l'Empire russe et dans le reste du monde. Cette longue parenthèse lui permet aussi d'épouser Aleksandra, en bonne et due forme : sans l'accord de David Bronstein, hostile à ce mariage à la va-vite avec une sage-femme sans argent, mais devant un vrai rabbin (à l'époque, le mariage civil n'était pas reconnu dans l'empire). S'agit-il d'un mariage d'amour ? Bien malin qui pourrait le dire, mais il convient de noter que Liova et Aleksandra resteront en contact jusqu'en 1935 (année où la militante, happée par la justice stalinienne, sera de nouveau condamnée à être déportée en Sibérie). Les nombreux ennemis de Trotsky – dont certains biographes – ironisent volontiers sur ce qui, selon eux, ne peut être qu'un vil mariage de convenance. Il est vrai que se marier permet, sous les tsars, d'adoucir les rigueurs de la déportation : unis par les liens sacrés du mariage – un peu pour le meilleur et beaucoup pour le pire –, les époux gardent un droit, celui d'être déportés en un seul et même lieu.
Avec d'autres condamnés, Liova Davidovitch Bronstein, qui va avoir vingt et un ans, et son épouse Aleksandra, vingt-huit ans, quittent Moscou au printemps de 1900 pour un très long voyage de noces. Il leur faudra quelques mois pour atteindre leur destination, quelque part au fin fond de l'immense Sibérie (dont la superficie équivaut à quelque vingt-trois fois celle de la France métropolitaine). À vol d'oiseau, Moscou est à quatre mille kilomètres, mais par la route, il faut, en réalité, s'attendre à plus de cinq mille trois cents kilomètres. En cette année 1900, l'essentiel du voyage se fait en train. De Moscou, les déportés gagnent d'abord Tcheliabinsk, d'où ils gagnent la gare d'Iekaterinbourg pour prendre le Transsibérien. Le chantier de cette ligne mythique, lancé en 1891, n'est évidemment pas terminé en 1900. La pose des rails avance dans les deux directions : ouest-est et est-ouest (Moscou et Vladivostok seront enfin reliées en 1916 – un trajet de neuf mille deux cents kilomètres). Pour des raisons diverses, le voyage des exilés se fait en plusieurs étapes, avec des stations dans les prisons les plus proches de la ligne. Et les jeunes mariés arrivent enfin dans la région d'Irkoutsk, au sud-ouest du lac Baïkal. Si, d'aventure, ces voyageurs veulent obliquer vers le sud, ils atteindront la capitale de la Mongolie (Irkoutsk est cinq fois plus proche d'Ikh Khuree *7 que de Moscou). Il convient, d'ailleurs, de le noter : lancé pour des raisons commerciales, le chantier du Transsibérien répond aussi à des objectifs militaires (le « péril jaune » est un des fantasmes de l'époque).
Et voici la gare de Telma, à soixante kilomètres d'Irkoutsk. Le voyage en train touche à sa fin, et les condamnés sont invités à en descendre pour gagner le gros centre de détention, tout proche, d'Aleksandrovsk. Nouvelle étape. Après une longue attente, les déportés apprennent qu'ils vont se rendre à Oust-Kout, à plusieurs centaines de kilomètres plus au nord. Ils remontent alors sur des barges, pendant trois semaines, le fleuve Léna *8 qui, des monts Baïkal, va se jeter dans l'océan Arctique, à quatre mille quatre cents kilomètres de là.
Nous descendions la Léna. Le courant emportait lentement plusieurs barges chargées de prisonniers et de gardiens. La nuit, il faisait froid et les pelisses dont nous nous couvrions étaient toutes semées de givre au petit matin. En route, devant des villages désignés d'avance, on déposait à terre un ou deux condamnés. Jusqu'au bourg d'Oust-Kout, nous flottâmes, je m'en souviens, environ trois semaines 13.
Le voyage de noces se termine, et avec lui le temps des cerises. Une nouvelle vie commence. Le « bourg » d'Oust-Kout, comme l'appelle l'auteur de Ma vie, a connu une ruée vers l'or entre 1830 et 1850, quand il attirait les orpailleurs (le métal précieux constitue une des richesses de la Sibérie). Pour l'heure, quand les prisonniers y arrivent en cette fin de l'été de 1900, c'est une modeste agglomération rurale de près d'une centaine d'isbas. On y compte cinq cent soixante-neuf âmes.
Autour de nous, des bois ; en bas, la rivière. Plus loin, vers le nord, sur la Léna, on exploitait des terrains aurifères. Il y avait un reflet d'or sur toute la rivière. Le bourg où nous étions avait connu des temps meilleurs, de furieuses débauches, le pillage et le brigandage. […] Des blattes, la nuit, remplissaient l'isba de bruissements inquiétants, rampaient sur la table, sur le lit, vous grimpaient jusqu'au visage 14.
L'image que le lecteur du XXIe siècle se fait de la déportation en Sibérie aux environs de l'an 1900 est presque toujours fausse. À la description terrifiante que Dostoïevski donne des camps en Sibérie – où il a passé quatre ans –, dans Souvenirs de la maison des morts, se surimposent les images du goulag à l'époque soviétique, lesquelles sont ici anachroniques. En 1900, la déportation était ce que l'étymologie du mot indique : les condamnés étaient conduits ailleurs – le pouvoir tsariste se contentait de les éloigner. En l'occurrence, le point de chute du couple Bronstein n'est ni une prison, ni un camp, ni un bagne, ce n'est pas l'Éden non plus, mais un village sibérien perdu au diable vauvert.
On s'imagine volontiers qu'être exilé en Sibérie est la dernière des tortures inventées par l'homme ; c'est une idée basée sur ce que nous connaissons de la vie des forçats, et non point sur la vie des déportés administratifs. […] C'était une vie simple, quasi romantique, la sorte de vie que chacun a désirée un instant, en apercevant, à travers la portière d'un train, un village enfoui sous la neige et quelque poétique chaumière à la fenêtre encadrée de verdure 15.
En bon Américain porté à l'optimisme, Max Eastman en rajoute un peu en affirmant que la vie d'un déporté en Sibérie est « quasi romantique ». Pour se convaincre du contraire, il suffit de penser au froid polaire en hiver, aux nuées de moustiques en été, aux blattes omniprésentes et surtout, bien sûr, à la douleur morale qu'entraîne la déportation elle-même ; les suicides, d'ailleurs, sont fréquents, et l'alcoolisme n'est pas l'apanage des seuls autochtones. Reste que, à l'intérieur d'un système contraignant et bureaucratique, les déportés sont libres, reçoivent leur courrier, vivent dans des maisons chauffées, touchent un petit pécule (dix-neuf roubles), mangent à leur faim, vivent avec femme et enfants, reçoivent des visiteurs, ont le droit d'avoir un emploi, de lire et d'écrire ce que bon leur semble (ou à peu près). Et puis, ils font des rencontres, comme celle de Trotsky avec Moïsseï Ouritski, un autre juif d'Ukraine, et Feliks Dzerjinski, un aristocrate polonais, qui un jour travailleront ensemble pour la Tchéka *9, dirigée par Dzerjinski.
Pendant quelque temps, Trotsky aura une activité de comptable, mais son employeur se débarrassera de lui après avoir découvert une erreur dans les comptes. Ce qui surprend, pour le moins, chez ce féru de mathématiques, mais il est vrai qu'ici Liova Bronstein s'intéresse plus aux lettres qu'aux chiffres. Le jeune couple a même le droit de déménager – à condition de demander la permission au gouverneur d'Irkoutsk. Ce que fera par deux fois Trotsky, qui ne tient pas en place (Ilimsk au bout d'un an, puis Verkholensk six mois plus tard). Et, enfin, les déportés ont même droit à « la sympathie active d'une grande partie de la population 16 ».
À peine arrivé à Oust-Kout, Liova Bronstein décide de se remettre à écrire, non en militant, mais en simple passionné de littérature. Or, tout ou presque tout l'intéresse, des petits riens de la vie à la philosophie des cimes. Plus il y pense, plus il se voit bien tenir un billet régulier dans la presse. Journaliste, pourquoi pas ? C'est tout de même plus gai qu'ingénieur. L'homme n'est pas du genre à paresser : il envoie bientôt un premier article à Vostochnoé Obozrenié *10, qui est publié à Irkoutsk. L'article paraît très vite, le 15 octobre 1900 *11, ce qui va entraîner une collaboration régulière (et rétribuée) signée Antid Oto (pseudonyme inspiré de l'italien antidoto – « antidote » en français), mot sur lequel Trotsky dira être tombé « par hasard » en ouvrant un dictionnaire. Sans être le moins du monde révolutionnaires, ses textes recèlent en effet à l'occasion un subtil et secret filigrane, un antidote en somme au tsarisme cruel ou imaginé (dont on note, au passage, qu'il ne se montre pas ici d'une cruauté extrême envers ceux qu'il envoie en exil). Puis la politique reprend Liova Bronstein (mais l'a-t-elle jamais quitté ?) quand il reçoit le journal marxiste Iskra *12, dont le numéro un est publié à Leipzig – ville du royaume de Saxe – dans les derniers jours de 1900 ou les tout premiers de janvier 1901. Conçu quelque temps auparavant quand Lénine était en Sibérie, Iskra se présente comme l'organe du POSDR, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Le journal est alors dirigé par Lénine, bien sûr, mais aussi par Plekhanov et Yuli Tsederbaum, alias Julius Martov (1873-1923). Né à Constantinople, ce dernier est un israélite proche du Algemeyner Yidisher Arbeter Bund in Lite, Poyln un Rusland *13, sorte de parti marxiste, fondé en 1897 pour fédérer les ouvriers juifs de l'Empire russe. Ce qui n'empêchera pas le Bund d'être hostile au sionisme, mais favorable à la diffusion du yiddish. Comme beaucoup de ses camarades, Martov connaîtra les rigueurs d'un exil en Sibérie.
L'exilé Bronstein, lui, ne s'intéresse pas au Bund et encore moins au destin du yiddish, alors qu'étudier cette langue serait pour lui un jeu d'enfant. Même en Sibérie il tient à être le premier de la classe, et le devient vite, en effet. Qui ne serait frappé par sa puissance de travail et par la facilité avec laquelle il peut tout mettre entre parenthèses pour mieux se concentrer sur ce qui le passionne : l'écriture et la politique (les deux activités étant chez lui intimement liées) ? C'est un homme serein que nous découvrons avec surprise en Sibérie. Il a pourtant connu des années de prison, a été condamné à l'exil à des milliers de kilomètres de son Ukraine natale. Le père de famille qu'il est devenu (deux filles sont nées en Sibérie, Zina en 1901 et Nina en 1902) doit faire face à des problèmes financiers et familiaux. Il ne semble être ni plus mauvais père ni pire mari qu'un autre. « Il [se] montrait mari affectueux, compagnon gai, père attentif de deux fillettes, adroit à manier le balai, à laver la vaisselle, à couper le bois et expert dans l'art d'empêcher le “cuisinier” de boire jusqu'à l'heure du dîner 17. » Le gendre idéal, en somme.
Tout cela est sans doute exact, mais ne change rien à l'essentiel : avec le jeune Bronstein, la famille passe toujours au second, voire au troisième plan. Ce qui l'intéresse est tout autre chose : ce sont les profondes mutations dont il perçoit les premiers signes, ceux qui annoncent cette révolution dont il convient de hâter la venue. Le monde est en train de changer, et l'exilé souffre de ne pas être un des grands acteurs de cette transformation. Il n'est pas en prison, certes, et le policier qui, à l'occasion, passe en soirée pour vérifier que les Bronstein sont bien là ne se montre pas encombrant. Reste que les conditions de vie sont très difficiles. Cela n'empêche pas l'écrivain en herbe Trotsky de reconstruire son univers et de travailler à son bureau la nuit, pendant des heures. Il a tellement de contacts qu'il reçoit des quatre coins de l'empire – mais aussi de l'étranger – quantité de livres et de journaux.
[L]e moment le meilleur encore c'était l'arrivée du traîneau tiré par trois chevaux, qui apportait le courrier et les journaux de la capitale. Quand le temps était beau, cette arrivée avait lieu deux fois par semaine, mais quand les routes étaient mauvaises, c'était seulement toutes les six semaines. Alors, les exilés se plongeaient dans la lecture des journaux, s'y enfonçaient comme des lapins dans un carré de choux, les dévorant ligne par ligne dans un profond silence 18.
Il continue, bien sûr, à travailler les langues (bien que n'ayant pas l'oreille très fine, il sera vite capable d'utiliser cinq langues : ukrainien, russe, français, anglais et italien). Ayant eu la bonne fortune de ne jamais suivre un cours de pédagogie des langues, il comprend d'instinct qu'apprendre une langue est une question de rigueur et de mémoire. En étudiant, il découvre aussi la littérature et consacre plusieurs de ses billets à de grands écrivains : Gogol, Herzen, Ibsen, Zola, Nietzsche, Maupassant, D'Annunzio, Gorki, Hauptmann (qui, en 1912, se verra attribuer le Nobel de littérature)… Gogol est, bien sûr, un de ses préférés, car lui aussi vient d'Ukraine (mieux encore, de la région de Poltava, comme les grands-parents Bronstein), mais surtout parce que le billettiste de Vostochnoé Obozrenié possède un réel sens de l'humour et une ironie à fleur de plume, ce qui peut surprendre chez un être en apparence aussi grave. D'où son goût pour les écrivains satiriques comme Gogol et Flaubert. Les billets sibériens du chroniqueur Antid Oto montrent, en tout cas, qu'il est aussi doué pour le journalisme que pour les mathématiques :
Trotsky commence à se présenter comme un ami de ses lecteurs. Il est tout à la fois critique littéraire, critique dramatique (s'il est vrai qu'on puisse critiquer dramatiquement une séance de lanterne magique donnée à la mairie), philosophe des relations domestiques, de l'éducation, de l'art, de la poésie, du féminisme, de la morale, de la politique internationale ; il est acerbe et bon en même temps, rempli d'humour, point dépourvu de poésie […] aucun sujet n'est trop quotidien ni trop vulgaire pour son attention judicieuse 19.
Lors d'un bref séjour à Irkoutsk, au printemps de 1902, le chroniqueur rencontre le directeur de Vostochnoé Obozrenié, qui lui propose une somme rondelette (compte tenu de ses revenus habituels) pour une collaboration plus nourrie. Ce qui est flatteur pour quelqu'un qui n'a jamais fait de journalisme et qui est plutôt connu pour son goût pour l'abstraction (les mathématiques, les théories politiques, la philosophie…). Cependant, les services de censure, à Saint-Pétersbourg, ont fini par apprendre que cet Antid Oto est trop intelligent pour être honnête et qu'il convient, dès lors, de s'en méfier. Ils demandent au directeur de la revue de mettre fin à cette collaboration, qui n'a que trop duré.
Ainsi les meilleures choses ont une fin : Liova Davidovitch Bronstein a sans aucun doute profité de son séjour à Irkoutsk pour rencontrer, dans le plus grand secret, des militants sociaux-démo-crates *14 qui vont l'aider dans son projet : il veut s'évader, ce qui est d'autant plus facile qu'il est en liberté. Il faut, bien sûr, un peu de chance et pas mal d'argent, à distribuer ici et là, ne serait-ce que pour se procurer de faux papiers d'identité. Le seul vrai problème, c'est que Liova a une femme et deux très jeunes enfants (la cadette est née au cours de l'été). Impossible, dès lors, d'envisager une fuite en famille. Si l'on en croit le père, son épouse, Aleksandra, partage son point de vue : oui, il doit s'échapper et gagner l'ouest de l'Europe afin de préparer cette grande aventure que sera, un jour, la révolution.
La vie en Sibérie était dure. Mon évasion devait imposer à Alexandra Lvovna un double fardeau. Mais elle rejetait cette considération d'un seul mot : il faut. Le devoir révolutionnaire l'emportait à ses yeux sur toutes autres questions, et avant tout sur les questions personnelles. Elle fut la première à donner l'idée de cette évasion […]. Plus tard, nous ne devions nous rencontrer qu'en diverses occasions, par hasard 20.
L'affaire est entendue : Aleksandra restera en Sibérie pour s'occuper des enfants. Le mari n'est pas du genre à faire connaître à qui que ce soit, fût-ce dans un souffle ou du bout de la plume, ce qu'il ressent au fond de lui-même. Certes, le lecteur le plus endurci peut s'étonner de ce manque apparent de sensibilité, mais qui saurait dire avec certitude s'il s'agit d'un manque de cœur ou d'une posture virile ? L'amour entre deux êtres est pour l'essentiel un mystère, pas une réalité objective qui se jauge aux décibels et aux coups de cymbale. Et puis, le mari et la femme sont à cet âge où l'optimisme va de soi, puisqu'on se croit immortel. Comment n'espéreraient-ils pas se retrouver bientôt ? Les fleurs rouges d'un printemps russe ne sont-elles pas sur le point de s'ouvrir ? En attendant, si le jeune Liova Davidovitch Bronstein tarde trop, c'est à l'hiver sibérien qu'il sera confronté. Un hiver si rude qu'il interdit, dans les faits, toute évasion (de septembre à décembre, la température moyenne d'Irkoutsk passe de 9 °C à –19 °C, et ce n'est pas, loin de là, la ville la plus froide de la région). « Le sort nous avait séparés ; mais nous gardâmes indissolubles le lien des idées et l'amitié 21 », écrira Trotsky en 1929. Cela est vrai et attesté, même s'il convient d'ajouter que ce lien entre sa femme et lui sera, pour le moins, ténu. Comme beaucoup d'êtres prisonniers d'une passion, Liova Davidovitch n'aura plus désormais qu'une seule grande priorité, la politique. Aleksandra Lvovna Sokolovskaïa disparaît de Ma vie – et de sa vie – quand il quitte la Sibérie, et s'il la rencontre ensuite c'est, précise-t-il, « par hasard ». Staline est, quant à lui, d'une fidélité d'acier : il n'oublie jamais rien. Le moment venu, il saura se souvenir de celle qui a épousé Trotsky.
La fin d'Aleksandra sera à la fois ironique et tragique : en 1902, la police du tsar ne lui fait pas payer l'évasion de son mari, et la femme recouvre la liberté à la fin de l'année 1903 ; mais une trentaine d'années plus tard, en 1935, les affidés de Staline vont l'arrêter. Aleksandra, cette idéaliste au grand cœur, qui comme beaucoup a longtemps rêvé d'une révolution qui gagnerait la terre entière, sera de nouveau déportée dans un camp de Sibérie ; elle y sera assassinée en 1938. Vers la même époque, Staline se souviendra qu'une des sœurs de Trotsky, Olga, a, quelques décennies plus tôt, épousé le révolutionnaire Lev Borissovitch Kamenev (né Rosenfeld en 1883), dont elle a eu deux fils, Iouri et Alexandre. Le père sera fusillé en 1936, après avoir été jugé et condamné lors des premiers procès de Moscou, les fils, eux, seront exécutés en 1938 et 1939. Olga, la mère, suivra, en 1941, un an après l'assassinat de son frère Trotsky à Mexico.
*1. Le mot populiste n'a pas aujourd'hui les mêmes connotations que le russe narodnik (de narod, « peuple ») au XIXe siècle. Le mouvement narodnik (dont les membres sont les narodniki) se développa à partir des années 1860. Une de ses branches, Narodnaïa Volia (« Volonté du peuple »), se radicalisa et prôna la violence. Ce qui, après plusieurs tentatives, conduira à l'assassinat de l'empereur Alexandre II en 1881.
*2. « Bulletin russe ».
*3. « En avant ! » Le poème s'intitule Les Tisserands silésiens.
*4. « Notre cause ».
*5. Système assez sommaire, qui permettait de reproduire des documents avec de la gélatine, de la glycérine et de l'encre.
*6. 9 février, selon le calendrier grégorien.
*7. Connu depuis 1924 sous le nom d'Oulan-Bator.
*8. Lui-même prisonnier en Sibérie, Vladimir Ilitch Oulianov se serait inspiré du nom de ce fleuve pour choisir son pseudonyme, Lénine, en 1901.
*9. Dans la langue révolutionnaire, le terme désigne la « commission extraordinaire », c'est-à-dire la police politique créée en décembre 1917.
*10. « La Revue de l'Orient », parfois traduit par « La Revue de l'Est ». Aucune traduction n'est satisfaisante, est et orient étant tous deux chargés de connotations. Il s'agit bien ici de la Sibérie, c'est-à-dire l'est de l'Empire russe.
*11. 28 octobre, selon le calendrier grégorien.
*12. « Étincelle ».
*13. « Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie ». Bund, mot yiddish et allemand, signifie « association, alliance, fédération ».
*14. À la charnière des XIXe et XXe siècles, le terme social-démocratie désigne plutôt un socialisme marqué, à des degrés divers selon les pays et les périodes, par les idées de Proudhon, Marx, Engels et Lassalle.