Répétition générale

L'ère nouvelle commence le 9 janvier 1905 *1 par cette tragique journée qui sera surnommée en français « Dimanche rouge », mais l'adjectif russe, plus concret, parle du « Dimanche de sang ». Depuis quelques jours, Saint-Pétersbourg voit se développer un mouvement de grèves et de manifestations d'autant plus inquiétant pour le pouvoir que l'empire est, depuis près d'un an, en guerre contre le Japon. Ce dimanche-là, une foule considérable de manifestants pacifiques marche, en chantant des cantiques, vers la place du Palais-d'Hiver, à Saint-Pétersbourg, où ils entendent remettre une ferme mais respectueuse pétition à l'empereur Nicolas II. En tête se trouve un prêtre orthodoxe, Gueorgui Gapone (1870-1906), originaire de Poltava, en Ukraine. Proche des ouvriers, ce fils de paysan n'est pas un révolutionnaire, loin de là. Certains voient même en lui un « syndicaliste “jaune” et informateur de la police 1 ». Il semble surtout faire partie de ces ecclésiastiques gentiment réformistes et illuminés, qui vénèrent le tsar tout en voulant améliorer la condition des pauvres. Les manifestants ont eu la mauvaise idée de venir avec leurs jeunes enfants, dont beaucoup sont placés en tête de la manifestation, au milieu des icônes et des portraits de l'empereur.

L'armée impériale attend les mécontents et tire sans sommation sur la foule. Le nombre de victimes sera considérable (comme toujours, donner un chiffre fiable est impossible, celui-ci variant selon les sources et l'effet recherché). Un des professeurs de droit de Saint-Pétersbourg, l'aristocrate Vladimir Dimitrievitch Nabokov (1870-1922) – père du futur auteur de Lolita –, condamne la violence des troupes du tsar et réussit à convaincre le conseil municipal de voter un fonds d'aide exceptionnelle aux familles des victimes. Indemne, le pope meneur de la manifestation se réfugie à l'étranger.

À Genève où il apprend les événements de Saint-Pétersbourg, Trotsky décide presque aussitôt de regagner l'empire. Natalia s'en va la première et s'installe à Kiev en février. Parti de Vienne, où il retrouve Viktor Adler, Trotsky franchit la frontière et arrive à Kiev à son tour. Il y rencontre l'ingénieur Leonid B. Krassine (1870-1926) *2, membre du Comité central bolchevik, qui supervise les activités d'une imprimerie clandestine et connaît beaucoup de gens. Or, justement, Trotsky doit souvent déménager pour d'évidentes raisons de sécurité. Bien sûr, il a de faux papiers, au nom d'un certain « Arbouzov », et a modifié son apparence – sans moustache et avec une coupe de cheveux très courte, qui le reconnaîtrait ? Le 1er mai *3, Natalia est arrêtée pendant une réunion clandestine dans une forêt et emprisonnée pour plusieurs mois. Trotsky se réfugie en Finlande. Ce pays fait certes partie de l'Empire russe depuis 1809, mais garde une certaine autonomie ; il s'avère ainsi assez sûr pour des hommes politiques en cavale. En 1906, le tsar Nicolas II accordera d'ailleurs diverses libertés aux Finlandais et, notamment – bien avant la plupart des pays d'Europe –, le droit de vote aux femmes. Ce séjour scandinave est le bienvenu, car il laisse beaucoup de temps libre à Trotsky :

Là, je pus souffler un peu, c'est-à-dire que je me livrais à de longs travaux d'écrivain […].

Le décor dans lequel je vécus en Finlande n'était guère fait pour évoquer la révolution permanente : des collines, des pins, des lacs, la transparente atmosphère de l'automne, le calme. En fin septembre, je me retirai dans un coin encore plus isolé, à l'intérieur du pays : c'était en forêt, sur le rivage d'un lac […]. La première neige, tôt venue, tomba en abondance. Les pins furent enveloppés d'un suaire 2.

Les grèves reprennent, en particulier chez les typographes, toujours prêts à tenir des propos subversifs. Vers la mi-octobre 1905, Trotsky est de retour à Saint-Pétersbourg, à peu près en même temps que sa femme Natalia qui, elle, revient de six mois de prison, et reste, bien sûr, sous surveillance, à l'évidence peu étroite en cette époque très difficile pour le pouvoir politique et donc pour la police, qui doit être sur tous les fronts, même celui du lexique et de la toponymie. C'est ainsi que les bons révolutionnaires ont décapité le nom de la capitale, qu'ils écrivent désormais sans auréole, « Pétersbourg » – Petrograd. C'est que, le 13 octobre *4, un soviet vient d'y naître. Sans être encore toutefois clairement défini, les Russes les mieux informés expliquent qu'il s'agit d'une sorte de conseil des ouvriers ou d'assemblée des représentants du peuple. Mais dès le 3 décembre *5, le jeune soviet de Saint-Pétersbourg, dont Trotsky a été élu président, est encerclé par les forces de l'ordre. Et voici l'ancien déporté de Sibérie à nouveau sur le chemin de la prison. Et pour lui « la révolution de 1905 fut la répétition générale de 1917 3 ».

Cette fois, Trotsky connaît d'abord la prison de Kresty à Pétersbourg, alors considérée comme la plus moderne d'Europe, puis la forteresse Pierre-et-Paul et le « dépôt des déportés ». À son habitude, il fait contre mauvaise fortune bon cœur et se remet à étudier et à écrire. Son camarade de détention Svertchkov décrit ainsi leur cellule :

La cellule de Trotsky se transforma bientôt en une sorte de bibliothèque. On lui faisait passer absolument tous les livres qui méritaient quelque attention. Il les lisait et, toute la journée, du matin jusque tard dans la nuit, il s'occupait de travaux littéraires. « Je me porte à merveille, disait-il. Je suis là à travailler, sachant fort bien qu'on ne viendrait plus m'arrêter 4… »

Ce que confirme Trotsky dans son autobiographie :

Pour me délasser, je lisais les classiques de la littérature européenne. Étendu sur ma couchette de prisonnier, je m'enivrais d'eux […]. C'étaient mes meilleures heures. Il reste des témoignages de ces études, sous forme d'épigraphes et de citations, dans tous mes écrits de cette période. C'est alors que, pour la première fois, je fis connaissance de près avec les grands seigneurs *6 du roman français. L'art du récit est avant tout un art français.

Contre toute attente, Trotsky aime cette vie d'étude en prison, où il peut lire jusqu'à l'épuisement et écrire jusqu'à plus soif. « On y était idéalement bien pour un travail intellectuel 5. » La maison de détention préventive, bruyante et agitée, se prêtera moins à l'étude. Toutefois, il y rencontre souvent son ami Parvus et un militant quinquagénaire, Lev Grigorevich Deich (appelé aussi Lev Deutsch, 1855-1941), qu'il nomme dans son autobiographie « le vieux Deutsch » ou « l'infatigable Deutsch », doyen sans doute des évadés de Sibérie et auteur connu de Sixteen Years in Siberia *7 paru à Londres en 1903. Ainsi, sur une photo prise dans la maison de détention préventive figurent, au côté de Parvus, Lev Deutsch et Trotsky.

Deux fois par semaine, ce dernier reçoit la visite de Natalia, qui lui donne des nouvelles de leur fils Lev, né le 24 février 1906 à Pétersbourg. Natalia et Trotsky n'étant pas mariés, le nom de la mère a été donné à l'enfant, qui s'appelle donc Lev – dit « Liovik » – Sédov. Détail moins connu aujourd'hui : après la révolution de 1917, le nom de famille deviendra « l'objet d'un choix personnel des enfants comme des parents. Le père et les enfants prirent le nom de la mère. Trotsky s'appela désormais légalement Lev Davidovitch Sédov 6 ». Certains auteurs francophones utilisent le même diminutif pour le père et le fils (Liova), d'autres préfèrent le prénom francisé (Léon), voire un surnom pour l'héritier (« le Fiston »).

Le procès public de Trotsky et de ses cinquante coaccusés commence le 19 septembre 1906 *8. Les parents Bronstein sont présents et semblent plutôt fiers de leur fils, lequel prend longuement la parole, moins pour se défendre que pour exposer ses idées politiques.

J'étais maintenant rédacteur en chef de journaux, président du soviet, j'avais un nom comme écrivain. Cela leur en imposait. Ma mère entrait en conversation avec les défenseurs, tâchant d'entendre d'eux, encore et encore, des propos flatteurs pour moi. Lorsque je prononçai mon discours, dont le sens ne pouvait être tout à fait clair pour ma mère, elle versa des larmes silencieuses […]. Non seulement ma mère était persuadée que l'on m'acquitterait, mais elle s'attendait à me voir conférer je ne sais quelle distinction. […] Mon père était pâle, silencieux, heureux et abattu tout à la fois 7.

Le 18 novembre *9, la sentence tombe : les juges le condamnent à la déportation à vie et à la perte de ses droits civiques. Trotsky va devoir retourner en Sibérie… Le 10 janvier 1907, quatorze condamnés partent par le train, certains accompagnés de leur femme. Par chance, Trotsky a pu garder ses chaussures : son passeport est caché dans une des semelles, et des pièces d'or dorment dans un des talons. Après la traversée de l'Oural, les condamnés descendent à Tioumen, puis prennent la direction du nord dans des traîneaux tirés par des chevaux. L'objectif ultime est enfin dévoilé : la région d'Obdorsk, à hauteur du cercle arctique. Partis de Pétersbourg trente-trois jours plus tôt, les déportés atteignent Bérézov dans la nuit du 11 au 12 février *10 et y passent deux jours. « Il nous restait encore à faire un trajet de cinq cents verstes *11 environ jusqu'à Obdorsk. Nous nous promenions en liberté. À une telle distance, les autorités ne craignaient pas d'évasion. Il n'y avait qu'une seule route pour le retour, celle qui suit le cours de l'Obi [sic] et que longe la ligne télégraphique : tout évadé aurait été bientôt rattrapé 8. »

Ces mesures ne semblent pas décourager Trotsky : il demande à un médecin, qui fait partie de ses compagnons d'infortune, de lui donner un cours magistral sur le nerf sciatique. Son idée est de feindre une crise soudaine et violente, qui contraindrait ses gardiens à l'hospitaliser en urgence. Puis, dans un second temps, le faux malade s'évanouirait dans la nature en choisissant l'itinéraire le plus invraisemblable : à travers la taïga plein ouest, jusqu'à l'Oural. Un petit voyage de sept cents kilomètres, tout de même. Pour y parvenir, faut-il encore être bien secondé par un autochtone assez malin et assez courageux pour tout organiser à Bérézov, ainsi que par un postillon capable de déjouer les chausse-trapes de la taïga, de composer avec les tribus ostiak et de parler les langues finno-ougriennes de cet immense territoire de l'extrême nord. La perle rare est trouvée et, aux qualités exigées, l'homme en ajoute une autre : celle de bien tenir l'alcool, ce qui n'est pas un handicap dans cette région aux redoutables températures, qui peuvent atteindre les – 40 °C.

Prenant de grandes précautions, Trotsky s'évade au cœur de la nuit. Dans le même temps, un second traîneau quitte la ville, mais par la route du sud et sans prendre de précaution particulière – afin d'être entendu et repéré –, lançant ainsi la police à la poursuite de cet autre attelage. Trotsky, déjà loin, savoure chaque instant de son évasion : « un beau voyage en vérité, dans la vierge solitude des neiges, à travers des bouquets de sapins, où l'on voyait les foulées d'animaux sauvages ». Le fuyard se dit fasciné par les rennes. « [Ils] n'avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures avant notre départ et il devait y avoir bientôt vingt-quatre heures qu'ils nous traînaient sans avoir été nourris. D'après l'explication de mon cocher, c'était tout juste qu'ils “prenaient leur élan”. Ils couraient d'un pas régulier, infatigablement, faisant de huit à dix verstes à l'heure 9. »

En une semaine, le fugitif et le cocher font ainsi sept cents kilomètres et, en approchant de leur destination, commencent à croiser toutes sortes de gens. Trotsky se fait passer pour un ingénieur ou pour un fonctionnaire des contributions. Une fois dans l'Oural, les voyageurs poursuivent à cheval et atteignent enfin la voie ferrée qui permettra à Trotsky de gagner Viatka *12, puis la capitale. Celui-ci envoie un télégramme à Natalia, qui se trouve alors à Terioki *13, en Finlande, tout près de la frontière et donc de Pétersbourg. Malheureusement, le nom de la gare où son mari lui donne rendez-vous disparaît du message lors de la transmission. Par miracle, les deux amants finiront cependant par se retrouver à la petite gare de Samino : quelques semaines plus tôt, en se quittant, ils pensaient ne pas se revoir avant des années. Natalia a vingt-cinq ans, Trotsky vingt-huit.

Après quelque temps dans la capitale, où il serait suicidaire de s'attarder, Trotsky quitte le sol russe, qu'il ne reverra que dix ans plus tard. De nouveau en Finlande, il y retrouve Lénine et Martov. Puis, à la fin d'avril 1907, le voici à Londres pour le cinquième congrès du POSDR, qui se déroulera du 13 mai au 1er juin. Parmi les trois cent cinquante participants, on rencontre quelques grands noms de l'intelligentsia révolutionnaire comme Maxime Gorki, l'ancien apprenti cordonnier devenu écrivain, avec qui Trotsky visite Londres. Il tire aussi grand plaisir à échanger avec la brillante intellectuelle germano-polonaise Rosa Luxemburg (1871-1919), juive elle aussi, avec qui il est en relation depuis 1904. Soignée jadis pour une tuberculose osseuse qu'elle n'avait pas, la jeune femme boite, mais cela n'enlève rien à son charme. Pour l'heure, Trotsky est surtout séduit par son physique et ce qu'il appelle, sans plus de précisions, sa « virilité ».

De petite taille, frêle, même maladive, elle avait de nobles traits, de très beaux yeux, qui rayonnaient d'esprit, et elle subjuguait par la virilité de son caractère et de la pensée. Son style, tendu, précis, implacable, restera à jamais le reflet de son âme héroïque. C'était une créature aux aspects variés, riche en nuances. La révolution et ses passions, l'homme et son art, la nature, les herbes et les oiseaux pouvaient également faire vibrer en elle des cordes qui étaient nombreuses 10.

Très peu perspicace, il lui échappe que le courant n'est pas passé entre lui et Rosa Luxemburg. Il ne semble pas avoir noté non plus la discrète présence au congrès d'un Géorgien, fils d'un cordonnier et d'une couturière, un certain Iossif Djougachvili. Un ancien séminariste, un évadé de Sibérie, lui aussi, qui, quelques années plus tard, fera une belle et longue carrière sous le nom de Joseph Staline *14. Tout sépare Trotsky et Staline, et si le premier est, de loin, le plus brillant, il n'en commettra pas moins une erreur fatale : sous-estimer l'ancien séminariste qui, lui, est le plus madré.

Quelque temps après leur retour d'Angleterre, Trotsky et Natalia (de nouveau enceinte) s'installent à Berlin. Ils y retrouvent Parvus qui s'est, lui aussi, évadé de Sibérie. Tous trois ayant besoin de repos, pour des raisons différentes, ils passent quelques semaines à Hirschberg, au sud-ouest de Dresde, en Saxe. Natalia doit récupérer son bébé en Russie, tandis que son compagnon, qui aime les grands-messes idéologiques, surtout s'il peut y délivrer quelque prône, se rend à Stuttgart où se déroulera, du 18 au 24 août, le congrès socialiste international.

Trotsky aimerait s'installer à Berlin, car la politique allemande l'intéresse au plus haut point : n'est-ce pas sur ces terres germaniques qu'ont germé les textes fondateurs du marxisme ? Mais, se méfiant de lui, la police berlinoise ne tient pas à ce qu'un révolutionnaire de sa trempe ait pignon sur rue. On le lui fait comprendre. Il s'éloigne alors un peu et s'installe à Vienne, une ville qu'il aime beaucoup et où, surtout, il a des amis sur qui il peut compter, comme Viktor Adler. Natalia l'y rejoint en octobre avec leur fils Liovik. La famille déménagera souvent dans les années qui viennent, mais restera dans la capitale de l'Autriche-Hongrie jusqu'en août 1914. Entre-temps, la famille aura reçu, dès la fin de 1907, la visite des grands-parents Bronstein, accompagnés de leur petite-fille Zina, alors âgée de six ans. Trotsky aime ses enfants, mais de loin, car, pour écrire et reconstruire le monde, il a besoin de concentration. Ayant d'autres priorités que la pédagogie, il délègue ses responsabilités à ceux qui ont la chance de ne pas avoir un grand projet dans la vie : ses propres parents, sa sœur Elizaveta (mariée à un médecin, elle élève Zina à Kherson), et Aleksandra, sa femme légitime, laquelle, après tout, est la mère de ses filles et devrait, pour le moins, s'occuper de la cadette. Lui n'a pas revu sa fille aînée depuis août 1902, ce qui signifie que le père et la fille ne se connaissent pas. Et il n'a fait qu'entrevoir Nina, la petite dernière, dans les semaines qui ont suivi sa naissance, juste avant la première évasion de son père.

Reste que Trotsky est un père de famille dûment attesté, sinon comblé : deux filles donc, Zina et Nina, nées de son mariage avec Aleksandra, et un premier fils, Liovik Sédov (un deuxième, Sergueï, dit « Sérioja », naîtra en mars 1908). De quoi vit Trotsky à cette époque ? La réponse officielle est connue : il vit de sa plume, publiant dans toutes les revues, tous les journaux et toutes les gazettes qui acceptent sa prose. Quand il remplit un dossier administratif, il indique volontiers « journaliste » ou « littérateur » dans la case « Profession ». Un demi-mensonge pour ce polygraphe compulsif. Parvus, qui a un carnet d'adresses bien rempli, lui suggère quelques pistes. Pour autant, les organes de presse auxquels Trotsky collabore ne sont pas des titres à gros tirage, et il y a fort à parier qu'il est payé au compte-gouttes. Pas assez, en tout cas, pour faire vivre et loger une famille, acheter livres, vêtements bien coupés et billets de train, et payer les médecins, sans parler des dentistes qui, à l'évidence, ne peuvent pas grand-chose pour soulager ses rages de dent chroniques. Il lui arrive de demander à des amis plus fortunés de payer les factures.

Ma femme connaissait fort bien le chemin du mont-de-piété, et je vendis plus d'une fois aux bouquinistes des livres que j'avais achetés en des jours plus fortunés. Il arriva que notre humble mobilier fût saisi comme garantie du loyer. Nous avions deux petits enfants ; nous n'avions pas de bonne pour les garder. Notre vie pesait doublement sur ma femme. Elle trouvait, malgré tout, encore du temps et des forces pour m'aider dans mon travail révolutionnaire 11.

Ces années de vache maigre coïncident surtout avec ce que Jean-Jacques Marie appelle joliment « l'interlude », cette période d'une décennie entre la deuxième évasion de Trotsky, en février 1907, et son retour en Russie, en mai 1917. « Cette longue course à travers la taïga désertique et silencieuse a valeur de symbole. Au lendemain d'une révolution où il a joué un rôle de premier plan commence en effet pour lui une traversée du désert de dix ans 12. » Or, traverser un désert n'est pas une sinécure, loin de là. D'autant que Trotsky est sur tous les fronts : la lecture, la réflexion, l'écriture et la rencontre avec les grands penseurs et les intellectuels de son époque.

C'est ainsi que Parvus le présente, en 1907, au théoricien marxiste Karl Kautsky (1854-1938), fils d'un peintre et d'une romancière, Minna Kautsky. Né à Prague, cet intellectuel juif est arrivé jeune à Vienne, où il a fait de brillantes études. Fondateur de la revue Die Neue Zeit *15 (1883-1917), Kautsky deviendra le secrétaire d'Engels et sera lié à Rosa Luxemburg. Il publiera, en 1914, Rasse und Judentum *16. Trop de choses séparent Trotsky et Kautsky pour qu'ils soient vraiment proches, mais, en 1907, le vieux penseur – alors âgé de cinquante-trois ans – est déjà entré dans l'histoire du marxisme.

Cette même année 1907, Trotsky fait également la connaissance du docteur Rudolf Hilferding (1877-1941), originaire de Leopoldstadt, le quartier juif de Vienne, où vivent, ont vécu ou vivront bientôt Freud, Herzl, l'écrivain Schnitzler et les musiciens Strauss. L'homme est à la fois pédiatre, journaliste et spécialiste d'économie politique. Il en faudrait davantage pour impressionner Trotsky, mais Hilferding, qui connaît tout le monde, lui fait rencontrer à Berlin le britannique Ramsay MacDonald (1866-1937), qui deviendra en 1911 chef du Parti travailliste puis, après la Grande Guerre et par deux fois, Premier ministre, fonction qu'il cumulera en 1924 avec celle de secrétaire d'État aux Affaires étrangères (malgré cette rencontre, Trotsky n'obtiendra pas l'asile de la Grande-Bretagne en 1929). Il convient de le souligner : à la différence de la plupart des chefs socialistes ou travaillistes, l'Écossais MacDonald est un homme du peuple, né d'un père fermier et d'une mère femme de ménage. Une autre exception est l'Allemand August Bebel (1840-1913), fils d'un simple soldat, qui commence sa carrière comme apprenti menuisier et la termine comme un des fondateurs et hauts responsables du Parti social-démocrate allemand (le SPD). Il impressionne beaucoup Trotsky quand celui-ci fait sa connaissance.

La personne de Bebel représentait la montée lente et obstinée de la classe nouvelle. Ce vieillard, de sèche apparence, semblait fait tout entier d'une volonté patiente mais infrangible, toujours tendue vers un seul but. […] Il donnait l'image de la classe qui s'instruit à ses rares heures de loisir, qui est avare de chaque minute et qui dévore ce qui lui est rigoureusement indispensable. Quelle incomparable figure 13 !

Même quand elle n'a qu'un modeste tirage, la presse joue en Europe, au début du XXsiècle, un rôle essentiel dans la diffusion des idées nouvelles. Il suffit de penser aux Cahiers de la Quinzaine (1900-1914) de Péguy pour s'en rendre compte. À partir d'octobre 1908, Trotsky s'occupe de la Pravda *17, revue créée en Ukraine trois ans plus tôt et alors imprimée à Lemberg (Empire d'Autriche-Hongrie). La parution de ce titre, conçu pour être bimensuel, en réalité, est aléatoire. Chaque numéro parvient en Russie « par des moyens de contrebandiers, soit par la frontière galicienne, soit par la mer Noire 14 ».

La Pravda s'avère à la fois une belle aventure et une lourde charge, mais Trotsky est un bourreau de travail et, par chance, il a comme adjoint un homme remarquable, Adolf Abramovitch Ioffé (1883-1927), un juif né en Crimée, étudiant en médecine à Vienne, où il essaie aussi de soigner une sévère dépression. Arrêté à Odessa en 1912, il sera exilé en Sibérie. La révolution de 1917 le remettra en selle ; il se rapprochera de Trotsky et du pouvoir.

De nature réservée et pudique, Trotsky n'exprime que fort rarement les sentiments que lui inspirent ceux que, par commodité lexicale et parfois par antiphrase, on appelle « les proches ». La distance qu'il met entre lui et les autres est déjà apparue dans ses relations avec les membres de sa famille (parents, fratrie, enfants…), qui doivent très vite comprendre que la grande affaire de sa vie est la Cause qu'il porte, la révolution en Russie et dans le monde. Les hommes de pouvoir aiment être, en permanence, entourés d'une cour et de prétendus amis, lesquels ne sont en général que des caudataires vivant par procuration à l'ombre des puissants. Pour autant qu'on puisse le savoir avec certitude, Trotsky n'a eu que quelques très rares amis. C'est le cas d'Adolf Ioffé et de Christian Rakovski (1873-1941), dont il fait la connaissance en France, au début du siècle. Appartenant à une très riche famille établie en Roumanie, Rakovski devient révolutionnaire à l'âge adolescent, puis, étudiant, rencontre très vite des penseurs, militants ou exilés politiques comme Axelrod, Plekhanov, Vera Zassoulitch et Rosa Luxemburg. Brillant, élégant, charmeur, doué en tout, Rakovski fait des études de médecine dans les meilleures facultés d'Europe de l'Ouest : Genève, Berlin, Zurich, Nancy, terminant à Montpellier, où il passe deux ans. Rakovski est par ailleurs journaliste, homme politique, ambassadeur (à Londres en 1923 et à Paris en 1925) et polyglotte. Dès que Trotsky l'évoque dans ses écrits, sa plume s'enflamme :

Je l'accompagnais dans ses voyages et admirais cette énergie bouillonnante, infatigable, cette constante fraîcheur d'esprit, et tant de délicates attentions à l'égard des petites gens. Dans les rues de Mangalia *18, Rakovsky, en un quart d'heure, passait de la langue roumaine au turc, du turc au bulgare, puis à l'allemand et au français, s'adressant à des colons et représentants de commerce ; il en venait au russe avec des skoptsy *19 qui habitaient les environs en grand nombre 15.

Malgré l'aide de son ami et adjoint Ioffé, fidèle entre les fidèles, la Pravda (dite « de Vienne ») apporte surtout des soucis à Trotsky – notamment financiers. En outre, Lénine, qui n'apprécie pas l'indépendance de la petite revue ukrainienne, crée à Saint-Pétersbourg, en mai 1912, une autre Pravda qui, dans les faits, prend la suite d'Iskra. La première Pravda cesse de paraître la même année. Au fil du temps, bien sûr, les soucis matériels de Trotsky vont peu à peu s'effacer. Il a gardé des liens privilégiés avec l'Ukraine, et la ville d'Odessa en particulier. Il écrit pour Odesskié Novosti et devient, en 1908, correspondant à Vienne du Kievskaïa Mysl *20. Le chroniqueur Antid Oto, en vacances depuis sa cavale sibérienne de 1901, reprend du service. Or, ce journal de gauche paie bien, et Trotsky en deviendra, en 1912-1913, le correspondant de guerre dans les Balkans et y retrouvera Rakovski.

Ce recours aux journaux ukrainiens n'avait qu'un intérêt pratique, sans aucune trace de nostalgie. Trotski n'était pas un sentimental. […] Alors, s'il écrivait dans de grands journaux ukrainiens plutôt que dans des quotidiens russes, c'était tout simplement parce que ceux-là lui avaient demandé de collaborer avec eux. […] Les communications avec Vienne, efficaces, permettaient d'acheminer facilement ses articles. Autre avantage – essentiel pour l'état de ses finances –, il pouvait percevoir ses droits assez vite 16.

Puis, des années plus tard, grâce à la révolution, son seul nom fera vendre, et dès lors Trotsky sera de mieux en mieux payé. Rédacteurs en chef et éditeurs (certains n'hésitant pas à se déplacer de fort loin pour discuter du contrat) seront alors prêts à lui signer, les yeux fermés ou presque, des chèques substantiels. Reste que, dans la première décennie du XXsiècle, Trotsky a plus d'une fois déménagé, à Vienne, pour loyers impayés. Dès lors, il ne faut pas exclure une hypothèse très simple : c'est sans doute son père, David Bronstein, dont les affaires à Ianovka sont de plus en plus florissantes, qui lui donne de l'argent pour s'en sortir, et comment ne serait-il pas secrètement flatté de le faire ? Et ce serait ainsi – comble de l'ironie – qu'un fermier illettré d'Ukraine financerait, à sa manière, ces activités révolutionnaires qui vont bientôt le priver de ce qui n'est pas le fruit d'un héritage, mais de la sueur prolétarienne d'un front paysan. Pour autant, David Bronstein, même ruiné, restera, jusqu'à la fin, fier de son fils. Mort en 1922, il aura la chance de ne pas connaître les tragédies qui vont bientôt frapper, l'un après l'autre, presque tous ses descendants.

De Rabelais à Céline, Trotsky s'est toujours intéressé aux livres des écrivains médecins. Il y a aussi souvent des médecins dans son entourage (Gregori Ziv, Viktor Adler, Hilferding, Ioffé, Rakovski…). Ce qui n'a rien de surprenant, le milieu révolutionnaire recrutant plus volontiers ses militants dans les beaux quartiers que dans les taudis misérables. En outre, depuis le XIVe siècle, Vienne est une des capitales mondiales de la médecine et grouille de médecins, d'internes et de professeurs de médecine. Par ailleurs, la santé de Trotsky est fragile : aux évanouissements 17, il faut ajouter des crises de colite et de dépression. Le surmenage est sans doute aussi une des raisons de son médiocre état général.

Nul besoin d'avoir étudié la médecine à Vienne, à Berlin ou à Montpellier pour déceler dans ses soucis de santé des facteurs psychosomatiques – fréquents chez les hommes de pouvoir. Cela rassure Trotsky de frayer avec des personnes liées au corps médical. Non pour être soigné sur-le-champ, bien sûr. Simplement, il apprécie qu'un homme de l'art puisse répondre à ses questions et le conseiller sur le choix d'un bon spécialiste. Outre les maux dentaires qui lui empoisonnent la vie, il souffre d'hypertension artérielle ; celle-ci l'inquiétera beaucoup lors de ses derniers mois au Mexique, et, quelques semaines avant d'être assassiné, il écrit qu'il sera sans doute emporté par une hémorragie cérébrale. Les méchantes langues ajouteront que le seul fait d'écrire est une forme à la fois de névrose obsessionnelle et de thérapie. C'est, non sans quelque raison, ce que suggère un des biographes de Trotsky, Robert Service *21 :

[S]es symptômes n'étaient pas le produit de son imagination – même s'il en exagérait l'importance. Mais il ne différait jamais son programme d'écriture […] Peut-être n'était-il pas constamment aussi mal en point qu'il aimait à le faire croire. Par ailleurs, encore une fois, écrire était pour lui une forme de thérapie qui lui calmait les nerfs et atténuait la douleur physique. Rester vingt-quatre heures sans faire courir sa plume sur le papier était un véritable supplice 18.

Il n'aura pas souvent à subir ce supplice. Aucun homme politique – pas même Winston Churchill – n'a autant publié que lui. Comme l'écrit Robert Service, « les documents relatifs à la vie de Trotski occupent des salles entières dans des dizaines de centres d'archives du monde entier 19 ». Et Jean-Jacques Marie ajoute : « Ses Œuvres complètes représentent une centaine de volumes 20. » Toutes les grandes bibliothèques du monde croulent sous le poids de ses écrits en tout genre, accompagnés de leurs traductions dans d'innombrables langues et des livres qui lui ont été consacrés. Il n'est pas exagéré de l'écrire : Trotsky reste aujourd'hui un des auteurs les plus lus et étudiés dans le monde. Beaucoup d'hommes politiques ont, certes, de Jules César à Nehru, pris le stylet ou la plume pour donner leur vision du monde ou leur version personnelle des événements historiques qu'ils ont vécus. Mais finalement la plupart d'entre eux ont peu publié, si l'on excepte Léon Blum, Winston Churchill – futur Prix Nobel de littérature – et Trotsky, trois contemporains (nés respectivement en 1872, 1874 et 1879).

En 1912, Trotsky s'apprête à faire ses premiers pas dans une activité à laquelle, pourtant, il ne connaît rien : correspondant de guerre. Dès qu'il s'agit de bouger, l'homme est partant mais, à cette époque, il est d'autant plus content de s'éloigner des clans, chapelles, coteries, factions et fractions de l'émigration russe. Lui-même est souvent dans l'attaque frontale, mais il ne perd pas de vue que l'essentiel, au bout du compte, est de préserver une certaine unité dans le mouvement révolutionnaire, à tel point qu'il arrive que les bolcheviks le prennent pour un menchevik – et vice versa. C'est ce qui explique, par exemple, qu'il garde la tête froide quand Boris Ivanovitch Nikolaevsky (1887-1967), s'appuyant sur les recherches de Vladimir Bourtzeff, découvre vers 1909 qu'un juif, Yevno Azev, membre efficace et apprécié du mouvement révolutionnaire russe, est en réalité un agent double travaillant pour l'Okhrana, la police secrète du tsar.

La guerre dans les Balkans offre à Trotsky l'occasion de retrouver une certaine paix intérieure, loin de ces querelles politiques byzantines et des trahisons. Il va pourtant découvrir ainsi les combats, le monde des armes et la violence d'État, autrement dit « l'évidence concrétisée de l'idée, jusque-là abstraite pour lui, selon laquelle l'humanité n'était pas encore sortie de sa barbarie primitive ». Trotsky prend très au sérieux son travail de correspondant de guerre. « Il interroge combattants et prisonniers dans les hôpitaux et les camps, interviewe les hommes politiques dans leurs palais et, sur un fond sanglant de combats et de massacres, décrit remarquablement les lambris des capitales et la lèpre des faubourgs, le cynisme des grands et l'angoisse des humbles 21. »

D'octobre 1912 à mai 1913, la vaste région des Balkans voit ainsi s'opposer l'Empire ottoman à la Ligue balkanique (Bulgarie, Grèce, Monténégro et Serbie), que soutient en catimini l'Empire russe. Conclue à Londres le 30 mai 1913, la paix apparaît bien fragile. Elle enregistre, certes, la victoire de la Ligue balkanique, mais ne résout pas, loin de là, tous les problèmes, et une seconde guerre balkanique éclate. Trotsky est de retour dans la région, sur les bords occidentaux de la mer Noire, en compagnie, cette fois, de son ami Rakovski, qui est ici sur ses terres roumaines. Ce conflit ne dure que quelques semaines. Assez pour faire, sur le terrain, des milliers de victimes. Assez aussi pour laisser chez Trotsky une empreinte durable.

Comme dans toutes les périodes difficiles, certains essaient de trouver des coupables et, pour faciliter les choses, n'hésitent pas à en désigner un, juif de préférence. Ce fut le cas en mars 1911 quand on découvrit, dans la rivière de Kiev, le Dniepr, le corps mutilé d'un jeune homme de treize ans, Andrei Yushchinsky, disparu quelques jours plus tôt, à coup sûr victime, assurent les informateurs, de ces israélites en quête de sang pour quelque rituel. Le hasard faisant bien les choses, un allumeur de réverbères dit alors se souvenir avoir croisé, à l'endroit et à l'heure des faits, un juif de trente-neuf ans, Mendel Beilis, ouvrier dans une briqueterie. S'ensuivent une nouvelle vague d'antisémitisme et un procès que Trotsky suivra dans son journal, le Kievskaïa Mysl, mais, en octobre 1913, le jury de Kiev acquitte le suspect, le témoin avouant qu'il a été manipulé par l'Okhrana.

Le climat devient très lourd, et l'Europe est une poudrière qui ne demande qu'à exploser. Les guerres des Balkans n'ont, en somme, été que le prélude d'un conflit beaucoup plus vaste. À Sarajevo, le 28 juin 1914, un étudiant serbe de Bosnie-Herzégovine abat avec un revolver l'archiduc héritier d'Autriche-Hongrie, François-Ferdinand, et sa femme. Le 31 juillet, un étudiant nationaliste assassine, rue Montmartre, le directeur de L'Humanité, Jean Jaurès. Le 1er août, l'Allemagne déclare la guerre à la Russie puis, deux jours plus tard, à la France. Le 3 août, en fin d'après-midi, Trotsky et les siens prennent à Vienne le train pour Zurich. « Je laissais derrière moi des relations de sept années, des livres, des archives, des ouvrages commencés, dont une polémique avec le professeur [Tomáš] Masaryk sur les destinées de la culture russe 22. » Pour des citoyens de l'Empire russe, rester à Vienne serait suicidaire : l'Allemagne, alliée à l'Autriche-Hongrie, vient de déclarer la guerre à la Russie. Le conflit qui commence s'étendra vite à d'autres régions du monde, notamment le Proche-Orient et les colonies allemandes d'Afrique, en particulier le Tanganyika.

Après des mois difficiles et épuisants, Trotsky, à peine descendu du train, prend contact avec des militants et propose des projets d'articles aux journaux (les écrire sera pour lui un jeu d'enfant). Une grande question cependant se pose : si cette guerre se poursuit longtemps, que va devenir la révolution (alors que des grèves, à Pétersbourg, laissaient, au mois de juin, espérer des lendemains enchanteurs) ? Toutes ces activités et ces réflexions laissent néanmoins du temps libre à Trotsky. Alors, il profite de ces quelques semaines passées en Suisse pour peaufiner La Guerre et l'Internationale *22. Cet homme d'action a toujours besoin de noircir du papier, car il se veut à la fois militant et théoricien, journaliste et historien. Surdoué et très cultivé, surtout dans certains domaines, Trotsky est, au fond, un autodidacte. Ses vrais maîtres ont été les innombrables écrivains dont il a lu les livres. Il ne doute guère de lui, ni de ses compétences, car tout l'intéresse. Il est même sans doute un des premiers à rêver et à parler des « États-Unis d'Europe ». Une première étape qui annoncerait les « États-Unis du monde »…

L'étape helvétique sera brève. Le 19 novembre 1914, Trotsky rentre à Paris et reprend du service comme correspondant de guerre du Kievskaïa Mysl. « Paris était triste ; les rues, à la tombée de la nuit, étaient plongées dans les ténèbres. Des zeppelins venaient l'attaquer. Quand les armées allemandes furent repoussées, après la bataille de la Marne, la guerre devint de plus en plus exigeante et implacable. » Un mince filet de soleil cependant : la création dans la capitale française, au début de cette année 1914, d'un quotidien en langue russe qui, sous une forme ou sous une autre, sera animé par Julius Martov et Vladimir Antonov-Ovseïenko (1883-1938). Cette modeste gazette, installée rue Saint-Jacques, changera plusieurs fois de nom : Golos, Naché Slovo, Natchalo *23Non par coquetterie éditoriale, mais parce que ce journal, destiné à la diaspora russe, est dans le collimateur de Louis Malvy, le ministre de l'Intérieur. Ciseaux à la main, Dame Anastasie – c'est-à-dire la censure qui, en France, ne dort jamais que d'un œil – est prête à intervenir contre les mal-pensants… Or, pour d'évidentes raisons financières, le petit journal russe ne peut se permettre d'être censuré trop souvent. « Dévoués à leur journal, les typos enduraient famine ; les rédacteurs couraient la ville à la recherche de quelques dizaines de francs, – et le numéro suivant sortait à son heure. C'est ainsi que, sous les coups du déficit et de la censure, disparaissant parfois et reparaissant aussitôt sous un nouveau nom, le journal vécut deux ans et demi 23. »

Bien que certains se méfient de lui, Trotsky se considère en terrain conquis, d'autant que c'est en partie son ami Rakovski qui, quand on peut le joindre, finance cette aventure éditoriale. C'est ce journal qui publie, en cette fin d'année 1914, les bonnes feuilles de La Guerre et l'Internationale, vite écrit en russe, encore plus vite traduit en allemand (revu et corrigé in extremis par un germanophone). Sous une forme ou sous une autre, ce texte connaîtra un certain succès, surtout dans les pays de langue allemande (l'Allemagne, d'ailleurs, en condamnera l'auteur par contumace), mais pas uniquement. « Après la révolution d'Octobre, un éditeur de New York, esprit inventif, fit paraître ma brochure allemande sous l'aspect d'un livre. […] En deux mois, ma brochure devait être enlevée en Amérique, à seize mille exemplaires 24. »

À Paris, Trotsky poursuit sa connaissance du milieu politique internationaliste, en particulier quand il se rend quai de Jemmapes où se prépare la revue d'action La Vie ouvrière. Il y rencontre son fondateur, Pierre Monatte (1881-1960). Contrairement à beaucoup de ses camarades révolutionnaires, c'est un véritable homme du peuple, fils d'une dentellière et d'un forgeron. Brillant élève, cet Auvergnat se convertit au socialisme à l'âge adolescent en lisant Les Misérables de Victor Hugo. D'abord pion dans des établissements scolaires du nord de la France, il devient ensuite ouvrier du livre (en l'occurrence correcteur de presse) et syndicaliste (et dans le même temps, journaliste et écrivain). Il passera quatre ans dans les tranchées. C'est par son intermédiaire que Trotsky fait la connaissance d'un autre original du syndicalisme, Alfred Rosmer (né Griot, 1877-1964) – dont le pseudonyme est inspiré de Rosmersholm, une pièce du dramaturge norvégien Ibsen. Arrivé des États-Unis à Montrouge à l'âge de sept ans, ce passionné de théâtre et de langues devient syndicaliste et, lorsqu'il fait connaissance à Paris avec Trotsky, l'homme fait déjà partie du noyau de La Vie ouvrière. Rosmer rencontre bientôt une certaine Marguerite Thévenet, née à Paris en 1879, et ne la quittera plus. Malgré quelques désaccords profonds et six longues années de bouderie, les deux couples resteront en contact jusqu'à 1940, et leur correspondance sera publiée 25. La solidarité des deux femmes durera jusqu'à la fin, qui s'éteindront à quelques jours d'intervalle, en 1962. 

En mai 1915, Natalia et les garçons rejoignent enfin Trotsky à Paris. La famille s'installe dans une maison à Sèvres, petite ville – chère aux peintres – de dix mille habitants aux portes de Paris. C'est, depuis 1912, le domicile d'un couple d'artistes, le peintre suisse Renato, dit René, Paresce (1886-1937), et sa jeune épouse Ella Klatschko (1890-1966), une juive russe et militante révolutionnaire ; se réfugiant en Suisse, par précaution, ils confient leur maison aux Trotsky. La magie de la saison sur les bords de la Seine et à quelques kilomètres du cœur de Paris joue alors à plein : « Nos garçons allaient à l'école de la ville. Le printemps était fort beau, la verdure paraissait particulièrement tendre et caressante. Mais le nombre des femmes en deuil ne cessait d'augmenter 26. » Après cette parenthèse à Sèvres, la famille Trotsky s'installe 23, rue de l'Amiral-Mouchez (non loin du parc Montsouris), puis 27, rue Oudry (XIIIe arrondissement), dans le quartier de La Salpêtrière. Et la vie continue… Rencontres, réunions, livres et journaux à lire, lettres et articles à écrire, épreuves d'imprimerie à corriger et, bien sûr, soucis financiers. Ce qui, malgré tout, laisse quelque temps libre, que Trotsky consacre à l'éducation de ses fils. Une vie à peu près normale, en somme, du moins à Paris, car la guerre se poursuit dans les tranchées de Verdun, les dunes de Syrie ou la brousse du Tanganyika. Pour ceux qui, au plus haut lieu, prennent les décisions, la vie humaine ne compte que dans les discours.

Et puis, il faut aussi songer à ce qu'on va appeler « la conférence », qui, à l'instigation du leader social-démocrate suisse Robert Grimm (1881-1958), va réunir dans le village de Zimmerwald, près de Berne, du 5 au 8 septembre 1915, trente-huit militants ou syndicalistes de la mouvance « socialiste internationaliste », venus d'une dizaine de pays. Ces hommes sont hostiles à la guerre mais, par ailleurs, divisés sur presque tout. Lénine et Trotsky, bien sûr, sont au rendez-vous. Deux figures connues du monde ouvrier français accompagnent Trotsky : Albert Bourderon (1858-1930), originaire du Loiret, secrétaire de la fédération du Tonneau, et Alphonse Merrheim (1871-1925), un ouvrier chaudronnier de La Madeleine (Nord), secrétaire de la fédération des Métaux. D'autres militants comme Alfred Rosmer et Pierre Monatte ne peuvent être là, car ils ont été mobilisés.

Quelques jours plus tard, le nom de Zimmerwald, complètement inconnu la veille, retentissait dans le monde entier. […] La partie ouvrière de la colonie russe, à Paris, se resserra autour de Naché Slovo, le soutenant de toute sa vigueur, à travers les difficultés financières et bien d'autres embarras. Martov […] quitta le journal. Les dissentiments d'importance secondaire qui me séparaient encore de Lénine à Zimmerwald allaient s'effacer en quelques mois 27.

Une deuxième conférence se tient à Kiental (Suisse) du 24 au 30 avril 1916. Cette fois, une quarantaine de délégués sont présents, mais les autorités françaises ont refusé d'établir un visa pour Trotsky, et les délégués français n'ont pas eu plus de chance. Trois députés socialistes sont bien là mais, en principe, comme simples observateurs : Pierre Brizon (1878-1923), député de l'Allier qui, en 1918, fondera un hebdomadaire pacifiste, La Vague  ; Alexandre Blanc (1874-1924), instituteur, député du Vaucluse, et Jean-Pierre Raffin-Dugens (1861-1946), également instituteur, député de l'Isère. Le 24 juin, ces trois élus refuseront de voter les crédits de guerre. Parmi les participants à la conférence se trouve justement l'Allemand Karl Liebknecht (1871-1919), un docteur en droit et député du SPD qui, dès décembre 1914, a voté contre les crédits de guerre. C'est un proche de Rosa Luxemburg, avec qui il a fondé la Ligue spartakiste qui, à terme, deviendra le Parti communiste d'Allemagne (KPD).

À Paris, les temps sont durs pour l'équipe de Naché Slovo. L'ambassade de Russie supporte fort mal la présence sur le territoire français de révolutionnaires patentés dûment condamnés jadis ou naguère par la justice russe. Celui que la France considère comme le père de la sociologie, Émile Durkheim, préside la commission gouvernementale de l'émigration russe. Ce qui ne l'empêche pas d'informer la rédaction de Naché Slovo que les jours du journal sont comptés et que Trotsky serait bien avisé de préparer ses valises. Durkheim a des amis et des informateurs dans les corridors du pouvoir, et on peut lui faire toute confiance. Le gouvernement français attend la bonne occasion pour se débarrasser enfin de Trotsky sans avoir l'air – horresco referens – de toucher le moins du monde à la liberté de la presse ou d'expression. Le commissaire de police judiciaire chargé de surveiller Trotsky semble sorti d'un roman-feuilleton de Ponson du Terrail, revu et corrigé par Labiche : il s'appelle Charles-Adolphe Faux-Pas Bidet.

Le 15 septembre 1916, Naché Slovo est interdit (mais Natchalo, son nouvel avatar, paraîtra dès le 30 septembre). Le lendemain, le ministre de l'Intérieur Louis Malvy signe l'arrêté d'expulsion de Trotsky, à l'évidence coupable : un exemplaire de son sulfureux journal aurait été trouvé à Marseille sur un des soldats russes accusés d'avoir tué, au mois d'août, un colonel… La France étant le pays des droits de l'homme, les autorités laissent à Trotsky le temps de faire ses bagages sans hâte excessive, voire, si tel est son bon plaisir, de contacter des ambassades – mais aucun pays ne veut de lui, sauf l'Espagne, pays qui, justement, n'enchante pas l'intéressé… Le 12 octobre, le « dangereux » révolutionnaire écrit une lettre ouverte au ministre d'État Jules Guesde, jadis révolutionnaire et collectiviste, fondateur en 1877 de L'Égalité, le premier journal marxiste français. Mais à soixante et onze ans, Jules Guesde s'est bien assagi. La lettre que lui écrit Trotsky ne changera rien, mais du moins est-ce polis, penauds et prévenants que deux inspecteurs de police viennent, le 30 octobre, le cueillir à son domicile de la rue Oudry, montent même avec lui dans le train et l'accompagnent jusqu'à San Sebastián. Enfin seul, il prend la direction de Madrid et y arrive le 2 novembre. Privé de son courrier et de ses livres, Trotsky profite de cette période d'inaction relative pour visiter les musées – le Prado, en particulier. Difficile de communiquer puisque, s'il est polyglotte, le nouveau venu ne connaît pas un mot d'espagnol. Son mutisme ne devrait pas durer longtemps : muni d'un dictionnaire, Trotsky a déjà établi une première liste de mots à mémoriser. Pour qui maîtrise déjà le français et l'italien, l'espagnol est facile, explique-t-il.

Le 9 novembre, prévenue par la France, la police espagnole l'arrête. On le conduit en prison, où il découvre avec surprise que sa cellule (dite « de première classe ») est payante, ce qui donne droit à quelques avantages, dont des promenades plus longues. Le 12, les autorités l'envoient en résidence surveillée à Cadix, à quelque six cents kilomètres de là, sur la côte Atlantique. Elles envisagent d'abord de le faire monter sur un bateau en partance pour Cuba, mais tout prend du temps, que Trotsky utilise à envoyer lettres et télégrammes. Bien que prisonnier en théorie, il peut aller à la bibliothèque, étudier les conjugaisons en espagnol et se promener librement dans la ville. On le tient à l'œil ; rien de plus dangereux qu'un pacifiste. Trotsky passe ainsi six semaines à Cadix. Plus question de Cuba, sa destination sera finalement New York, ville pour laquelle le vieux transatlantique Montserrat doit quitter Barcelone le jour de Noël. Descendu à l'hôtel Roma, Trotsky fréquente la Biblioteca provincial. Natalia et les garçons rejoignent le chef de famille à Barcelone. Après une brève escale à Valence et Málaga, le Montserrat passe au large de Gibraltar avant de mouiller l'ancre quelque temps à Cadix. Ce qui permet de faire un tour dans cette ville que Trotsky, quelques jours auparavant, a déjà arpentée dans tous les sens. « C'est pour la dernière fois (du moins en cette époque bien entendu) que je foule le terrain de cette vieille canaille d'Europe », écrit-il le 2 janvier 1917 à Rosmer 28.

Fin du feuilleton franco-espagnol ? Pas tout à fait… L'histoire comporte deux post-scriptum ironiques. Cette même année 1917, le ministre français de l'Intérieur, Louis Malvy, devra démissionner ; condamné au bannissement, il sera exilé en Espagne (mais reprendra la vie politique à son retour). Au cours de l'été de l'année suivante, Trotsky, qui occupe alors de hautes fonctions à Moscou, se retrouvera face à face avec Charles-Adolphe Faux-Pas Bidet, devenu l'adjoint de l'attaché militaire français au pays des soviets ; la Tchéka vient d'arrêter cet homme soupçonné d'espionnage. Les retrouvailles donneront lieu à un bel échange entre les deux hommes.

– Quand je serai rentré à Paris, m'assura-t-il, je ne ferai plus le même métier.

– Croyez-vous, monsieur Bidet ? On revient toujours à ses premières amours *24 29.

Samedi 13 janvier 1917. Il aura fallu dix-sept jours – peu confortables la deuxième semaine – pour gagner New York, où, par un temps glacial, le Montserrat arrive au cœur de la nuit et mouille l'ancre sous la pluie. L'arrivant est déjà tellement connu que des journalistes l'attendent sur le quai. Il est accueilli par Moissaye Joseph Olgin (1878-1939), un journaliste de Kiev, que Trotsky a naguère rencontré à Vienne. Ce brillant linguiste – qui traduira Jack London en yiddish – vient lui-même de s'installer à New York et deviendra citoyen américain ; il sera, au début des années 1920, l'un des fondateurs du Workers Party of America *25 et s'y fera le correspondant de la Pravda… Adhérent à la doctrine stalinienne, il sera alors l'ennemi juré de ceux qui ont jadis été ses amis.

Une nuit suffit à Trotsky pour récupérer. Dès le lendemain de son arrivée, il reprend ses habitudes et écrit son premier papier… Ses fils ne se tiennent plus de joie : quel adolescent, fût-il le fils d'un révolutionnaire ennemi du capitalisme, n'a pas rêvé de visiter New York ? Pour les deux garçons, qui, quelques semaines auparavant, arpentaient les rues de Paris, New York sera « un sujet d'émerveillement inépuisable 30 ».

*1. 22 janvier, selon le calendrier grégorien.

*2. Krassine deviendra, en novembre 1924, le premier ambassadeur soviétique en France.

*3. 14 mai, selon le calendrier grégorien.

*4. 26 octobre, selon le calendrier grégorien.

*5. 16 décembre, selon le calendrier grégorien.

*6. En français dans le texte.

*7. La traduction anglaise intitulée Sixteen Years in Siberia : Some Experiences of a Russian Revolutionist, par Helen Chisholm (J. Murray, 1903), a été interdite à sa sortie. Le texte a été traduit en français, sous le titre Seize ans en Sibérie, par Charles Raymond (Librairie universelle, 1904).

*8. 2 octobre, selon le calendrier grégorien.

*9. 1 décembre, selon le calendrier grégorien.

*10. Nuit du 24 au 25 février, selon le calendrier grégorien.

*11. La verste est équivalente à mille soixante-sept mètres. Le voyage restant aurait, en réalité, été plus long, le terminus prévu se trouvant plus au nord d'Obdorsk, dans la presqu'île de Yamal, sur la mer de Kara.

*12. Aujourd'hui Kirov.

*13. Aujourd'hui Zelenogorsk (Russie).

*14. Le surnom de Staline est forgé sur le russe stal, qui signifie « acier ».

*15. « Le Temps nouveau ».

*16. « Race et judaïsme ».

*17. « Vérité ». Le titre Pravda sera repris en 1912 par le Parti communiste, dont il deviendra l'organe officiel.

*18. Port de Roumanie, sur la mer Noire.

*19. Secte chrétienne secrète pratiquant l'ablation des seins et la castration pour retrouver la pureté d'avant la Chute originelle.

*20. Respectivement « Nouvelles d'Odessa » et « Pensée de Kiev ».

*21. À ne pas confondre avec l'écrivain anglo-écossais Robert Service (1874-1958), correspondant de guerre dans les Balkans en même temps que Trotsky pour le Toronto Star.

*22. L'édition originale du texte a paru en allemand, à Zürich, en 1914, sous le titre : Der Krieg und die Internationale.

*23. Respectivement « La Voix », « Notre parole », « Le Début ».

*24. En français dans le texte.

*25. Parti des travailleurs d'Amérique.