La symphonie des nouveaux mondes

Émerveillés et fascinés, Liovik, qui fêtera ses onze ans à New York, et Sérioja, qui aura neuf ans en mars, applaudissent les gratte-ciel, et « pendant un certain temps, le téléphone, mystérieux instrument qu'ils n'avaient connu ni à Vienne ni à Paris, fut leur grande occupation ». Ils sont également fascinés par les monte-charges des immeubles. Quant à leur père, il feint dans son autobiographie de rester de marbre et de se consacrer entièrement à la cause de la révolution :

La seule profession que j'aie exercée à New York fut celle d'un révolutionnaire socialiste. Et comme on n'en était pas encore à la guerre « libératrice », « démocratique », cette profession n'était pas réputée, aux États-Unis, plus criminelle que celle d'un contrebandier de l'alcool. J'écrivis des articles, fus rédacteur en chef d'un journal et parlai dans des meetings ouvriers. J'étais extrêmement occupé et ne me sentais pas dépaysé 1.

À New York, l'ami des prolétaires vit dans le Bronx (au sud-est du parc Crotona, du côté de la 164e Rue). Il ne se sent pas seul : la ville grouille d'émigrés russes et de révolutionnaires de tout poil, venus des quatre coins du monde. Dès son arrivée, il retrouve, par exemple, Nikolaï Boukharine, un brillant intellectuel, révolutionnaire, mais aussi poète et peintre à ses heures. L'homme, bien sûr, a connu l'exil du côté d'Arkhangelsk et s'est évadé. Expulsé de Scandinavie, il ne vit pas à New York depuis longtemps. « Boukharine nous connaissait, ma famille et moi, depuis notre séjour à Vienne, et nous accueillit avec les transports puérils qui le caractérisent. » Le portrait que Trotsky brosse de lui est, en vérité, peu flatteur.

Il est dans la nature de cet homme de s'appuyer toujours sur quelqu'un, d'être toujours en fonctions auprès de quelqu'un, de coller à quelqu'un. En de telles périodes, Boukharine n'est plus qu'un médium par l'intermédiaire duquel parle et agit quelqu'un d'autre. […] Je n'ai jamais pris trop au sérieux Boukharine, le livrant à lui-même, c'est-à-dire à d'autres 2.

Trotsky et Boukharine se retrouvent désormais à la rédaction du quotidien Novy Mir *1. Parmi les habitués du journal il y a aussi une belle quadragénaire, fille de général, polyglotte et féministe (à sa façon), Alexandra Kollontaï (1872-1952) – qui deviendra ambassadrice de l'URSS en Norvège, au Mexique et en Suède. Bien que Trotsky se laisse volontiers séduire par les beautés slaves, il s'attarde peu ici et brosse de cette dame un portrait très sommaire : « Elle combattit âprement le “régime de Lénine et Trotsky”, pour s'incliner ensuite, d'une façon touchante, devant le régime de Staline 3. » Trotsky mange souvent au Triangle Dairy (avenue Wilkins), haut lieu de rendez-vous des juifs d'Europe de l'Est ; refusant toujours de laisser un pourboire, il n'y sera pas très populaire. À noter qu'il retrouve lors de ce séjour son ancien camarade de Nikolaïev, le docteur Grigori Ziv, mais les deux hommes, qui se sont crus amis, n'ont plus en commun que de vagues souvenirs. Dès le début de son séjour à New York, Trotsky rencontre aussi Abraham Cahan (1860-1951), rédacteur en chef du quotidien yiddish Forverts *2, créé en avril 1897, qu'il dirigera de 1903 à 1951. Bien qu'il ne connaisse pas le yiddish, Trotsky propose sa collaboration, mais il n'aura le temps d'y publier que quelques papiers.

Le nouveau venu, qui depuis longtemps déjà a pris goût à l'exercice, donne ici ou là – à New York, bien sûr, mais aussi à Philadelphie – des conférences politiques, en russe ou en allemand (son anglais oral reste limité). Annoncer sa venue suffit à remplir les salles. Il rencontre par ailleurs un certain nombre de marxistes américains, mais très peu d'entre eux soulèvent son enthousiasme. Trotsky voit en eux des Babbitt – si, du moins, on feint de ne pas remarquer les dates : son séjour aux États-Unis date de 1917, le roman Babbitt a paru en 1922 et l'autobiographie en 1930, année justement où Sinclair Lewis obtient le prix Nobel de littérature. Peu importe, Babbitt – comme Don Quichotte, Tartuffe et Homais – est un type, qui existait donc avant qu'un écrivain ne lui insuffle la vie et ne lui donne une identité.

En somme ce ne sont là que des variétés de M. Babbitt qui ajoutait, à ses affaires commerciales de la semaine, de languissantes méditations dominicales sur l'avenir de l'humanité. Ces gens-là vivent en petits clans nationaux où la solidarité créée par les idées sert le plus souvent à des relations d'affaires. […] Nous appartenions à des mondes différents. À mes yeux ils étaient la partie la plus pourrie du monde contre lequel j'ai mené et mène la lutte 4.

Trotsky fait cependant une exception pour Eugène Victor Debs qui, à bientôt soixante-deux ans, lui paraît bien vieux. Né dans l'Indiana en 1855, ce Debs est français par le sang, de parents alsaciens originaires de Colmar. Debs, qui commence à travailler dans les chemins de fer à l'âge adolescent, sera un des premiers membres de la loge Brotherhood of Locomotive Firemen *3. Syndicaliste actif, il se radicalisera au fil du temps, fera même de la prison pour ses idées et sera, à cinq reprises, candidat du Parti socialiste américain à l'élection présidentielle. Selon Trotsky, il « se détachait nettement sur le fond de l'ancienne génération par un feu intérieur, inextinguible, d'idéalisme socialiste 5 ».

Au début du conflit mondial qui secoue l'Europe, l'Orient et l'Afrique de l'Est, le président démocrate Wilson appelle les Américains à faire preuve de neutralité. Toutefois, l'affaire du torpillage du paquebot britannique Lusitania en provenance de New York au large de l'Irlande, par les Allemands le 7 mai 1915, avait déjà ébranlé les mentalités. La guerre sous-marine s'intensifie, menaçant la liberté des mers et les intérêts économiques américains. Le 3 février 1917, Wilson annonce la rupture des relations diplomatiques avec l'Allemagne. Quelques semaines plus tard, les Britanniques font savoir aux Américains qu'un télégramme secret entre les Affaires étrangères et l'ambassade allemande au Mexique prouve que Berlin essaie d'entraîner Mexico dans la guerre et lui fait miroiter la reconquête de vastes régions – comme le Texas ou l'Arizona – annexées au XIXe siècle. Le 19 mars, les Allemands coulent le Vigilantia, ôtant la vie à plus d'une centaine de marins américains. Les États-Unis entrent en guerre le 6 avril.

Entre la Baltique et la presqu'île de Kamtchatka, un autre Nouveau Monde est en train de naître : les toutes dernières nouvelles en provenance de l'Empire russe semblent, en effet, indiquer, dès le 12 mars, que le feu de la révolution de 1905 vient de se rallumer. L'hiver y a été particulièrement rude, les stocks de farine et de charbon sont très bas. Le pain est désormais rationné, les queues s'allongent dans les boulangeries et sur les trottoirs. Certaines usines ont cessé de fonctionner, le nombre de chômeurs augmente. Alors que le pays est en guerre, le pouvoir politique s'effondre, aussitôt remplacé par le comité provisoire de la Douma, proche de Nicolas II, et par le comité exécutif provisoire, qui reprend à son compte les idées révolutionnaires de 1905. Ces deux « comités provisoires » forment alors, vaille que vaille, un gouvernement provisoire. De son côté, la famille impériale se remet mal de la mort de Grigori Raspoutine, assassiné quelques mois plus tôt. L'homme cumulait plusieurs fonctions : guérisseur, mystique, prophète et, surtout, conseiller de la tsarine. L'empereur, qui a abdiqué le 2 mars 1917 *4, aurait aimé être remplacé par son fils Alexis, mais celui-ci, âgé de douze ans, est atteint d'une hémophilie sévère. Le tsar choisit alors son propre frère, le grand-duc Michel, qui refuse. Mars 1917 constitue bien la fin d'un monde, la fin de la monarchie russe et de la dynastie Romanov qui, sous une forme ou sous une autre, régnait sur toutes les Russies depuis 1613.

À des milliers de kilomètres de là, à New York, Trotsky trépigne. Par la faute des Français qui l'ont mis dehors, il a raté le début de cette révolution qu'il espérait et préparait depuis des années. « Nous avions hâte de prendre le premier bateau. » Alors qu'ils ne sont aux États-Unis que depuis le 13 janvier, voici qu'il leur faut déjà quitter la relative quiétude d'un New York où s'attardent encore, le temps d'un rêve, les derniers rayons de la Belle Époque.

Ce serait une exagération criante que de dire que j'ai pris connaissance de cette ville. J'avais trop rapidement plongé dans les affaires du socialisme américain, et la tête la première. […] Je ne pus que saisir le rythme général du monstre qui s'appelle New York. Je partis pour l'Europe dans l'état d'esprit de celui qui n'a jeté qu'un coup d'œil sur l'intérieur de la forge où se préparera l'avenir de l'humanité 6.

Le soir du 26 mars, alors que tous ses papiers, visas et permis sont en règle, Trotsky fait déjà ses adieux à New York – où il se promet tout de même de revenir un jour –, et c'est à Manhattan qu'il donne son dernier discours. Le lendemain, la famille embarque sur un vapeur norvégien, le Kristianiafjord, qui, longeant la côte Atlantique, mettra ensuite le cap vers l'Europe. Le destin, cependant, réserve souvent des surprises. Ce sera le cas lors de l'escale du 30 mars à Halifax (Nouvelle-Écosse) quand Trotsky découvre une vérité d'évidence : il ne faut pas confondre les États-Unis d'Amérique et le Canada… Celui-ci a, certes, cessé d'être une colonie en 1867, mais il est maintenant un dominion de l'Empire britannique, gardant, par là même, des liens privilégiés avec le Royaume-Uni. Pour tout arranger, le Premier ministre canadien, est, depuis 1911, un conservateur, Robert L. Borden. Naguère avocat au barreau d'Halifax, il est évidemment informé en priorité de tout ce qui se passe sur sa terre natale.

À New York, le journaliste et écrivain irlando-américain Frank Harris (1856-1931) a mis Trotsky en garde : il convient de se méfier de cette escale à Halifax. Avec son optimisme habituel, celui-ci n'a cure de ce conseil pourtant marqué au sceau du bon sens : Trotsky est, certes, un citoyen russe, mais l'Empire britannique voit surtout en lui un dangereux révolutionnaire, et on le dit pro-allemand, ce qui n'arrange rien. Et les amis de nos ennemis, c'est bien connu, ne sont pas nos amis. Tandis que le paquebot norvégien se dirige vers la Nouvelle-Écosse, qui serait assez naïf pour penser que les agents des services secrets anglais ne surveillent pas Trotsky et que des télégrammes ne sont pas échangés entre Londres et Ottawa ?

Halifax, le 30 mars : des policiers de la marine militaire britannique montent à bord, feignent de scruter les papiers des voyageurs mais s'intéressent, d'abord et avant tout, aux citoyens russes. L'escale se prolonge. Lors d'une seconde visite le 3 avril, des officiers anglais prient neuf Russes, dont les Trotsky, de descendre à terre. Puisque ceux-ci refusent, il faut utiliser la force pour les y contraindre. Natalia et ses enfants restent à Halifax (on les loge chez un agent de police et interprète d'origine russe avant de les transférer finalement, dix ou onze jours plus tard, au Prince George Hotel). Trotsky, lui, doit monter dans le train qui va le conduire, ainsi que cinq autres Russes, dans un « camp de concentration » à Amherst, une petite ville de neuf mille habitants, à quelque cent quatre-vingt-dix kilomètres d'Halifax.

Là, dans la salle d'admission, nous subîmes une fouille telle que je n'avais rien connu de pareil, même lorsque je fus incarcéré à la forteresse Pierre-et-Paul. En effet, dans la prison du tsar, si l'on vous obligeait à vous mettre nu, si des gendarmes vous tâtaient le corps, c'était fait discrètement ; à Amherst, chez ces démocrates nos alliés, on nous soumit à des outrages éhontés en présence d'une dizaine de personnes 7.

Le camp est, en principe, réservé aux prisonniers allemands, au nombre d'environ huit cents à cette époque. La plupart de ces gens sont des matelots qui servaient sur des navires de guerre coulés dans l'Atlantique. Se retrouvant ainsi avec des hommes du rang, des hommes du peuple, Trotsky se met très vite à haranguer la plèbe. « Ce mois de résidence dans un camp fut comme un meeting ininterrompu 8. »  En peu de temps, où qu'il soit, Trotsky est capable d'hypnotiser une foule.

Il est finalement relâché le 29 avril, sans trop savoir si le Canada s'est soudain souvenu qu'il est bel et bien du bon côté des belligérants ou si certains hauts responsables du gouvernement provisoire russe ont, à Petrograd (Pétersbourg), changé d'avis. Il est possible, en effet, que ceux-ci auraient appris sans déplaisir son maintien à Amherst, car avec lui, disent-ils, il faut toujours s'attendre au pire. Dans son autobiographie, Trotsky met en cause le professeur Pavel Milioukov (1859-1943), historien connu et ministre des Affaires étrangères, lequel, d'ailleurs, démissionnera quinze jours après la libération de Trotsky, mais ce départ brutal n'a aucun lien avec lui. Il convient toutefois de le signaler, car le fait est assez rare : en pleine guerre, le révolutionnaire russe quitte le camp d'Amherst sous les applaudissements des matelots allemands « au son d'une marche révolutionnaire jouée par un orchestre de fortune 9 ». Retrouvailles familiales à Halifax. Trotsky et les siens montent sur le Helig Olaf, un navire danois. De cette traversée de l'Atlantique nous ne saurons rien : « Le voyage, de Halifax à Petrograd, ne nous laissa pas plus d'impressions que l'on n'en a dans un tunnel. » Trotsky, à l'occasion, sait se montrer laconique.

Le 17 mai, les voici dans le nord de la Suède. Les voyageurs passent la frontière suédo-finlandaise à Tornio, tout au nord du golfe de Botnie, puis le train les conduit au poste frontière de Biéloostrov. Les voilà en Russie. Un premier comité festif les accueille. Un second, plus important, les reçoit à la gare de Finlande, à Petrograd. Trotsky prend la parole, sous les vivats :

Lorsque, soudain, l'on m'enleva à bout de bras, je me rappelai immédiatement Halifax, où je m'étais trouvé dans la même situation. Mais, maintenant, c'étaient des mains amies qui me soulevaient. […] J'aperçus le visage empreint d'émotion de ma femme, les faces pâles et inquiètes de mes garçons […]. Aussitôt après la gare, ce fut pour moi un tourbillon dans lequel gens et épisodes passèrent comme des copeaux dans un torrent. Les plus grands événements sont les plus pauvres en souvenirs personnels 10.

Il se rend ensuite à l'Institut Smolny *5, où siège le soviet de Petrograd, dont Trotsky a été président en 1905. Le nouveau venu y reçoit un accueil mitigé du comité exécutif, que préside un menchevik qui n'est pas précisément un ami, l'aristocrate Nikolaï Tchkhéidzé (1864-1926) – un Géorgien, comme Staline –, qui a étudié à l'université d'Odessa. L'accueil, certes, est plutôt chaleureux, voire enthousiaste, du côté des anonymes flattés de voir en chair et en os le héros de Petrograd. Mais les ténors des différentes factions (surtout mencheviks, bolcheviks et populistes) paraissent plus partagés : Trotsky fait volontiers cavalier seul. Par ailleurs, il est craint, car ses seules qualités d'orateur peuvent retourner une salle et faire voter dans un sens contraire à celui qu'ont, en coulisses, anticipé ceux qui pensent. Prudent, l'intéressé reste pour l'instant sur ses gardes, car il entend d'abord s'informer sur le contexte politique.

Il y a maintenant deux Nouveaux Mondes, « associés », certes, mais pour combien de temps ? Ce sont, en réalité, deux idéologies qui s'affrontent, la démocratie à l'occidentale et la révolution née à Petrograd, qui risque de s'étendre à l'Allemagne et à d'autres pays d'Europe. Alors qu'on est en pleine guerre, des grèves éclatent un peu partout, et dans les deux camps.

[D]ans de nombreux régiments qui se trouvent au repos, à l'arrière du front, des refus d'obéissance se manifestent au moment où parvient l'ordre de « remonter en ligne » : ces mutineries, qui font peser sur l'armée la menace d'une désagrégation morale, ont pour cause profonde l'échec de l'offensive, qui a donné à la propagande pacifiste un argument […] Le soldat ne refuse pas de se battre mais il refuse d'être sacrifié dans des offensives suicides 11.

L'image que, à la même époque, Trotsky donne de Petrograd mérite d'être notée.

Derrière la révolution se dressait encore, de sa taille géante, le monstre de la guerre, projetant son ombre. Mais les masses ne croyaient déjà plus à la continuation des hostilités […]. La guerre était devenue impossible. C'est ce que ne parvenaient pas à comprendre non seulement les cadets *6 mais les leaders de ce qu'on appelait « la démocratie révolutionnaire ». Ils avaient une peur terrible de lâcher la jupe de l'Entente 12.

Bien qu'elle n'ait que quelques semaines, la révolution a déjà changé beaucoup de choses, encore que le filigrane du passé soit toujours présent. Aujourd'hui prisonniers, le tsar déchu et ses anciens ministres sont « comme les fantômes d'un passé révolu. Les splendeurs des temps anciens, les terreurs et les fétiches de la monarchie semblaient s'être évanouis avec la neige du dernier hiver 13 ». Pourtant, le pouvoir est maintenant, en théorie, entre les mains du prince Gueorgui Lvov (1861-1925), diplômé de droit et franc-maçon, devenu en mars président du Conseil et chef du gouvernement provisoire, mais dès juillet, trois mois et demi plus tard, il lui faut démissionner *7. Il est remplacé dès juillet par Alexandre Kérensky (1881-1970), son ministre de la Justice, qui devient ainsi le second et dernier Premier ministre de la période post-impériale.

Quelles que soient les personnes au pouvoir, une lancinante question retient l'attention des hommes politiques russes : faut-il poursuivre la guerre ou conclure avec l'Allemagne une paix séparée ? La question se pose depuis des mois déjà. C'est même pour tenter d'y répondre que Gaston Doumergue, alors ministre des Colonies, avait passé, au tout début de cette année 1917, quelques semaines (fin janvier et février) dans la capitale russe. Il représente la France à la conférence interalliée, qui prépare en secret un traité de paix en prévision de la fin de la guerre. Or, Doumergue, tandis qu'il était magistrat à Hanoï, avait rencontré le tsarévitch *8 – le futur Nicolas II – lors de son voyage en Asie (fin 1890-1891). Un quart de siècle plus tard, tous deux se retrouvent, en Russie cette fois. Le courant passe, et le Russe se dit prêt à accepter les demandes françaises, mais ces accords deviennent presque aussitôt nuls et non avenus, puisque balayés par la révolution et par l'abdication du tsar.

L'arrivée de Lénine à Petrograd illustre la complexité de la situation. Réfugié en Suisse, celui-ci est autorisé par le Kaiser à traverser l'Allemagne dans un train spécial jouissant, comme s'il s'agissait d'une ambassade, d'un statut d'exterritorialité. Grossi par l'imaginaire et surtout par la désinformation, ce wagon devient dans la légende dorée un train « plombé ». Ce qui sauve l'honneur, puisque les exilés russes traversent ainsi le territoire ennemi, bombant le torse et se refusant à tout contact avec la soldatesque allemande. Parti de Zurich, Lénine arrive à la gare de Finlande de Petrograd le 3 avril. Les Allemands ont facilité le voyage ferroviaire des bolcheviks, car ils espèrent bien que leur retour conduira, à plus ou moins long terme, à une paix séparée. Du moins peuvent-ils espérer que la seule présence de tous ces révolutionnaires, qui ne rêvent que de créer le chaos, sonnera pour la Russie le début de la fin, voire le retour du tsar. Les Allemands ne se doutent pas que le destin politique du Kaiser Guillaume II est tout aussi scellé, mais moins tragique, que celui de Nicolas II. La Grande Guerre, en effet, a aussi été une affaire de famille : le tsar Nicolas II, le Kaiser Guillaume II et le roi d'Angleterre George V sont cousins, germains ou par alliance.

Les rapports qui unissent et séparent Lénine et Trotsky peuvent également être placés sous le signe des relations familiales : on s'apprécie, on s'aime, on se fâche, on boude, puis on se retrouve sans trop savoir, avec le temps qui passe, quel a été l'objet de la brouille. Tous deux, bien sûr, disent que ce sont de profondes divergences politiques. Il y a probablement aussi des raisons psychologiques, et les points communs entre les deux hommes sont légion : « premiers de la classe », brillants intellectuels et travailleurs acharnés ; ensemble, ils peuvent parler et refaire le monde pendant des heures. Un jour, d'après Gérard de Cortanze, le romancier Pierre Benoit (1886-1962) se retrouve dans un restaurant de Montparnasse et y côtoie « deux clients russes, très calmes, très discrets, mais qui n'arrêtaient pas de parler. Le lendemain, il apprend qu'il s'agissait de Trotski et Lénine 14 ! ». Le premier, fils d'un fermier illettré, est un dandy touche-à-tout, et le second un ascétique monomaniaque, fils d'un haut fonctionnaire anobli par le tsar.

Loin de s'intéresser aux seules théories politiques, Trotsky s'adapte, dans l'instant, à toute situation nouvelle. Quelques semaines plus tôt, il faisait des discours en russe à Manhattan et en allemand à Amherst, où il réussissait à se faire applaudir par des centaines de gens qui pourtant, selon les lois de la guerre, étaient ses ennemis. Et le voici à Petrograd, où la situation politique est si complexe et volatile qu'il suffirait d'un rien pour qu'il se retrouve en prison. D'ailleurs, il fait tout pour cela : alors qu'à la mi-juillet s'abat la répression sur les bolcheviks, contraignant Lénine à passer en Finlande, Trotsky publie une lettre ouverte pour lui exprimer sa solidarité. Arrêté le 5 août *9, Trotsky se retrouve, pour quelques semaines, entre les quatre murs d'une prison qu'il a connue en 1905, celle de Kresty. Voici qu'on l'accuse d'être vendu aux Allemands – d'ailleurs, son vrai nom n'est-il pas Bronstein ? En dépit des conditions d'incarcération, cette parenthèse est la bienvenue puisqu'elle lui permet, comme d'habitude, de souffler un peu, de lire et de réfléchir. Le chef du gouvernement provisoire nomme le général Kornilov commandant en chef des armées, mais celui-ci tente bientôt un coup d'État, évité de justesse, grâce au soutien inattendu des bolcheviks. Pendant ce temps, la situation politique et économique du pays s'aggrave.

Le chômage galope. Les grèves se multiplient. Une immense jacquerie déferle sur le pays. Ici et là, les paysans, fourches et haches à la main, se jettent sur les terres des propriétaires et parfois sur les propriétaires eux-mêmes […]. Le 19 août, le ministre des Finances, Nekrassov, annonce à la presse qu'à l'automne les trains cesseront de circuler et que Petrograd est condamnée à la famine. Le gouvernement provisoire observe, passif et impuissant, la chute vers l'abîme 15.

Trotsky essaie de se convaincre qu'il ne risque pas grand-chose en prison, sinon la violence, par nature imprévisible, des médiocres, des imbéciles et des psychopathes, lesquels ont un faible pour les périodes troubles, qui permettent à leurs talents de s'épanouir. Plus tard, il brossera un portrait fort peu flatteur – et sans doute injuste – de Kérensky, successeur du prince Lvov, et dont le mandat ne dura pas plus de trois mois et demi.

Kérensky était et est resté une figure fortuitement introduite dans l'histoire, un favori du moment. Toute puissante marée nouvelle de la révolution, entraînant des masses vierges qui n'ont pas encore de discernement, porte nécessairement très haut de ces héros d'une heure qui sont immédiatement éblouis de leur propre éclat. […] Ses meilleurs discours ont valu ce que pourrait valoir de l'eau richement pilée dans un mortier. En 1917, cette eau était bouillante et donnait de la vapeur. Cela put faire une auréole 16.

Par temps calme, Trotsky limite déjà beaucoup ses notations à caractère privé. Dès qu'éclate la révolution de 1917, celles-ci disparaissent presque. Par exemple, on apprend incidemment que la famille Trotsky a d'abord du mal à se loger : « [N]ous n'avions qu'une chambrette et nous avions eu du mal à l'obtenir. » Par chance, Trotsky a connu en 1905 un certain Loguinov, qu'il prenait pour un sympathique ouvrier serrurier, avant de découvrir, en 1917, que ledit prolétaire appartenait, en réalité, à une famille riche et qu'il s'appelait Sérébrovsky. Devenu ingénieur, il venait d'être nommé directeur des deux plus grandes usines de la capitale. « Et voici qu'il était là, devant moi, et qu'il me demandait, avec une chaleureuse insistance, de venir avec ma famille loger chez lui, et tout de suite. » Le déménagement fut rapide, l'appartement était immense, mais la cohabitation s'avéra impossible… pour des raisons idéologiques : l'ancien serrurier avait « une haine profonde pour les bolcheviks » 17. Libéré de prison le 3 septembre *10, Trotsky trouva alors une location chez la veuve d'un journaliste.

Prolifique sur ses lieux de résidence et ses prestations oratoires, Trotsky se montre beaucoup plus discret sur ses retrouvailles avec sa sœur cadette, Olga, dont il était, dans l'enfance, très proche. Or, il la retrouve à Petrograd et à Moscou. Mariée, au tout début du siècle, avec Lev Kamenev, un des chefs principaux de la révolution de 1905, elle accompagne son époux en Suisse et en France (où le mari donne quelques cours à l'école du Parti, à Longjumeau). Olga occupe, dès 1917, un poste important dans le domaine du théâtre et de l'enseignement, puis a des responsabilités plus politiques dans la branche féminine du Parti communiste avant de devenir, à la fin des années 1920, présidente de la Société pour les relations culturelles avec les pays étrangers. Ce qui lui permettra de recevoir ou de rencontrer à Moscou des artistes comme Le Corbusier et des écrivains comme l'Américain Theodore Dreiser ou l'Italien Curzio Malaparte, venu en 1928. Celui-ci publiera à Paris, en 1931, Technique du coup d'État, dans lequel Trotsky est très présent, surtout au début du livre. Les bolcheviks attirent beaucoup les écrivains, les intellectuels et les artistes – pas nécessairement d'obédience communiste. Se rendre en URSS est devenu un exercice obligé.

Olga n'est pas le seul membre de la famille que Trotsky retrouve à Petrograd. Mais c'est sans insister qu'il glisse dans son autobiographie un détail d'autant plus émouvant qu'il est laconique et tout en retenue : il revoit aussi ses filles – qu'il a laissées derrière lui en Sibérie, à la mi-août 1902. La rencontre a lieu dans une des salles du Cirque moderne. C'est là que Trotsky prend le plus volontiers la parole, car il est vite devenu l'orateur le plus prisé de la capitale : chaque soir, ou presque, il fait salle comble. Les filles de Trotsky auront pour leur père une véritable vénération. Selon un processus psychologique classique, celui-ci est d'autant plus présent dans leur vie qu'il ne fait, au mieux, qu'y passer en coup de vent. « Parfois, je discernais les figures de mes deux filles : elles habitaient dans le voisinage, avec leur mère. L'aînée [Zina] allait sur ses seize ans ; la cadette [Nina] allait en avoir quinze. J'avais à peine le temps de faire un signe de tête vers leurs yeux émus ou de serrer en passant une main tendre et brûlante. Et la foule nous séparait encore 18. »

Pendant ce temps, la Russie s'enfonce dans la crise. Dans les soviets et à la Douma, on parle, on vote, on conteste et on revote. Rien ne ressemble autant à un débat de théologiens que les affrontements verbaux des séances révolutionnaires où les chapelles, avec violence, s'affrontent. Peu à peu, cependant, les bolcheviks sont sur le point de l'emporter. Le 23 septembre *11, le comité exécutif du soviet de Petrograd élit Trotsky président, lui aussi bolchevik finalement, ma non troppo. Le 6 octobre *12, Lénine quitte sa retraite de Finlande, regagne la capitale, mais, prudent, reste d'abord en embuscade dans la banlieue.

Le gouvernement de coalition, qui en sept mois n'a fait qu'aggraver le désordre, le chaos, la ruine, le délabrement qui avaient entraîné le naufrage de la monarchie, agonise. Chaque jour supplémentaire est un pas de plus vers la dislocation et l'anarchie. […] Les grèves embrasent tous les secteurs les uns après les autres. La famine est imminente 19.

Plus qu'une insurrection, c'est une révolution, et même la Révolution, celle que Trotsky attend depuis si longtemps. Dans la nuit du 24 au 25 octobre *13, des hommes armés occupent les points stratégiques de la ville. Une note de vaudeville cependant : Kérensky, le chef du gouvernement provisoire – qui ne gouverne plus rien –, doit se déguiser en femme pour s'enfuir. Au cours de la nuit du 25, le palais d'Hiver, siège du gouvernement provisoire, tombe entre les mains des insurgés ; les bolcheviks du soviet de Petrograd prennent le pouvoir. Puis un nouveau gouvernement est formé avec Lénine comme président ; les ministres porteront désormais le titre, jugé moins bourgeois, de « commissaire du peuple », le gouvernement devenant « le soviet des commissaires du peuple ». Ce commissaire est sans doute plus un amical clin d'œil aux commissaires de la Révolution française qu'aux ecclésiastiques du Moyen Âge qui ont créé le mot.

Dans son enfance, Trotsky n'a eu qu'une seule et unique ambition : être écrivain. Il n'a jamais pensé devenir un homme politique à temps plein. Quand Lénine lui propose le poste de ministre de l'Intérieur, il refuse car il craint, dit-il, que ses origines juives ne servent de prétexte à des attaques personnelles. En vérité, c'est peut-être le mot Intérieur qu'il écarte, car lui s'intéresse plutôt à ce qui est au-delà des frontières. Il accepte volontiers, en revanche, de s'occuper des Affaires étrangères :

En devenant ministre des Affaires étrangères d'un gouvernement plus intéressé par la diffusion mondiale des idées révolutionnaires que par la défense des intérêts du pays, Trotski ne contredisait pas l'idée répandue que l'on avait du « problème juif ». Il est vrai qu'en acceptant un poste important au gouvernement, il deviendrait inévitablement un objet de haine pour les groupes politiques ultranationalistes, en Russie comme à l'étranger. La situation en avait déjà fait le Juif le plus célèbre de la planète 20.

En réalité, la diplomatie institutionnelle n'est pas la priorité de Trotsky durant les quatre mois qu'il passe à ce poste. Il faut déjà faire face à la guerre civile, aux différends ou aux divergences qui agitent le mouvement révolutionnaire et aux innombrables problèmes qu'entraînent les mesures révolutionnaires prises. Ainsi, les usines sont mises à la disposition des soviets ouvriers, et les terres des nantis à celle des paysans. Dans le même temps, les troupes russes, pourtant démotivées, sont censées continuer à faire la guerre.

Depuis son retour en Russie, Trotsky se rend volontiers à la base navale de Kronstadt, située dans une île du golfe de Finlande, à une vingtaine de kilomètres de Petrograd. Il aime arpenter la puissante forteresse et fraye avec ces matelots aux idées avancées. « La marine était en rébellion ouverte. La base formait une sorte de république rouge qui ne reconnaissait aucune autorité 21. »

Pendant ce temps, Natalia n'est pas inactive. D'abord parce qu'elle a maintenant une activité professionnelle : secrétaire au syndicat des menuisiers-ébénistes, c'est-à-dire en réalité militante bolchevik et analyste de l'actualité politique. C'est elle-même qui le dit dans un texte repris par son mari dans son autobiographie : « Toutes les heures de travail se passaient en discussions sur l'insurrection. » Être à la proue de la révolution, alors qu'il y a des hommes en armes à tous les coins de rue, n'empêche cependant pas de s'inquiéter pour ceux qu'on aime.

Nous étions séparés de nos garçons et les journées d'Octobre furent aussi pour moi des journées d'angoisse pour leur sort. […] L. D. [Trotsky] et moi n'étions jamais à la maison. Nos garçons, quand ils rentraient de l'école et ne nous trouvaient pas, ne jugeaient pas utile non plus de rester enfermés entre quatre murs. Les manifestations, les bagarres, les coups de feu fréquents nous donnaient, en ces jours-là, de grandes inquiétudes à leur égard 22.

Trotsky s'installe au cœur du pouvoir, à l'Institut Smolny, où officie Lénine. Ce qui lui confère un avantage : il y a de la place à l'étage (rien de grandiose, une simple pièce), et il peut y loger sa femme et ses fils. Et, comme ses filles n'habitent pas loin, elles sont heureuses et fières de pouvoir venir le voir.

La présence de leur père leur avait beaucoup manqué pendant une grande partie de leur vie. Maintenant, enfin, elles pouvaient en profiter, même si c'était au détriment de sa sieste. Après déjeuner, il se détendait sur le divan, ses filles à côté de lui, et ils plaisantaient ensemble. Lorsqu'il était absent, elles jouaient avec leurs petits frères 23.

Le pouvoir bolchevik, qui s'est mis en place en octobre-novembre, n'oublie pas l'essentiel : la Russie doit et veut signer une paix séparée avec les Puissances centrales. Elle n'a guère d'autre choix : « L'armée ne voulait plus, ne pouvait plus se battre. En 1914, 1915, 1916, pendant une trentaine de mois, l'armée russe avait subi plus de pertes qu'aucune autre armée belligérante de la Première Guerre mondiale 24. »

Les pays de l'Entente, eux, veulent exactement le contraire : ils ont, plus que jamais, besoin de la Russie. Si elle se retire, leur camp s'en trouvera fragilisé, puisque l'Allemagne pourra alors concentrer ses forces sur le front occidental. Ainsi, à partir des années 1915-1916, la France se montre très présente en Russie sous la forme d'une mission militaire en lien direct avec l'ambassade (à Petrograd puis, à partir de mars 1918, à Moscou). Le colonel Lavergne y tient le poste d'attaché militaire, et Jacques Noulens y occupe la fonction d'ambassadeur entre 1917 et 1919 *14. Dirigée, de 1916 à 1920, par le général russophone Maurice Janin, puis par le général Henri Albert Niessel, la mission militaire française est essentiellement composée d'officiers et de divers spécialistes, auxquels s'ajoutent quelques civils (notamment des interprètes). Son rôle est complexe et délicat, car il lui faut jouer plusieurs partitions en même temps. La mission doit en effet étudier la situation dans le pays, tenter d'éviter que les Russes ne signent avec les Puissances centrales une paix séparée et, enfin, organiser le passage en Europe, via Vladivostok, des hommes de l'importante Légion tchécoslovaque, placée sous commandement français. L'arrivée de ces combattants aguerris serait un précieux atout sur le front en Europe occidentale. Ces objectifs à la fois diplomatiques et militaires n'interdisent pas à la mission de surveiller étroitement la situation politique locale (notamment par le recours à l'espionnage) et, surtout, de promouvoir et protéger les intérêts de la France. Au printemps de 1918, l'ambassadeur Jacques Noulens se repliera à Arkhangelsk – alors capitale des forces antibolcheviks – et rejoindra le gouvernement contre-révolutionnaire. Selon Trotsky, la mission française « avait un bureau d'information qui se transforma en fabrique d'insinuations infâmes contre la révolution 25 ». Néanmoins, tous les délégués français ne sont pas hostiles aux révolutionnaires. En effet, le capitaine Jacques Sadoul (1881-1956), par ailleurs avocat et journaliste à ses heures, semble beaucoup plus proche des bolcheviks de Petrograd que des poilus de Verdun. Il entretient des rapports chaleureux avec Trotsky. Rallié au communisme, il prolonge son séjour en Russie, participe à la révolution en marche, exerce plusieurs fonctions auprès de l'appareil bolchevik, avant de prendre en charge la diffusion de la propagande du Parti auprès des troupes françaises basées à Odessa *15.

Au début du mois de décembre 1917, la Russie fait parvenir aux Puissances centrales une offre d'armistice, qui est acceptée à la mi-décembre. Les négociations de paix s'engagent alors à Brest-Litovsk, en Biélorussie. Devenue russe à la fin du XVIIIe siècle, cette ville faisait partie de cette fameuse « zone de peuplement » où les juifs avaient, sous les tsars, le droit de s'installer. Elle accueillit, pendant des siècles, une population juive très dynamique. En décembre 1917, seule sa forteresse retient le regard, car la cité a été incendiée par les Russes au début de la guerre. L'armistice doit durer vingt-huit jours. Trotsky fait un premier saut à Brest-Litovsk début janvier, puis y retourne à la reprise des négociations à la fin du mois. Y participent, notamment, son vieil ami Adolf Ioffé, son beau-frère Lev Kamenev et l'économiste et diplomate Grigori Sokolnikov (1888-1939), lui aussi né en Ukraine, ancien étudiant à Paris, rentré en Russie par le fameux « wagon plombé » de Lénine. Il y a aussi le brillant Gueorgui Tchitcherine (1872-1936) que Londres a échangé, le 3 janvier, contre des prisonniers britanniques ; il vient d'être nommé adjoint de Trotsky. L'Allemagne est représentée par un grand diplomate, Richard von Kühlmann, secrétaire d'État aux Affaires étrangères, et le général Max Hoffmann. Le chef de la délégation austro-hongroise est également un diplomate, le comte Ottokar Czernin, et celui de l'Empire ottoman le grand vizir Mehmet Talaat Pasha. Âpres et chaotiques, les négociations traînent pendant des semaines, dérapent, s'interrompent, s'arrêtent même. Sur le front, les combats reprennent alors, puis finalement, non sans grincements de dents, les pourparlers sont de nouveau possibles. Le 3 mars 1918, à Brest-Litovsk, un traité de paix est signé par la Russie (humiliée, car bien des territoires sont à jamais perdus), l'Allemagne, l'Autriche et l'Empire ottoman. Quelque huit mois plus tard, en effet, l'armistice du 11 novembre 1918 rendra caduc ce traité.

En attendant, Trotsky change de ministère : dès la mi-mars 1918, laissant les Affaires étrangères à Tchitcherine, il se retrouve « commissaire du peuple pour l'Armée et les Affaires navales de la République socialiste soviétique de Russie », c'est-à-dire ministre des Armées. Lénine a dû beaucoup insister pour lui faire accepter ce poste très difficile, car il ne semble pas a priori correspondre aux qualités et compétences de Trotsky, qui en est bien conscient :

Étais-je préparé pour le métier des armes ? Bien entendu, non ! Je n'avais même pas eu l'occasion de servir dans l'armée du tsar. Les années du service militaire s'étaient écoulées pour moi en prison, dans la déportation et dans l'émigration. En 1906, un jugement m'avait privé de tous mes droits civils et militaires 26.

En réalité, la seule connaissance – fort limitée – que Trotsky ait de la guerre remonte à la période où, comme journaliste, il avait couvert celle des Balkans. Reste que le sujet l'a toujours intéressé et que cet esprit curieux a lu un nombre incalculable d'ouvrages sur tout ce qui a, de près ou de loin, un lien avec l'armée. Mais c'est une connaissance livresque, alors que le métier des armes exige, par définition, un minimum de pratique. Cela dit, Trotsky sait se faire obéir et l'a montré ces derniers temps à Petrograd et à Brest-Litovsk. Chacun a pu voir qu'il avait le contact facile avec les militaires.

*1. « Nouveau monde ».

*2. Appelé aussi The Jewish Daily Forwards.

*3. « Fraternité des conducteurs de locomotive ».

*4. 15 mars, selon le calendrier grégorien.

*5. À l'origine, institut pour les jeunes filles de la noblesse créé par une Française, Sophie de Lafont, au XVIIIsiècle.

*6. « Cadets » désigne les membres du Parti constitutionnel démocratique (abrégé en russe KD).

*7. Emprisonné, il parviendra à s'évader et ira s'établir en France.

*8. L'héritier du trône (mot à mot « fils du tsar ») ; on utilisait aussi le titre de grand-duc.

*9. 18 août selon le calendrier grégorien.

*10. 16 septembre selon le calendrier grégorien.

*11. 6 octobre, selon le calendrier grégorien.

*12. 19 octobre, selon le calendrier grégorien.

*13. 6-7 novembre, selon le calendrier grégorien.

*14. En 1933, paraîtra le récit qu'il tire de cette expérience, sous le titre Mon ambassade en Russie soviétique 1917-1919.

*15. De sa participation à la révolution de 1917, il rapporte un ouvrage, préfacé par Henri Barbusse, intitulé Notes sur la révolution bolchevique (octobre 1917-janvier 1919), paru en 1919 aux Éditions de la Sirène.