Au pays des grosses pommes rouges

Du 2 au 27 décembre 1927 se tient à Moscou le quinzième congrès du Parti. On demande expressément aux déviants de « se repentir ». Le lexique reste religieux, comme il l'était déjà en 1924, lorsque Staline, évoquant le trotskysme, parlait d'« hérésie ». Pourtant, le pouvoir ménage encore quelque peu Trotsky : ce n'est pas dans quelque îlot glacé qu'il sera déporté mais, lui apprend-on le 12 janvier 1928, en Asie centrale. À la dernière minute, le départ est retardé. Une manifestation d'amitié envers l'ancien commissaire du peuple a été organisée à la gare. Il y aurait des milliers de personnes. Or, le GPU n'aime ni le devant de la scène ni la populace. C'est d'une discrète gare secondaire que le banni et les siens partiront le lendemain après-midi. Pour le principe, Trotsky refuse de marcher, et il faut le porter jusqu'au train.

Ce sera, au milieu des tempêtes de neige, un interminable voyage de dix jours pour Trotsky et ses proches, notamment Natalia et leur fils aîné, Liovik Sédov. Avec beaucoup de courage, celui-ci, qui va avoir vingt-deux ans en février, a décidé d'accompagner ses parents dans leur exil. Il vient pourtant de se marier (il a eu un fils, Liulik, c'est-à-dire Lev, comme le veut la tradition familiale). Ce fils de Trotsky a une personnalité attachante. À l'âge de quinze ans, il décidait même de quitter le Kremlin pour vivre dans une sorte de communauté comme pour souligner qu'il ne bénéficiait d'aucun avantage lié aux hautes fonctions de son père. Dès l'adolescence, Liovik Sédov a fait preuve d'une solidarité sans faille envers Trotsky. Lui aussi est un vrai révolutionnaire. Pierre Broué, qui lui a consacré une biographie, note qu'il suit les traces du père : « brillant élève, supérieurement doué en mathématiques 1 ». « Être le fils de Trotsky, partager ses idées, marcher dans ses pas avaient été pour l'adolescent et furent pour le jeune homme une magnifique source de joie 2 », surenchérit Isaac Deutscher. Sans doute, mais cette « magnifique source de joie » sera aussi, et souvent dans le même temps, une source d'infinie tristesse. Quant au fils cadet, Sérioja, il est retourné à Moscou après un bout de voyage en train avec ses parents. La politique ne l'intéresse pas : ce qu'il aime, c'est le cirque, et s'il a, comme son frère, quitté le Kremlin avant l'heure, c'est pour mener une vie de bohème ou d'artiste, dans une troupe d'acteurs. Ce qui ne l'empêche pas, comme son frère et son père, de briller aussi en mathématiques.

Les Trotsky descendent à la gare de Frounzé, ce qui ne manque pas d'ironie : la ville, qui s'appelait Pichpek, vient d'être rebaptisée Frounzé, du nom de celui qui a pris la succession de Trotsky au conseil de la Défense, Mikhaïl Frounzé, mort en 1925. Puis les déportés montent dans un autocar. Ils passeront une nuit glaciale dans une isba, avant de repartir. La fin du voyage se fait en voiture, car, fort prévenant, un représentant du GPU est venu les chercher. Et ils atteignent enfin leur terminus, Alma-Ata, près de la jeune Kirghizie *1 (créée en 1926). La frontière chinoise n'est qu'à deux cent cinquante kilomètres, ce qui signifie que Trotsky pourrait sans mal passer à l'étranger, et sans doute y pense-t-il puisqu'il s'intéresse beaucoup, cette année-là, à la Chine et à l'Inde. Il est désormais plus près de Delhi que de Moscou, loin derrière eux, à plus de trois mille neuf cents kilomètres.

La famille est logée dans le seul garni du coin, l'hôtel Djétys. Dès le lendemain matin de leur arrivée, Liovik Sédov se charge de faire quelques courses dans la ville, rapportant en particulier des journaux. Or, deux des collaborateurs de son père ont fait secrètement le même voyage, Igor Poznansky, secrétaire et garde du corps de Trotsky, et Nikolaï Sermux, dactylo et commandant du train blindé, qui arrive au même hôtel un peu plus tard. Les deux hommes cependant sont arrêtés, le premier dès Tachkent, le second peu après son arrivée à Alma-Ata ; renvoyés à Moscou, ils seront déportés. Plus tard dans l'année, un troisième homme va tenter de rejoindre Trotsky. Il s'agit de Georgi Boutov, ancien chef de cabinet du conseil supérieur de la Guerre. Arrêté, il fera une grève de la faim qui, en quelques semaines, le conduira à la mort.

La machine Trotsky se remet aussitôt en marche. Peu à peu, presque tous les bagages – que l'on croyait à jamais perdus – arrivent à l'hôtel Djétys. En 1928, la déportation est sans doute moins douce qu'à l'époque du tsar, mais elle reste, en somme, fort supportable, du moins pour Trotsky dont les besoins matériels sont vite satisfaits. Tout va bien tant qu'il a à portée de main du papier, des crayons, des bougies, son carnet d'adresses, des journaux et, bien sûr, ses caisses de livres, car la bibliothèque et les archives suivent, elles aussi. Trotsky recrutera vite une dactylo, tout en sachant bien que « cette aimable jeune femme était obligée de faire de longs rapports au Guépéou 3 ».

Alma-Ata paraît le bout du monde, et l'est, en effet. Il faut en moyenne un mois pour qu'une lettre expédiée de Moscou ou Léningrad *2 parvienne à Trotsky. Il est vrai que son courrier, quand il est confié à la poste, doit passer sous les fourches caudines du GPU, qui recopie les lettres ou les met de côté mais, chose étrange, elles arrivent assez souvent. De toute façon, Trotsky a aussi un porteur spécial qui, deux fois par mois, arrive de Frounzé (trois cent soixante kilomètres aller et retour) pour prendre livraison à Alma-Ata de ses lettres, et qui les achemine jusqu'à son point de départ, d'où elles partiront pour Moscou. Le système est bien rodé et, comme dans les romans d'espionnage, les acteurs se fixent un jour et un lieu de rendez-vous en plaçant des pots de fleurs de couleurs différentes sur le rebord de la fenêtre. Des courriers exceptionnels sont aussi, à l'occasion, organisés. Trotsky consacre beaucoup d'heures à ses lettres, son fils se chargeant de les expédier avec le minimum de risques.

Il quittait la maison tard par une nuit de pluie ou de neige, ou bien, rompant la vigilance des espions, il s'échappait dans la journée, de la bibliothèque, pour rencontrer les agents de liaison à l'établissement de bains publics, ou dans les fourrés profonds aux environs de la ville, ou encore au marché oriental ; […] Chaque fois il revenait frémissant et heureux avec une flamme guerrière dans les yeux et son précieux butin caché sous ses vêtements 4.

Dans la pratique, Alma-Ata est devenue la capitale de l'Opposition de gauche dont Trotsky, par la force des choses, est le chef. Les espions ne manquent pas, mais que peuvent-ils faire face à ce qu'on est tenté d'appeler « la machine Trotsky » ? L'expression peut paraître exagérée, mais les chiffres que Pierre Broué a trouvés dans les archives conservées à Harvard font plus penser à une formidable industrie qu'à un modeste artisanat. La machine à écrire du déporté crépite en permanence, du moins entre les coupures de courant. Trotsky continue de vouloir changer le monde, quel qu'en soit le prix à payer.

Ses fichiers conservés dans les archives de Harvard permettent de déterminer qu'il était en relation avec 107 « colonies » – lieux de déportation – et 431 adresses dont beaucoup correspondant à des groupes plus ou moins importants pouvant atteindre une vingtaine d'exilés. D'avril à octobre 1928, les exilés d'Alma-Ata ont reçu près de 1 000 lettres et documents politiques et 700 télégrammes. Ils ont de leur côté envoyé 800 lettres et 500 télégrammes 5.

Au bout de trois semaines à l'hôtel, les Trotsky emménagent dans une petite maison de quatre pièces au numéro 75 de la rue Krassine. Il y a l'électricité, du moins à certaines heures. Tout est cher dans la ville, et même le pain manque, mais les déportés peuvent se faire expédier des colis de victuailles. Le côté sanitaire est médiocre : la malaria est endémique à Alma-Ata, et on y rencontre aussi des cas de lèpre et de peste, tandis que beaucoup de chiens souffrent de la rage (« au milieu des nuages de poussière, on chassait dans les rues les chiens fous pour les abattre 6 »). Les déportés vont louer pour l'été une datcha dans les montagnes du Tian-Shan, là où l'altitude, à partir de mille cinq cents mètres, limite la transmission du paludisme par les moustiques anophèles. Ce qui n'empêche pas Trotsky, cet été-là, d'avoir des crises de malaria.

D'où vient l'argent qui permet de couvrir les énormes frais de tous ces déplacements et de cette nouvelle installation ? Des droits d'auteur et, surtout, des traductions pour l'Institut Marx-Engels, assurent les biographes… Trotsky traduira notamment Herr Vogt (1860) de Marx.

Dans ce long pamphlet peu connu, Marx répondait aux calomnies lancées contre lui par Karl Vogt, un agent, comme il fut prouvé par la suite, de Napoléon III. Lisant pour la première fois ce texte, Trotsky remarqua qu'il avait fallu plusieurs centaines de pages à Marx pour réfuter les accusations de Vogt et qu'il lui faudrait à lui « toute une encyclopédie » pour se laver des calomnies de Staline 7.

Ce travail de traducteur est visiblement bien payé (on note au passage les contradictions du système : déporté au diable vauvert près de la frontière chinoise, l'ancien ministre a le droit de travailler pour le très officiel Institut Marx-Engels). Et puis, le déporté va souvent à la pêche et, surtout, à la chasse, activité qui lui procure un grand plaisir et permet d'améliorer, à peu de frais, l'ordinaire. L'ancien commissaire du peuple est, assure-t-on, une fine gâchette. Et n'oublions pas qu'il lui suffit de lever la main pour cueillir des pommes, rouges comme le ciel qui précède les plus belles journées. Profiter du paysage ne lui est pas interdit, encore qu'il préfère alors passer la plume à Natalia (c'est, d'ailleurs, elle qui rédige l'essentiel du chapitre XLIII intitulé « Déporté », consacré à ce séjour à Alma-Ata).

À Alma-Ata, la neige était belle, blanche, pure, sèche : à pied ou en véhicule, on ne circulait guère dans le pays ; tout l'hiver, la neige gardait sa fraîcheur. Au printemps, elle était remplacée par des coquelicots. Quelle était leur abondance ! C'étaient d'immenses tapis, la steppe en était couverte sur d'innombrables kilomètres, tout était d'un rouge vif. En été, c'étaient les pommes, la fameuse espèce qu'on cultive à Alma-Ata, de grosses pommes rouges 8.

Les pommes de la vie sont parfois amères. Au cours de la deuxième quinzaine de juin, Trotsky reçoit un télégramme expédié par l'ancien ambassadeur Christian Rakovski (lui-même déporté à Astrakhan, le port de la mer Caspienne) : « Aujourd'hui ai appris par les journaux que Nina a terminé le court trajet de sa vie révolutionnaire. Tout avec toi, cher ami, beaucoup de peine, mais espace infranchissable qui nous sépare 9. » Née en Sibérie en 1902, seconde fille de Trotsky, Nina Lvovna Bronstein a été emportée par ce qu'on appelle alors la phtisie galopante, c'est-à-dire une forme rapide de tuberculose. Soignée par sa sœur aînée Zina (elle-même tuberculeuse), la jeune femme a envoyé à son père une lettre l'informant de son grave état de santé, mais ce document, sans aucun doute retenu par les services de la censure, n'arrivera à Alma-Ata qu'au bout de soixante-treize jours. La fille de Nina, âgée de trois ans, sera recueillie par sa grand-mère, Aleksandra. Seule consolation : le fils cadet de Trotsky, Sérioja, vient de Moscou passer quelque temps à Alma-Ata.

Certains espions de Staline sont plus rigoureux que les autres. Les plus malins pressentent que Trotsky dépasse, de très loin, les bornes et, distillant son poison d'opposant, tisse à travers le pays un réseau dangereux et se conduit en véritable chef politique. N'est-il pas en contact quasi permanent avec l'élite des déportés ? D'où un changement brutal de politique : à la fin d'octobre 1928, « le Guépéou bloque la correspondance des exilés. Suffisamment informé de leurs débats et de leurs dissentiments, il veut désormais interdire leurs échanges pour mieux les diviser 10 ». Ce « blocus postal », comme l'ont appelé les déportés, complique la tâche de Trotsky. À la mi-décembre, le GPU le met en demeure de cesser ses activités « contre-révolutionnaires », faute de quoi il sera expulsé. L'intéressé prend les choses de très haut et refuse de changer d'attitude. Cette fois, la réponse des épigones ne se fait guère attendre : le 7 janvier 1929, le GPU décide que les Trotsky vont devoir quitter Alma-Ata. Première étape, le 22 janvier, en autobus (parfois remorqué par un tracteur). Les routes neigeuses sont pleines de traquenards. Certains tronçons doivent être négociés en traîneau. Isaac Deutscher fait remarquer que cet hiver de 1929 « fut un hiver mémorable par ses rigueurs, le plus froid peut-être depuis un siècle 11 ». Puis, deuxième étape en train à partir de Frounzé.

C'est alors que les autorités font savoir à Trotsky qu'il va être exilé à Constantinople, ce qu'il refuse. Le GPU stoppe le train sur une voie de garage et attend pendant treize jours de nouvelles instructions de Moscou, c'est-à-dire émanant directement de Staline. Et, pour tout arranger, les passagers du train sont victimes de la grippe. Trotsky joue aux échecs ou lit Anatole France et le Roumain Panaït Istrati. Finalement, le 10 février, le train arrive à Odessa, la ville où Trotsky a passé sept ans de sa jeunesse. « C'est du train et dans l'obscurité de la nuit que Trotsky vit la Russie pour la dernière fois. Le train traversa les rues et le port d'Odessa, la ville de son enfance, de ses premières ambitions et de ses premiers rêves sur le monde […]. Aujourd'hui, le train-prison courait vers le port d'où il devait s'embarquer à destination de l'inconnu 12. »

Alerté, le fils cadet de Trotsky, Sérioja – qui termine à Moscou ses études d'ingénieur –, a eu tout le temps, durant cet interminable voyage, de rejoindre ses parents. Il est accompagné d'Anna, la jeune épouse de son frère Liovik Sédov qui, lui, va accompagner ses parents en Turquie. Tous pensent que c'est un au revoir. Vers 1 heure du matin, « embarquement sur un quai désert, à bord d'un bateau vide, sur une mer de glace. Ironie du sort, le vapeur s'appelait l'Ilitch, du patronyme de Lénine 13 ». Et Deutscher d'ajouter : « Quand l'Ilitch eut levé l'ancre, et que Trotsky vit le rivage s'éloigner, il dut penser que c'était le pays qu'il quittait qui s'était transformé tout entier en un immense désert glacé et que la révolution elle-même se mourait dans un cercueil de glace 14. » En réalité, toute l'Europe est dans un carcan de froid. Le Simplon-Orient Express, qui assure la liaison entre Calais et Constantinople, reste bloqué par la neige pendant des jours, peu avant d'atteindre son terminus. Strasbourg enregistre – 24 °C.

Le mardi 12 février 1929, le bateau entre dans le Bosphore. C'est la fin d'un voyage de vingt-deux jours et de six mille kilomètres.

*1. Respectivement, aujourd'hui Almaty au Kazakhstan, et le Kirghizistan.

*2. Anciennement Petrograd, Saint-Pétersbourg.