Retour en France

Pour la France, tout s'est passé très vite, si vite que même Trotsky, pourtant habitué à déménager au coup de sifflet, s'est presque trouvé pris de court. Et l'affaire a pour le moins commencé sur une note ironique : c'est, en effet, Maurice Parijanine, le traducteur français de Ma vie – celui dont les notes en bas de page ont naguère mis Trotsky en rage –, qui a joué les bons offices auprès d'Édouard Daladier. Ce dernier est devenu président du Conseil le 31 janvier 1933, quelques heures après le choix de Hitler comme chancelier du Reich. Parijanine est, en réalité, passé par le truchement d'un député radical de l'Aisne, avocat et secrétaire général de la Ligue des droits de l'homme, Hervé Guernut. Daladier lui-même n'est ni trotskyste ni marxiste, tout juste un radical bon teint, au demeurant fils d'un boulanger du Vaucluse et agrégé d'histoire. Peu importe, l'essentiel est qu'il signe l'annulation d'un décret d'expulsion dont très peu de gens se souviennent en 1933 pourquoi il a été pris. Trotsky est évidemment ravi de pouvoir s'installer en France, même s'il n'a aucune envie de se rendre à quelque cure thermale (prétexte officiel auquel personne ne croit). Maintenant qu'il est sur le départ, il commence – c'est la loi du genre – à regretter les heures agréables passées sous la Sublime Porte.

À la veille de son départ, [il] évoque avec une certaine nostalgie cette île où il a passé quatre ans. Sous la joie de se rapprocher de la politique active perce un regret mélancolique, vite étouffé, pour cette île paisible, sans théâtre, cinéma, automobile ou téléphone à la maison, et dont le calme et le silence l'ont parfois apaisé : « Prinkipo est un îlot de paix et d'oubli […] Le braiment de l'âne apaise les nerfs 1. »

Le 17 juillet, c'est le grand départ sur le Bulgaria. Les Trotsky sont accompagnés de leurs secrétaires, le Français d'origine hollandaise Jean van Heijenoort, vingt et un ans, et l'Allemand Rudolf Klement, vingt-trois ans, ainsi que de deux amis américains, dont Max Shachtman. Alors que le bateau vogue vers la France, Trotsky écrit un compte rendu sur Fontamara, le premier roman d'un auteur de trente-trois ans, Ignatio Silone, membre puis dirigeant du Parti communiste italien (avant d'en être exclu en 1931). La traduction française de ce livre a paru chez Rieder. En France, Liovik Sédov a tout préparé pour l'arrivée de ses parents, car il est essentiel de fuir les journalistes et de berner le GPU. Le 24 juillet, dès que le Bulgaria arrive au large de Marseille, une vedette de la police où Liovik a pris place vient cueillir les arrivants et file vers Cassis. Ceux qui accompagnent le couple Trotsky prennent le train dans des directions différentes, tandis que Lev Davidovitch et Natalia disparaissent en voiture pour une destination inconnue. Nuit à Tonneins (Lot-et-Garonne), à cent kilomètres au sud-est de Bordeaux. Le lendemain après-midi, ils arrivent au terme de leur voyage : la maison isolée qui leur est louée se trouve à Saint-Palais, une commune tranquille de mille deux cents habitants située à quatre ou cinq kilomètres au nord-ouest de Royan (Charente-Inférieure) et à moins de cent kilomètres de Bordeaux. Les liaisons ferroviaires pour Paris y sont faciles. Les Trotsky ont quitté la mer de Marmara pour l'Atlantique, et la villa, près de la plage du Platin, s'appelle, d'ailleurs, Les Embruns. Les journalistes de France et de Navarre informeront bientôt leurs lecteurs que Trotsky est installé à Royat (Puy-de-Dôme). Cette troublante mais commode coquille n'en est sans doute pas tout à fait une…

La vie de Trotsky reprend son cours habituel. Sa santé a des hauts et des bas, surtout des bas. Bien qu'il n'ait pas tout à fait cinquante-quatre ans, il se sent vieilli et épuisé ; déprimé, il lui arrive de rester couché des jours entiers. Natalia ressent la même fatigue mentale et, nostalgique, retourne vers les lieux où elle a connu ce qui ressemble à du bonheur, comme elle l'écrit à son mari le 2 septembre, remuant la cendre de ses souvenirs, alors qu'elle passe quelques jours à Paris.

Tu te souviens de l'avenue d'Orléans, du Lion de Belfort ? Non loin de là se trouvait la rédaction de Naché Slovo et, un peu à l'écart, assez loin, en fait, notre rue Gassendi… Je ressens une énorme différence entre ce qui était et ce qui est, la jeunesse et la vieillesse. C'est triste et un peu effrayant d'avoir pu tout revoir, et en même temps cela apporte une joie douce 2.

Comme souvent quand Natalia s'absente, Trotsky se sent encore plus mal. Alors, il lit et écrit. Au fil des semaines, cependant, les visites reprennent. Il reçoit beaucoup de gens, surtout des représentants de l'Opposition de gauche venus des quatre coins d'Europe. Afin de conserver secret l'endroit où se sont installés les Trotsky, un stratagème a été mis en place : les visiteurs montent dans un train à Paris, puis s'arrêtent dans une petite gare où les attend une voiture qui, par des chemins fantaisistes, les conduit aux Embruns. Les trotskystes français sont admirablement organisés et disciplinés : contre toute attente, il n'y aura aucune fuite, alors que des dizaines de visiteurs se succèdent aux Embruns. Ni les ennemis de Trotsky ni le GPU (qui, en juillet 1934, deviendra l'OGPU) ne découvriront le repaire de Saint-Palais.

Les 7 et 8 août, conférence au sommet à Saint-Palais : Trotsky reçoit André Malraux, dont il a naguère apprécié certains aspects de son roman Les Conquérants. Il lui a d'ailleurs, en avril 1931, consacré un article, « La Révolution étranglée », dans la livraison 211 de La Nouvelle Revue française. Trotsky y loue « un style dense et beau, l'œil précis d'un artiste, l'observation originale et hardie 3 ». S'il aime le style, il apprécie moins l'analyse politique. La toile de fond, il est vrai, est cet Extrême-Orient (Chine et Indochine) qui fascine le romancier, mais que Trotsky ne connaît pas. « La lueur rougeoyante venue de l'Est, pour Malraux, paraît tentante mais inquiétante quant à la pensée […] Même si, au nom du socialisme, il émet quelques bruits collectivistes, l'écrivain demeure individualiste, comme ses héros, de Claude Vannec à Kyo », écrit Olivier Todd, lequel ajoute que, pour le Français, Trotsky « semble fait sur mesure, avec son profil d'intellectuel, un tiers guerrier, un tiers penseur, un tiers prophète 4 ». Pour l'heure, même si les deux hommes abordent tous les sujets (Jean van Heijenoort prend des notes à la volée) et sautent du coq à l'âne, il n'est pas sûr qu'ils aient grand-chose d'essentiel à se dire. Du moins peuvent-ils évoquer Voyage au bout de la nuit. « Excellent imitateur, grimaçant et gouailleur, Malraux imite Céline, croisé dans la mouvance de la maison Gallimard 5. » Le romancier français est tout surpris d'apprendre que Trotsky ne s'intéresse pas au cinéma, pas même au cinéma russe. Malraux n'en croit pas ses oreilles quand Trotsky lui confie qu'il n'a jamais vu Le Cuirassé Potemkine (1925), tourné à Odessa par Eisenstein pour saluer le vingtième anniversaire de la révolution de 1905. Quant à la politique, les deux hommes savent déjà par leurs articles que leurs conceptions de la révolution et de la société ne sont pas les mêmes. Selon Jean-Jacques Marie, le récit que Malraux donnera de cette visite « ruisselle d'emphase », mais « Trotsky n'est nullement prêt à assumer cette destinée de candidat au musée Grévin des grands destins 6 ». Selon Olivier Todd, cette rencontre à Saint-Palais a été pour le jeune Malraux une « expérience éblouissante 7 ». Les semaines suivantes, Trotsky répète à qui veut l'entendre qu'il va écrire un article sur La Condition humaine. Pourtant, lui qui écrit plus vite que son ombre ne s'y mettra jamais. Quoi qu'il en soit, à peine arrivé en terre charentaise, il trouve déjà que Saint-Palais ne lui convient pas et, en tout cas, ne lui permet pas d'assumer ce qu'il considère comme sa responsabilité de chef d'orchestre. Ainsi n'a-t-il pas pu jouer son rôle quand la conférence des organisations socialistes de gauche s'est tenue à Paris les 27 et 28 août. Il aurait, certes, été fort imprudent d'y participer et d'apparaître en pleine lumière, car le Parti communiste français et L'Humanité le présentent toujours comme un traître. La plus grande prudence s'impose, mais exercer quelque influence en coulisses reste, pour lui, une possibilité envisageable. Contactées à propos d'un éventuel déménagement à la périphérie de Paris, les autorités françaises, pour une fois peu contrariantes, ne s'y opposent pas – Seine et Seine-et-Oise lui demeurent toutefois interdites. Auparavant, les Trotsky décident cependant, à la surprise générale, de prendre quelques vacances dans le sud-ouest de la France. Ils iront en voiture, et deux militants français les escorteront.

Le 9 octobre, après s'être rasé la barbiche, Trotsky – accompagné de Natalia, Henri Molinier et son collaborateur alsacien Jean Meichler – monte dans une automobile qui les conduit tous à Bordeaux, où ils passent la nuit dans un hôtel, place de la Gare. Confrontés à un problème technique, ils changent de voiture le lendemain. Ils repartent le 11 pour Mont-de-Marsan et poursuivent le 12 dans la direction de Bagnères-de-Bigorre. Ils profitent d'être dans la Bigorre pour aller visiter Lourdes, avec curiosité sans doute, même si celle-ci a une origine plus littéraire que religieuse : Trotsky connaît trop la littérature française du XIXsiècle pour ne pas avoir entendu parler du roman Lourdes (1894) d'Émile Zola. Et puis, la Providence ne pouvant rien refuser à Trotsky, celui-ci arrive à Lourdes quelques semaines avant la canonisation par le Vatican de Bernadette Soubirous (8 décembre). Curieux pèlerin, tout de même, que ce juif russe. Il ne croit pas en Dieu et, non sans quelque raison, se méfie comme de la peste des anciens séminaristes – en particulier de Staline. Lourdes est donc loin de soulever son enthousiasme.

Quelle grossièreté, quelle impudence, quelle vilenie ! Un bazar aux miracles, un comptoir commercial de grâces divines. La grotte elle-même fait une impression misérable. C'est naturellement là le calcul psychologique des prêtres : ne pas effrayer les petites gens par les grandioses dimensions de l'entreprise commerciale : les petites gens craignent une vitrine trop magnifique. […] Mais le meilleur de tout, c'est cette bénédiction du pape, transmise à Lourdes… par la radio. […] Et que peut-il y avoir de plus absurde et de plus repoussant que cette combinaison de l'orgueilleuse technique avec la sorcellerie du super-druide de Rome 8 !

Il est temps de rentrer par autocar pour Tarbes, puis de filer par train jusqu'à Orléans. Raymond Molinier est à la gare avec sa voiture et conduit les Trotsky à Barbizon (Seine-et-Marne), au sud-est de Paris, en lisière de la forêt de Fontainebleau. Une villa, Ker-Monique, les y attend, louée par Henri Molinier qui, accompagné de Jean van Heijenoort, les reçoit dans leur nouvelle demeure. Il convient de noter, une fois de plus, l'efficacité parfaite et bien huilée des trotskystes en France. Tout fonctionne avec la précision d'une horloge suisse. Les Trotsky s'installent à Ker-Monique le 1er novembre. Une fois de plus le secret a été bien gardé, puisque même le maire n'est pas au courant de leur présence sur sa commune. « Nul, dans la petite ville de Barbizon, ne soupçonnait que l'homme âgé mais bien droit qu'on voyait certains après-midi passer dans la rue était Trotsky 9. » On aurait pu cependant s'attendre à un lieu plus discret que Barbizon où on ne peut guère, à l'époque, faire un pas sans tomber sur une célébrité, comme l'actrice Arletty, avec laquelle il arrivera à Trotsky de dîner et de parler de Céline, né comme elle à Courbevoie. Le hameau (il ne deviendra commune qu'en 1903 en se séparant de Chailly-en-Bière) est, en effet, devenu dès le milieu du XIXe siècle le « village des peintres ». Presque tous les grands paysagistes y sont venus, d'Europe et du monde entier, en particulier Corot, Rousseau, Millet, Daubigny, Sisley et Monet. Barbizon a aussi attiré les écrivains, le plus célèbre étant Stevenson qui, tout près de là, rencontra Fanny Osborne, la jeune peintre américaine qui allait devenir sa femme. La commune est, certes, beaucoup moins fréquentée en 1933 qu'au XIXe siècle quand, au summum de sa splendeur, tout le monde des arts parlait de l'école de Barbizon.

Trotsky est heureux de se trouver si près de Paris, où il se rend une ou deux fois par mois. À vrai dire, il n'aura pas plus le temps de profiter du charme de Barbizon que de la proximité de Paris. Dans la petite ville, où l'on commence à s'interroger sur les nouveaux arrivants, la gendarmerie, qui surveille discrètement la maison, découvre inopinément la présence de Trotsky. Le secrétaire allemand Rudolf Klement est chargé d'aller chercher à moto le courrier à la poste restante de la rue du Louvre à Paris, ce qui amène beaucoup d'allées et venues. L'homme a un fort accent allemand, ce qui, même quinze ans après la fin de la Grande Guerre, paraît à tout le moins inquiétant. Le soir du 12 avril 1934, les gendarmes arrêtent Klement pour défaut d'éclairage – ce n'est qu'un prétexte – et découvrent que l'Allemand n'a pas de papiers d'identité. Une aubaine. On le conduit à la gendarmerie. La sacoche du préposé au courrier recèle beaucoup de lettres destinées à un certain Trotsky. Le 14 avril, les gendarmes se présentent à Ker-Monique avec un Rudolf Klement dûment menotté. Le 16, sur la proposition du ministre de l'Intérieur Albert Sarraut, le conseil des ministres annule l'autorisation de séjour de Trotsky.

Il est cependant délicat et difficile d'expulser un apatride… En attendant de trouver un autre point de chute à l'étranger, un compromis bancal est adopté. Trotsky, pour l'heure, restera en France, à condition d'être loin de Paris et de toute région industrielle (le simple concept de « révolution » étant naturellement associé au monde ouvrier). Rapidement, les correspondants de presse de Barbizon et des environs préviennent la rédaction dont ils dépendent : les journaux annoncent « la découverte d'un foyer révolutionnaire clandestin à Barbizon ; il fut même question d'une imprimerie clandestine 10 ! ». Puisque la presse a vendu la mèche, l'information est déjà à Moscou. Finalement, les Trotsky s'installent quelque temps à Lagny, mais les autorités trouvent que ce n'est pas assez loin de Paris. Le 26 avril, ils sont à Chamonix. L'errance continue…

Le 10 mai, en effet, Trotsky s'installe dans une pension de famille à La Tronche, près de la ville natale de Stendhal. Le 28, il est à Saint-Pierre-de-Chartreuse. Le 7 juin, le préfet de l'Isère lui fait remettre ses nouveaux papiers, évidemment provisoires, qu'il est prié de mémoriser : né à Bucarest, il s'appelle désormais Lanis (nom de famille de la jeune femme qui vit alors avec Raymond Molinier) ; profession : professeur honoraire. Sur la photographie d'identité, ce rêche pédagogue aux cheveux courts, sans moustache et sans barbe, paraît très convaincant. Adresse indiquée : Hôtel Moderne à Grenoble.

En juillet, Trotsky passe, par deux fois, quelques jours à Lyon et s'installe à Domène (Isère), à l'est de Grenoble, chez un instituteur franc-maçon, Laurent Beau, qui accepte de louer une partie de sa maison, bien située mais isolée. Jean van Heijenoort partage son temps entre Paris et Domène. Difficile, la cohabitation durera tout de même onze mois, jusqu'en juin 1935. Trotsky rédige à la main, faute de dactylographe, son livre Où va la France ?. Il tient même un journal – qui deviendra Journal d'exil – du 7 février 1934 au 8 septembre 1935, mais par précaution il évite d'y parler politique. Trotsky y glisse quelques notes vipérines sur Laurent Beau. Bien que l'instituteur ne soit pas nommé, on voit mal à qui d'autre il pouvait penser quand il écrit, le 12 février : « Il n'y a pas de créature plus répugnante que le petit-bourgeois en train d'amasser du bien ; jamais je n'ai eu l'occasion d'observer ce type d'aussi près que maintenant 11. » Ce qui laisse entendre que leur différend est d'ordre financier. Difficile de le savoir, car Trotsky a également le préfet de l'Isère, Joseph Susini, dans le collimateur. Or, ce haut fonctionnaire est franc-maçon lui aussi. Dans la logique un peu paranoïde de Trotsky, l'homme pourrait être de mèche avec Laurent Beau pour le surveiller. Ayant consacré, quand il était en prison à Odessa, un an de sa vie à étudier la franc-maçonnerie, Trotsky se considère volontiers comme un spécialiste de la question. Toujours est-il qu'il se sent cerné à Domène : « Notre vie ici ne diffère que très peu de celle de prisonniers dans leur prison. » Et d'ajouter que la TSF est « un appareil on ne peut mieux fait pour la prison 12 ». Il y écoute, tout de même et assez volontiers, des concerts retransmis. À l'accoutumée, il dévore par ailleurs la presse et se promène dans les environs. Pour d'évidentes raisons de sécurité, les visiteurs sont rares. L'inspecteur Gagneux de la Sûreté reste dans les parages pour surveiller Trotsky (et peut-être le protéger). Curieusement, Natalia retient tout autre chose de la famille Beau : « Nous demeurâmes une dizaine de mois chez ces excellentes gens 13. » En mai 1935, Trotsky de nouveau se sent malade et garde le lit, où Natalia le rejoint bientôt : « Voici déjà de nombreux jours, écrit-il, que N. et moi sommes souffrants. Une grippe qui traîne en longueur. Nous gardons le lit tantôt l'un après l'autre, tantôt simultanément. Mai est froid, inclément 14… »

Ces mois de l'exil de Trotsky en France s'inscrivent dans un contexte politique international chargé. Depuis la Marche sur Rome  (1922), l'Italie est sous la coupe ouvertement fasciste de Mussolini. Hitler étend son emprise sur l'Allemagne. La presse internationale – à l'unanimité – se fait l'écho de la terreur nazie et dénonce les pratiques insupportables de la Nuit des longs couteaux (30 juin 1934) *1. Au Portugal, Salazar a mis en place, depuis 1932, un régime autoritaire, conservateur et nationaliste, l'Estado novo. En France, l'affaire Stavisky fragilise le Parlement, et les manifestations antiparlementaires du 6 février 1934, réprimées dans le sang, devant la Chambre des députés et dans les rues de Paris, entraînent la chute d'Édouard Daladier ; celui-ci est remplacé par Gaston Doumergue, soixante et onze ans, ancien président de la République, qui forme un cabinet d'union nationale. En URSS, Staline écarte ou élimine tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, lui font de l'ombre. Les autres, par instinct de survie, se rangent de son côté. Ainsi en est-il, en ce même mois de février 1934, de l'ancien ambassadeur Christian Rakovski – vieilli, épuisé, découragé et cherchant à sauver sa peau –, qui se rallie à Staline. Le coup est très dur pour Trotsky, qui le considérait comme son meilleur ami : « Nous n'avons pas le temps heureusement de nous lamenter sur nos amis perdus, même quand il s'agit de compagnons d'une lutte de trente années 15. » Le ton désinvolte est trompeur : Trotsky, en réalité, ne s'en remettra pas. Il y revient dans son Journal d'exil  : « la figure même de Rakovsky était restée un lien en quelque sorte symbolique avec les vieux compagnons de lutte. Maintenant il ne reste personne 16 ». En URSS, « le pouvoir fait partout la chasse aux traîtres réels ou virtuels, reprenant à son compte le mot célèbre de Collot d'Herbois, pendant la Révolution française : Si l'on épargnait les innocents, trop de coupables échapperaient 17 ». Le 1er décembre 1934, Sergueï Kirov, dont la grandissante popularité au Parti fait de l'ombre à Staline, est assassiné à Léningrad. Une première grande vague d'épuration commence. Chargé de tous les péchés, Trotsky continue d'être considéré comme l'ennemi numéro un, et son nom est évidemment mêlé au meurtre de Kirov. Comme il est à l'étranger, le Parti s'en prendra à sa famille, à ses proches et à ses collaborateurs. La chasse aux trotskystes est ouverte et ne s'arrêtera pas de sitôt. L'assassinat de Kirov entraîne des dizaines d'exécutions, et Moscou s'invente chaque jour de nouveaux ennemis vite condamnés à la prison, à la déportation, à l'exil ou à la mort. Au cours des années 1935-1936, Trotsky apprend que sa première femme, Aleksandra, a été de nouveau déportée en Sibérie, puis que son fils cadet, Sérioja – qui n'a jamais fait de politique –, a été arrêté au seul tort, accablant il est vrai, d'être le fils de son père.

*1. En France, Léon Blum dénonce ces actes abominables dans une tribune parue le 3 juillet 1934 dans Le Populaire.