« Le jardin regorgeait de fleurs »

Le 19 ou 20 décembre, Trotsky et Natalia quittent la Norvège – et l'Europe – sur un discret pétrolier, le Ruth, affrété par le gouvernement norvégien. Ils sont les deux seuls passagers proprement dits, mais un officier de police est aussi présent. Prendre un paquebot aurait, certes, été plus commode et plus confortable, mais plus risqué aussi. Compte tenu de la situation en URSS et des procès en cours à Moscou, la prudence s'impose. Oslo préfère livrer au Mexique un Trotsky vivant. La traversée de l'Atlantique dure vingt jours, et le Ruth mouille l'ancre dans le port pétrolier de Tampico le 9 janvier 1937. Une vedette vient à la rencontre des arrivants et, raconte Natalia, « des visages honnêtes et souriants nous saluaient 1 ».

Des officiels mexicains et quelques journalistes les accueillent. Il y a aussi des sympathisants politiques, dont l'ami Max Shachtman, qui leur a naguère rendu visite à Prinkipo et était avec eux sur le Bulgaria, qui les conduisit de Turquie en France. Il est accompagné d'une belle femme de trente ans, Frida Kahlo. C'est l'épouse du grand Diego Rivera – un peintre de fresques murales –, lequel va accueillir chez lui les fugitifs mais, pour l'heure, des soucis de santé le retiennent à Mexico. Le ministre des Transports met à leur disposition le train présidentiel, El Hidalgo, pour gagner la capitale, d'où ils se rendent à Coyoacán, dans la proche banlieue. C'est là que se trouve, sertie dans un cadre de verdure, la maison natale de Frida Kahlo, la Casa Azul *1. « Le jardin regorgeait de fleurs de toutes les couleurs. On entendait les perroquets piailler dans le feuillage des arbres. La décoration intérieure était un mélange de style rustique mexicain et ultracontemporain. Les pièces étaient spacieuses et claires ; ils avaient des domestiques à disposition pour répondre à leurs besoins 2. »

« Pour les nouveaux hôtes du Mexique, après de longs mois d'angoisse et d'enfermement, c'est la découverte soudaine d'un monde éclatant de vie, une véritable résurrection. […] La résurrection d'un être humain, c'est presque toujours un nouvel amour 3. » Presque tout de suite, Frida s'intéresse à Trotsky, et elle le lui fera comprendre, sans se forcer, car c'est dans sa nature et, de plus, son couple rencontre des difficultés *2. La liaison entre Trotsky et Frida Kahlo sera très brève. Tout prouve qu'elle se terminera au tout début de l'été de 1937. Sur le temps de l'horloge, elle a été bien éphémère – trois à cinq mois ? – et n'a pu se concrétiser qu'au prix de grandes précautions. Peu importe. Ce qui compte est d'une autre nature : la liaison entre Frida et Trotsky fait partie de ces grandes amours que la légende, voire le mythe – et, en tout cas, la littérature et le cinéma –, a récupérées pour les hisser à la hauteur de Roméo et Juliette, lesquels auraient tout de même pris quelques rides, car Diego et Frida ne sont pas des perdreaux de l'année. Si ses acteurs avaient été de simples anonymes, cette relation aurait été reléguée dans un discret recoin de l'histoire et vite oubliée, mais l'un et l'autre sont des personnages d'exception.

Qu'ont-ils en commun ? Peu de choses a priori. Le sceau de la tragédie, peut-être ? Dans le cas de Frida, le malheur était au rendez-vous dès l'enfance : poliomyélite à l'âge de six ans entraînant l'atrophie de la jambe droite, gravissime accident de bus à dix-huit ans, suivi de nombreuses interventions chirurgicales et d'intenses souffrances, aggravées, au fil du temps, par des fausses couches, des curetages et des corsets orthopédiques. Dans le cas de Trotsky, la tragédie a surtout entraîné de grandes souffrances morales et des deuils à répétition. À côté de cela, beaucoup de choses différencient l'homme et la femme : d'abord l'âge, puisque vingt-huit ans les séparent ; ensuite les origines : fermiers juifs ukrainiens pour l'un, bonne bourgeoisie allemande par le père, né dans le grand-duché de Bade, et mexicaine de sang-mêlé par la mère pour l'autre. Leurs caractères aussi sont bien différents : Trotsky, homme de l'ombre, secret et prude, Frida dévergondée et bisexuelle pratiquante. La dissonance physique est encore plus évidente : Frida est frêle et fragile mais, malgré sa jambe et les terribles cicatrices de son accident, sa beauté irradie la lumière, alors que Trotsky est grand, hermétique, droit dans ses bottes, inquiétant même avec sa barbiche, sa moustache, sa chevelure rebelle, son sévère pince-nez ou ses binocles (d'aucuns, qui pourtant n'ont jamais rencontré le diable, ni encore moins lu Faust, lui trouvent un côté méphistophélique). « Une certaine prestance, une vraie prestance, un charisme indéniable, celui exercé par un homme qui est l'un des acteurs majeurs de l'Histoire de son temps 4. » Déjà chacun retient un sourire en voyant arriver Diego Rivera et sa femme : elle, gracile et menue sous une ample robe qui cache sa jambe, lui massif, volumineux tandis que le visage, soutenu par un double menton, est gras mais doux et presque poupin. Le Clézio voit en lui « un monstre de légende, une sorte de Pantagruel doublé de Panurge ». Rivera est marqué d'une souffrance secrète dont il ne se remettra jamais : la mort, à l'âge de un an et demi, de son frère jumeau. Quand il fut question de marier Frida au grand peintre, ses parents dirent que « ça serait comme le mariage d'un éléphant avec une colombe 5 ».

Par ailleurs, Frida et Trotsky sont l'un et l'autre, en 1937, liés à une personne d'exception. Le grand artiste mexicain Diego Rivera, cinquante et un ans, a une réputation mondiale comme muraliste. Et la révolutionnaire russe Natalia Sédova, cinquante-cinq ans, une Ukrainienne d'origine cosaque par son père, a vécu au cœur même du Kremlin et occupé, dans le domaine de l'art, un poste important. Quand elle tombe amoureuse de Trotsky à Paris, elle a un amant, qu'elle gardera quelque temps en réserve. Natalia est, d'ailleurs, si anticonformiste qu'elle n'a jamais cherché à épouser Trotsky, l'homme de sa vie pourtant.

En réalité, ni Diego Rivera ni Frida Kahlo n'accordent la moindre importance à la morale sexuelle traditionnelle : Diego a eu un nombre impressionnant d'épouses (la première, Angelina Beloff, étant une juive russe de Saint-Pétersbourg, peintre elle aussi), ainsi que de maîtresses et d'enfants (qu'il oublie souvent de reconnaître) ; Frida est connue pour son tempérament de feu et son lexique épicé. Pour autant, quels que soient les grands principes auxquels chacun se dit attaché, Natalia et Rivera peuvent, à l'occasion, se montrer très jaloux. Ces quatre personnes font par ailleurs preuve, à des degrés divers, d'un engagement fort pour le marxisme et le communisme. Et, justement, le Mexique et la Russie se rejoignent sur ce point : ces pays ont connu une révolution dans les premières années du XXe siècle. L'amour hautement proclamé des prolétaires en bleu de travail et l'annonce à coups de buccin de lendemains enchantés n'empêchent évidemment pas le goût de l'argent et des soieries, mais le créateur de l'Armée rouge a, lui, un côté spartiate, voire monacal.

À Coyoacán, entre janvier et avril 1937, Trotsky n'a donc guère le temps de badiner, surtout pas avec la femme de son hôte Diego Rivera, sans qui il n'aurait jamais trouvé refuge au Mexique… C'est ce dont il doit se persuader, mais sans y parvenir, à l'évidence. Trotsky se plaît dans la compagnie des jolies femmes, et s'il n'est pas d'une élégance extrême de coucher avec la femme d'un ami qui vous veut du bien, c'est la dure loi du genre : all is fair in love and war *3. Trotsky doit, dans le même temps, préparer sa réponse aux très graves accusations de Moscou à son encontre. Pour se défendre, il lui faut d'abord recréer une équipe avec des gardes, des dactylographes, des sténographes et, surtout, des traducteurs, car il ne connaît que cinq ou six mots d'espagnol.

Coupé du monde pendant la traversée de l'Atlantique – même la radio était interdite – Trotsky a découvert dès son arrivée au Mexique que Staline s'apprêtait à lancer une nouvelle vague de procès (23-30 janvier 1937). Sur dix-sept présumés coupables, il y a, cette fois, treize condamnés à mort, dont Iouri Piatakov, ancien chef du gouvernement d'Ukraine ; plus habile mais moins chanceux, Karl Radek, un bolchevik de longue date, proche de Trotsky, part pour une prison de l'Oural, où il sera tué en 1939 ; Grigori Sokolnikov, signataire du traité de Brest-Litovsk, est également condamné à la prison où le NKVD le fait assassiner. Un nouveau thème est apparu dans ces procès de janvier : le sabotage généralisé en URSS aurait été organisé, depuis l'étranger, par Trotsky, que les saboteurs n'ont pas hésité à rencontrer.

On entend avec effarement et dégoût un accusé bredouillant et bégayant de honte, l'ex-vice-commissaire du Peuple aux Transports, Livchitz, reconnaître qu'il organisait des déraillements en obéissant à une « directive trotskyste ». […] Piatakov avoue que, vers la mi-décembre 1935, il s'est rendu de Berlin à Oslo en avion, avec un faux passeport, qu'à Oslo il a eu un long entretien avec Trotsky ; que Trotsky l'a informé de ses négociations avec Rudolf Hess, le second du Führer nazi 6.

Et puis, Moscou s'y entend à distiller informations, démentis, rumeurs, fausses nouvelles. Ainsi, cette même année, Natalia découvrira un communiqué annonçant l'exécution de quatre-vingt-trois trotskystes (vrais ou supposés) en Sibérie orientale. Son fils Sérioja Sédov fait-il partie du lot ? Comment le savoir ? Aux dernières nouvelles, ce fils ingénieur – qui ne s'intéressait qu'aux mathématiques, à la littérature, au cirque – travaillerait dans une usine, du côté de Krasnoïarsk. Puis la presse soviétique fait savoir que Sérioja est accusé d'avoir empoisonné des ouvriers… Rien de pire que l'incertitude. « La maison de Coyoacán est hantée par les visages des torturés, des disparus, de ceux qui les suivent chaque jour, de tous ceux qui vont les suivre inéluctablement. Et peut-être Léon Davidovitch est-il seul en ce monde à pouvoir mesurer l'ampleur, la profondeur des cycles de l'enfer où s'enfonce la révolution russe 7. »

Les visiteurs, bien sûr, ne manquent pas, d'autant que ceux qui viennent voir Rivera ont souvent un lien avec le milieu révolutionnaire international et tiennent à faire la connaissance d'une personnalité aussi connue que Trotsky. Et puis, il y a les militants, les journalistes, les hauts fonctionnaires et les intellectuels en mission dans les Amériques. Il leur est d'autant plus facile de se rendre à Mexico que c'est rarement eux qui paient le voyage. À partir d'un certain degré de notoriété, on vit tous frais payés, et certains sont habiles à se faire inviter au Mexique. Une conférence. Un musée à revisiter pour peaufiner un article sur les civilisations précolombiennes. Une interview exclusive à réaliser. C'est ainsi, par exemple, que l'écrivain André Breton, un des grands noms de la littérature française, auteur du Manifeste du surréalisme (1924), arrivera à Mexico en mai 1938 pour donner des conférences financées par les Affaires étrangères. Ses engagements politiques sont anciens. Comme Aragon, il est entré au Parti communiste en 1927. Breton sera accompagné d'une peintre, sa jeune épouse Jacqueline Lamba. Lors de ce long séjour au Mexique, il rencontrera Trotsky une dizaine de fois.

Celui-ci, du reste, ne connaît pas grand-chose au surréalisme, qui a priori ne l'intéresse guère, et n'a rien lu de Breton (il se fera vite expédier de New York quelques-uns de ses livres). Les deux hommes travailleront ensemble à l'écriture d'un manifeste – qui paraîtra le 25 juillet 1938 à Mexico (Pour un art révolutionnaire indépendant) sous la seule signature de Breton, Trotsky préférant, peut-être par prudence, ne pas le cosigner –, texte fondateur de la Fédération internationale de l'art révolutionnaire indépendant (FIARI). Beaucoup d'Américains connaissent leurs premiers frissons exotiques en franchissant la frontière qui sépare les États-Unis du Mexique. Certains, comme John Dos Passos, y ont même leurs habitudes. Dans les années 1930, le beau Mexique accueille beaucoup de personnalités d'exception venues d'Europe. C'est même là que vit, de 1936 à 1938, un des plus grands écrivains anglais du XXe siècle, Malcolm Lowry, l'auteur d'Ultramarine (1933). Son chef-d'œuvre Au-dessous du volcan (1947), qui recèle, dès le premier chapitre, quelques références à Trotsky, se déroule justement au Mexique en 1938. En 1939, ce sera au tour du jeune et brillant Étiemble de venir y donner une conférence. Encore peu connu du grand public, cet agrégé de grammaire deviendra un éminent sinologue, créera la littérature comparée et étudiera à la loupe le franglais. Le Russo-Belge Victor Serge arrivera en 1941 et y terminera ses jours après avoir recueilli, à Coyoacán, les souvenirs de Natalia et écrit avec elle – même si le nom de celle-ci n'apparaît pas, à sa demande – Vie et mort de Trotsky.

*1. « Maison bleue ».

*2. Diego Rivera et Frida Kahlo divorceront en 1939, et se remarieront – ensemble – l'année suivante.

*3. « En amour comme à la guerre, tous les coups sont permis. »