La mort du fils
Depuis les procès de Moscou qui condamnent les proches de Trotsky, Staline cherche à discréditer celui-ci et à établir sa culpabilité. Afin de lutter contre l'amas de mensonges accumulés contre lui, Trotsky demande la création d'une commission internationale composée de personnalités impartiales et incontestables pour le laver – et, par là même, laver aussi son fils et tous les innocents déjà condamnés – des graves accusations que l'URSS a proférées contre lui. Or, même à l'étranger, cette bataille pour l'honneur s'avère difficile en 1937. Dans certains pays occidentaux, Staline, qui à l'occasion sait se présenter sous les traits d'un homme jovial et paternel, jouit alors, pour des raisons parfois contradictoires, d'un immense capital de sympathie des élites. Un club, en somme, dont les membres, tous dotés d'un fort quotient intellectuel, savent ce qui est bon pour le peuple et se sentent, eux aussi, investis d'une « destinée manifeste » : lui apporter, tels des missionnaires, la lumière de leurs certitudes.
Le Comité américain pour la défense de Trotsky reçoit vite beaucoup d'adhésions, et non des moindres, puisqu'il réunit d'éminents écrivains, juristes, politiques et théologiens. Ce Comité forme une commission pour étudier le dossier. Le philosophe américain John Dewey (1859-1952) accepte de le présider avec, comme secrétaire, la journaliste Suzanne La Follette – féministe, conservatrice et inclassable – qui appartient à l'une des plus puissantes familles des États-Unis. Autour d'eux se réunissent le syndicaliste français Rosmer, les anciens communistes allemands Otto Rülhe et Wendelin Thomas, le syndicaliste italien Carlo Tresca, l'écrivain Francisco Zamorra, les journalistes Stolberg et John R. Chamberlain ainsi que les professeurs d'université A. Ross et Carlton Beals 1. Une première réunion se tient dans la maison de Diego Rivera, à Coyoacán, du 10 au 17 avril, Trotsky et son secrétaire Jan Frankel étant cités comme témoins.
La relation secrète entre Trotsky et Frida s'épanouit au printemps de 1937. Comme souvent dans ces cas-là, le secret est très relatif, et pour cause en l'occurrence : celui qui est devenu un amoureux transi est en permanence entouré de gardes du corps, et tout déplacement est, en principe, régi par des règles de sécurité précises. À Coyoacán, quand ils ne sont pas seuls, les amants se parlent en anglais, langue que Natalia ne maîtrise pas. Ils se donnent rendez-vous chez la sœur de Frida, Cristina, ce qui n'est pas un mauvais choix puisque celle-ci a été la maîtresse de Diego Rivera. Pour d'évidentes raisons de sécurité, le secrétaire Jan Frankel se voit contraint d'intervenir. Alors qu'il travaille pour Trotsky depuis 1930, le voici remercié ; il quittera le Mexique à la fin de l'année et rejoindra pour l'épouser une des traductrices occasionnelles de Trotsky, l'Américaine Eleanor Clark, présente à Coyoacán lors de la commission Dewey.
Officiellement, ni Diego ni Natalia ne se rendent compte de rien. C'est faux pour Natalia mais possible pour Rivera, car celui-ci, pris par son travail, est souvent absent, et ses diverses liaisons accaparent le peu de temps qui lui reste. Si d'aventure il découvrait la vérité, sa violence serait sans doute extrême. Il n'est cependant pas à exclure que Rivera ait subodoré quelque chose, car c'est finalement Frida qui, à la mi-juillet, a mis un terme définitif à la relation. Chaleureuses au début, les relations entre Trotsky et Rivera vont peu à peu se dégrader. De simples malentendus à caractère politique, dira-t-on. Pourtant, les deux couples fêteront ensemble, le 7 novembre, le cinquante-huitième anniversaire de Trotsky et le vingtième anniversaire de la révolution. Les apparences sont sauves, mais le cœur n'y est plus. Ce n'est pourtant qu'au début de 1939, c'est-à-dire une quinzaine de mois plus tard, que les Trotsky quitteront la Maison bleue pour s'installer avenue Viena, une rue voisine.
Pendant ce temps, les liquidations continuent en Europe occidentale. On apprendra que Liovik Sédov a, sans le savoir, échappé à un attentat à Mulhouse, le 21 janvier 1937 : il a dû annuler son voyage. Fin juillet, un des anciens secrétaires de Trotsky, Erwin Wolf, est enlevé dans une rue de Barcelone ; on ne le reverra jamais. Le 13 décembre, la commission Dewey annonce publiquement un verdict d'acquittement (ses conclusions feront un livre de quatre cents pages). Ce qui ne change évidemment rien en URSS, où purges et exécutions se poursuivent, mais cela constitue pour Trotsky une victoire intellectuelle en cette année 1937 si éprouvante. « Véritable éclaircie dans le cauchemar ! Brève éclaircie », note Victor Serge 2. Trotsky prend quelques jours de vacances à Taxco, la superbe ville à flanc de montagne, à cent soixante kilomètres de Mexico, dans une villa prêtée par un universitaire américain, Hubert Herring. Puis, Diego Rivera craignant pour la sécurité de son hôte, il passe quelque temps chez le révolutionnaire mexicain Antonio Hidalgo.
Il y a eu aussi, à Paris, un comité d'enquête sur les procès de Moscou avec, entre autres, l'avocat Gérard Rosenthal, le philosophe Alain, les militants Pierre Monatte, Alfred et Marguerite Rosmer, les écrivains André Breton, Jean Giono, Benjamin Péret, Jacques Prévert, Jules Romains et Victor Serge, sans oublier le pacifiste Robert Jospin. Pour Moscou, Paris est devenu le havre des ennemis de Staline. N'est-ce pas là que paraît le Byulleten oppozitsii et que vit un des fils de Trotsky ? Justement, Liovik Sédov souffre, en ce mois de janvier 1938, de douleurs abdominales – un début d'appendicite, sans doute –, qui semblent se calmer, puis reviennent début février. Il faut opérer et, pour cela, trouver une clinique qui ne pose pas trop de problèmes de sécurité. Ce sera la clinique Mirabeau, rue Narcisse-Diaz, que dirige un Russe, le docteur Boris Girmounsky, qui, naturellement, a recruté quelques compatriotes dans son équipe. Par prudence, Sédov est enregistré sous un faux nom. Or, c'est Zborowski, dit Étienne – l'agent soviétique en qui le fils de Trotsky a toute confiance –, qui organise tout et appelle même l'ambulance. Sédov est opéré le soir du 9 février par un chirurgien réputé, le docteur Marcel Thalheimer. Dans la nuit du 13 au 14, le malade se met à délirer. Une deuxième opération s'avère nécessaire. Le 16, le fils de Trotsky rend son dernier souffle. La nouvelle anéantit Trotsky, comme le racontera Natalia : « J'étais à Coyoacán occupée à classer des photos d'autrefois, celles de nos enfants. On sonna, et je fus surprise de voir apparaître Léon Davidovitch. J'allai au-devant de lui. Il entrait en effet, voûté comme il ne l'était jamais, le teint d'un gris de cendre, devenu tout à coup un vieillard 3. »
Bien qu'il n'y ait aucune preuve matérielle directe, plusieurs éléments donnent à penser que Liovik a pu être empoisonné. Par exemple, l'omniprésence active, durant ces journées tragiques, de l'agent du NKVD Étienne est, pour le moins, singulière. Au lendemain de cette mort, Marguerite Rosmer, sortant de la clinique Mirabeau, écrit aux Trotsky : « l'irréparable est accompli et notre douleur est profonde, plus profonde encore quand nous pensons à vous et au courage que vous devez une fois de plus puiser en vous-mêmes pour garder votre équilibre, et pour continuer à vivre et à travailler ». Deux jours plus tard, elle confirme que « tous les docteurs concluent à une mort naturelle 4 ». Dans les jours et les semaines qui suivent, deux autopsies et un semblant d'enquête n'apporteront rien de nouveau. Mort naturelle donc… Cela arrange bien des gens – les représentants du gouvernement français, en tout cas, qui ne tient pas à s'aliéner les faveurs de Staline. Trotsky, lui, accuse et soupçonne le gouvernement français d'être « plus soucieux de conserver de bonnes relations avec l'Union soviétique que de se comporter correctement vis-à-vis d'un trotskyste défunt 5 ». Pour lui, il ne peut s'agir que d'un meurtre.
Or, Liovik Sédov, le fils de Trotsky, est aussi le père adoptif officieux de son neveu Siéva Platonovitch Volkov, dont la mère (Zina Bronstein) s'est suicidée à Berlin, en janvier 1933. Trotsky est d'autant plus attaché à l'enfant que celui-ci a passé près d'un an avec lui en Turquie. Le problème de la garde va désormais se poser en termes juridiques, car Sédov a toujours sa compagne, Jeanne Martin des Pallières. Découvrant que Trotsky veut faire venir son petit-fils à Coyoacán, celle-ci disparaît et cache l'enfant dans une institution religieuse à Guebwiller (Alsace). Au fil du temps, l'avocat Rosenthal réussira à la convaincre que « le père [Platon I. Volkov] de l'enfant, déporté en 1928, pouvait un jour revenir de Sibérie *1 et réclamer son fils 6 ». Menée par Me Rosenthal, la bataille juridique va prendre beaucoup de temps, mais l'enfant pourra rejoindre son grand-père au Mexique en août 1939.
Quelques semaines seulement après la mort de Liovik Sédov à Paris s'ouvre le troisième et dernier grand procès à Moscou (2-13 mars 1938). Il y a, cette fois, vingt et un accusés, dont Nikolaï Boukharine, ancien leader des bolcheviks de Moscou, que Trotsky a bien connu à New York, au Novy Mir. Il y a aussi l'ancien ami et ancien ambassadeur Christian Rakovski et même Guenrikh Iagoda, chef du NKVD de 1933 à 1936 (où il sera remplacé par son adjoint Iejov, qui lui-même sera fusillé, en 1940). La tragédie continue, et le procureur Vychinski, au sommet de son talent, mène les choses de main de maître. Rakovski déclare que Trotsky était bien un agent de… l'Intelligence Service. D'autres confirment que le même démon a « “conclu des accords avec l'Allemagne nazie et le Japon” pour un démembrement de l'URSS et la restauration du capitalisme ou l'installation du fascisme dans ce qui resterait de la pauvre Russie 7 ». Et toutes les confessions des accusés vont dans le même sens. Il y aura dix-huit condamnations à mort, et trois condamnations au goulag (dont Rakovski, lequel sera cependant exécuté, mais plus tard). Par ailleurs, l'extermination de la famille Bronstein se poursuit. Le frère aîné de Trotsky, Alexandre Bronstein, est fusillé en avril 1938. Bien qu'il n'ait plus guère de contacts avec son cadet, cela ne change rien à son état civil : un Bronstein reste un Bronstein. Staline ne prend d'ailleurs pas que les liens du sang en considération. Tous les êtres qui, d'une manière ou d'une autre, se sont trouvés un jour dans l'orbite de Trotsky sont présumés coupables par capillarité. Le Mal doit être éradiqué. En 1938, Staline et ses porte-coton expliquent tout par la malfaisance de Trotsky et de ses agents :
Le coupable de tous ces maux n'est pas le chef Staline mais, du fond de sa retraite, Trotsky, saboteur, traître et agent nazi […] la faillite de l'agriculture, c'est Trotsky, la pénurie de pain et de saucisson, c'est Trotsky, les trains qui déraillent, c'est Trotsky […] le verre pilé dans le beurre ou le charançon qui ronge le blé stocké avec négligence, c'est Trotsky, les porcs morts de Biélorussie, les wagons d'œufs qui pourrissent, les cahiers qui manquent aux élèves, c'est Trotsky, toujours Trotsky 8.
En Europe, la série sanglante semble loin de s'arrêter : le 7 juillet 1938, Rudolf Klement, ancien secrétaire de Trotsky en Turquie, est enlevé chez lui, à Paris ; on retrouvera dans la Seine un corps mutilé et décapité. Quelques semaines plus tard, le 3 septembre, se tient, à l'instigation de Trotsky, la conférence de « Lausanne », nom de code de Périgny (Seine-et-Oise) qui, à l'époque, compte trois cent quatre-vingts habitants (dont Alfred et Marguerite Rosmer, qui se sont chargés de tout, puisque la réunion se déroule chez eux). Bien que ce rassemblement se déroule sur une seule journée, c'est une date historique : l'objectif est de créer la IVe Internationale fédérant, selon ses fondateurs, toutes les tendances du vrai communisme. La petite commune de Périgny entre ainsi dans le club très fermé des grandes villes où ont été créées les précédentes Internationales : Londres (1864) pour la Ire, Paris (1889) pour la IIe et Moscou (1919) pour la IIIe, laquelle, d'obédience stalinienne, existe encore en 1938.
Pour dire vrai, la naissance de la IVe Internationale est, du moins le pense-t-on, restée fort discrète, et ce ne sont pas de grandes foules qui se pressent autour de son berceau champêtre : il n'y a que vingt et un délégués au congrès de fondation. Du moins les délégués viennent-ils, en 1938, de onze pays, et c'est dans son lointain quartier général de Coyoacán que le bolchevik d'Amérique centrale a écrit l'essentiel des textes et a tout peaufiné. Il pourrait, certes, y avoir un peu plus de monde, mais Trotsky s'est opposé à la présence du Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) fondé en juin par Marceau Pivert, l'optimiste qui, en mai 1936, s'écriait : « Qu'on ne vienne pas nous chanter des airs de berceuse : tout un peuple est désormais en marche, d'un pas assuré, vers un magnifique destin 9. » Il considère que la naissance de la IVe Internationale est prématurée. Au congrès de Périgny, cependant, la sécurité laisse encore beaucoup à désirer… Le représentant de la section russe est, en effet, l'agent soviétique Étienne, celui-là même qui, à Paris, a tout organisé pour l'intervention chirurgicale du fils de Trotsky. Autrement dit, l'essentiel de ce qui se dit à la conférence sera transmis au Kremlin quelques heures plus tard.
En 1939, la situation politique dans le monde est de plus en plus inquiétante. Au Mexique, des manifestations antisémites (elles visent sans nul doute L. D. Bronstein) sont organisées en janvier. En Espagne – pays frère du Mexique par la langue et la culture –, Madrid tombe entre les mains des nationalistes le 26 mars, et Franco annonce la victoire de ses troupes le 1er avril. Comme Trotsky l'a prévu en octobre de l'année précédente, l'Allemagne de Hitler et l'URSS de Staline se font les yeux doux et peu à peu se rapprochent. Les fiançailles ne tardent pas. À Moscou, le 23 août, un pacte germano-soviétique de non-agression est signé par Molotov, chef de la diplomatie soviétique, et von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères de Hitler. Ce qu'immortalise « la photo du siècle, quasiment impensable » des deux diplomates ennemis devenus frères qui se serrent la main sous l'œil ému de Staline, un Staline « plus épanoui que jamais 10 », précise Arthur Conte. Le 1er septembre, l'armée allemande envahit la Pologne. Le 2 septembre, la Grande-Bretagne et la France n'ont d'autre choix que de déclarer la guerre à l'Allemagne.
Une bonne nouvelle illumine cependant Coyoacán en 1939 : en mars, les Rosmer ont retrouvé en Alsace le petit-fils de Trotsky, Siéva Volkov, et s'apprêtent à traverser l'océan avec lui pour le confier à son grand-père. Installés avenue Viena, les Trotsky ont fait de gros travaux dans la maison dont ils ont d'abord été locataires avant d'en devenir, très vite, les propriétaires.
Léon Davidovitch se lève de bon matin : la lumière est alors fraîche, le ciel invariablement radiant ne flambe pas encore. Il se donne un moment de détente pour commencer la journée, en allant nourrir les lapins et les poules. Il jette un coup d'œil aux cactus fraîchement apportés du Pedregal, ce désert de laves chaotiques et brûlantes où il est allé les chercher. Ces étranges plantes, résistantes et guerrières, lui plaisent.
C'est là un précieux document, écrit par Natalia, et le lecteur y découvre un Trotsky intime – ce Trotsky sur qui on souhaiterait beaucoup en savoir plus, mais qui s'arrange presque toujours, même dans son autobiographie, pour ne rien laisser filtrer de personnel. Et cette nouvelle maison mexicaine est, au fond, à l'image de son propriétaire :
Un mur que nous avons surélevé entoure notre domaine. Le visiteur entre par une solide porte de fer qui n'est ouverte, par un jeune camarade, que sur indication précise et après qu'il a examiné le visiteur par un judas. Dehors, la police a fait construire, à trente pas de l'entrée, une casita en briques, pourvue d'une meurtrière. Des agents veillent là sur notre sécurité 11.
*1. Platon Volkov avait, en réalité, été fusillé, mais on l'ignorait encore en 1938.