Le dernier légionnaire
Même s'il est parvenu à s'aménager une vie relativement douce, il n'empêche que les affres de la solitude pèsent sur Trotsky : « Il a atteint la soixantaine. Il est seul. Il se sent le dernier combattant d'une légion anéantie 1. » Comme tous les gens de son âge, il lui arrive, bien sûr, de songer aux neiges d'antan, à ses vertes années, à ses chevauchées à travers les « steppes incommensurables » de son enfance, à ceux qu'il a aimés – et parfois vénérés. Tout cela est si loin et reste pourtant si présent pour peu qu'il se prenne, comme le vieil Hugo, à remuer la cendre de ses souvenirs. Il pense aussi à ces nombreux proches exécutés pour la seule raison d'être de son sang ou de porter un nom qui, d'une manière ou d'une autre, peut être rattaché à sa propre vie. « Staline, frappant toute la famille, même les lointains cousins, enverra au goulag la nounou d'un petit-fils de Trotsky 2. » Et nul besoin d'être « trotskyste » pour être condamné à mort pour « trotskysme ». Pas plus que les sorcières du XVIIe siècle n'avaient besoin d'être des sorcières ni d'avoir copulé avec Satan pour finir sur le bûcher. Trotsky a toujours su qu'il serait abattu et que, même après sa mort, la vengeance de Staline continuerait de frapper. Cependant il continue d'organiser, d'avancer, d'écrire.
Le travail presse et toute la vie de l'homme se concentre sur le travail : correspondance, articles, livres, notes pour des écrits projetés. Le plus souvent il dicte à une secrétaire russe. Il a signé avec Harpers un contrat pour une biographie de Staline […]. Il me dit maintes fois qu'il eût préféré écrire tout autre chose, un livre dont il rêve depuis longtemps, sur l'amitié, la collaboration féconde au cours de deux vies entières, de Karl Marx et de Friedrich Engels 3.
Le 8 août 1939, le miracle se produit : Siéva, leur petit-fils, arrive au Mexique avec les Rosmer. « C'est l'épilogue, heureux pour une fois, de la longue querelle qui a dressé Trotsky contre Jeanne Martin et Molinier pour le récupérer. Les Rosmer, avec qui l'amitié est renouée, vont rester neuf mois à Coyoacán 4. » Joie des retrouvailles entre l'adolescent – un garçon de treize ans – et ses grands-parents. À quelques jours près, le voyage aurait été beaucoup plus difficile, puisque la guerre éclate le 1er septembre. Curieusement, alors que tout, ou presque tout, est chez Trotsky perçu de son point de vue, qui ne peut être qu'idéologique, voici qu'il donne des ordres très nets : Siéva doit être tenu à l'écart de toute politique. Il interdit même de lui parler en russe afin que celui qui est rebaptisé Esteban se sente bien intégré dans la société mexicaine. En cette fin d'année 1939, Trotsky sent confusément qu'il doit le protéger, puisqu'il est peut-être l'ultime représentant de la « légion anéantie ».
1er janvier 1940. « Moscou est sous la neige. La silhouette du Kremlin se dégage à travers d'épais flocons qui tombent lentement. La place Rouge est déserte 5. » Mais comment Staline, même en cette nuit glacée, n'aurait-il pas une pensée pour l'Amérique centrale, puisque l'odieux Trotsky « s'obstine à le narguer 6 » du Mexique ? À Coyoacán, celui-ci se doute bien que son ancien collègue et voisin du Kremlin l'a mis sous surveillance. Plusieurs nasses ont, en effet, été posées, des équipes sont en place et divers scénarios ont été peaufinés. Détail significatif : le 27 février, Trotsky rédige son testament.
Le plan qui réussira aura pour acteur principal Ramón Mercader, un Espagnol né à Barcelone d'une mère cubaine, en 1913. C'est surtout un militant communiste et agent du NKVD, recruté par un des grands chefs des services secrets soviétiques, Nahum Eitingon (1899-1981), très actif en Espagne (où il deviendra l'amant de Caridad Mercader, la mère de Ramón) et aux États-Unis. Mercader a surtout vécu en France, dès l'âge adolescent, avec sa mère, Caridad. S'il fréquente à Lyon une école hôtelière, sa véritable formation sera de type militaire. Spécialité : le sabotage. Il travaille quelque temps dans un hôtel de Barcelone, puis participe à la guerre d'Espagne.
En ce début d'année 1940, seules quelques rares personnes connaissent son vrai nom (il faudra aux enquêteurs plus de dix ans pour le découvrir). Il change d'identité, de nationalité et de profession au gré des circonstances. Son nom de code est « Raymond », et il se fait le plus souvent appeler Jacques Mornard, Jacques Mornard Vandendreschd, Jacson Mornard ou Frank Jacson. Le subterfuge est simple : Raymond correspond à Ramón, Jacques à Jacson, et sa profession préférée est « homme d'affaires », traduction du mot mercader. Patronyme rare en France et en Belgique, Mornard (au sens de « maure ») pourrait être une allusion à son teint olivâtre. L'homme se dit belge et fils de diplomate, ce qui peut toujours servir, surtout en temps de guerre, précisant parfois qu'il est né à Téhéran en 1904, où son père était ambassadeur de Belgique – gage d'un atout sérieux de séduction 7. Il dit avoir été formé par les jésuites et les professeurs de la Sorbonne. Tout est faux ; l'homme ment comme il respire.
Trotsky, cependant, est du gros gibier. Avec lui, il convient de prendre son temps et de l'approcher en catimini. C'est de très loin, en France, que Mercader a lancé la traque, près de deux ans plus tôt, en infiltrant la mouvance trotskyste. Il l'a, semble-t-il, fait avec délicatesse. La politique, d'ailleurs, il ne cesse de le répéter, est le cadet de ses soucis. L'amour, en revanche… Sans être un Apollon, Mercader a une belle prestance, du moins un genre qui plaît. Âgé de vingt-sept ans en 1940 (mais sa date de naissance restera longtemps inconnue), il peut se flatter d'avoir à son actif un joli tableau de chasse. Justement, il fait la connaissance d'une New-Yorkaise d'origine russe de passage en France, Sylvia Ageloff, née en 1909, titulaire d'une flatteuse maîtrise de psychologie. Elle est aussi militante trotskyste, participe à la conférence de « Lausanne », le 3 septembre 1938, pourtant réservée à l'élite trotskyste. La jeune femme a de l'entregent : à Mexico, sa sœur Ruth fait partie des Américaines qui gravitent autour de Trotsky, ayant même été quelque temps sa secrétaire lors de la commission Dewey. Une amie, Ruby Weil, qui l'a accompagnée en France, lui présente un ami belge, un certain Mornard. Le poisson est ferré : Ruby est elle-même, en réalité, un agent du NKVD, autrement dit une collègue du faux Belge. Le reste de l'acte I est facile à imaginer : Sylvia tombe dans le lit et dans les rets de ce fringant citoyen du monde 8. Ce sera même lui qui conduira Sylvia à la conférence de Périgny…
Plus tard, en septembre 1939, Mercader rejoindra Sylvia aux États-Unis. De là, le hasard faisant bien les choses, ses « affaires » lui permettent d'avoir un bon train de vie et le conduisent au Mexique, où il arrive en octobre. Sylvia Ageloff rejoint à Mexico, au tout début de 1940, celui qui se fait maintenant appeler Jacson et arbore un passeport canadien. Cela ne semble nullement surprendre Sylvia : elle sait que, par nature, les voies des affaires sont impénétrables. À plusieurs reprises, son amant, qui dispose de quelque temps libre, a la courtoisie de conduire la jeune femme à Coyoacán quand elle se rend à la résidence de Trotsky. Faisant preuve d'une louable discrétion, l'homme ne cherche pas à entrer dans le quartier général de Trotsky (la politique, décidément, ne l'intéresse pas). Les gardes s'habituent peu à peu à croiser devant la résidence ce sémillant et riche homme d'affaires – des affaires sur lesquelles, par discrétion toujours, il ne cherche pas à s'étendre. À l'occasion, il rend volontiers service et sert de chauffeur, par exemple à Alfred et Marguerite Rosmer, ainsi qu'au grand trotskyste américain Jim Cannon – qui est aussi un des chefs de la IVe Internationale – et à Farrell Dobbs, le dynamique syndicaliste du puissant syndicat des chauffeurs routiers. Trotsky est en contact étroit avec ces deux hommes, très actifs au Socialist Workers Party (SWP), le Parti socialiste des travailleurs, dont il se sent proche sur le plan géographique (l'Europe paraît d'autant plus loin que sévit la guerre).
Qui se méfierait de cet homme serviable qui ne pose jamais une seule question ? Tout au plus pourrait-on lui reprocher son manque de curiosité et son côté un peu fruste, ce qui surprend un peu chez ce prétendu fils de diplomate formé chez les bons pères. En mars, Sylvia rentre à New York. Mornard n'a plus besoin d'elle, puisqu'il s'est lié d'amitié avec les Rosmer et un des gardes de Trotsky, Robert Sheldon Harte, un autre trotskyste américain de vingt-trois ans. Et, de toute façon, Mercader n'est pas seul à Mexico : sa mère Caridad est là, ainsi que l'amant de celle-ci, l'homme des services secrets, Nahum Eitingon. Sans compter que Ramón Mercader connaît aussi Frida Kahlo, mais personne ne s'en est encore rendu compte. Déprimée, celle-ci est maintenant seule et divorcée (à titre provisoire), tandis que Diego Rivera travaille en Californie.