« Comme un dernier rayon… »

Avec la bénédiction de Moscou et le soutien de Iosef Grigoulévitch (1913-1988) – agent du NKVD au Mexique – et de Nahum Eitingon, expert en sabotage, mais aussi avec la collaboration de staliniens mexicains, une attaque est décidée. Nom de code donné par le NKVD : Outka *1. On apprendra certains détails par la suite : le repérage des lieux a été fait par Mercader, mais l'organisation de l'opération fut confiée à un ancien de la guerre d'Espagne, le muraliste David Alfaro Siqueiros, qui connaît bien Diego Rivera puisqu'il a fait sa connaissance à Paris, en 1919. 

D'une rare violence, l'attaque est lancée la nuit du 23 au 24 mai, vers 4 heures du matin. De faux policiers en uniforme se présentent à la résidence, alors que l'Américain Robert Sheldon Harte est de garde. La chronologie des quelques minutes qui suivent reste floue. Toujours est-il que les attaquants pénètrent dans la maison et tirent. Trotsky, qui a pris des somnifères, émerge à grand-peine de son sommeil. La suite est racontée par Natalia :

Nous nous laissâmes glisser sur le plancher. Des lueurs fulgurantes traversaient la chambre à coucher, le jardin, la maison ; la nuit entière bourdonnait d'un fracas de mitrailleuses… La porte de la chambre voisine, où dormait notre petit-fils, Siéva, béait sur une sorte de brasier […]. Nous demeurâmes accroupis l'un contre l'autre dans un angle de la pièce […]. Le déchaînement des lueurs, des ombres et des mitrailleuses se prolongea un long moment et s'éteignit, submergé par un silence de mort, un silence total, intolérable, qui nous glaça 1.

Par miracle, malgré les tirs en rafale et les bombes incendiaires, tout le monde est sain et sauf. Quelques blessés légers, tout au plus – dont le petit-fils, touché au pied, mais « plus de 200 impacts de balles seront relevés sur les murs et dans les chambres de la villa, dont 73 au-dessus du lit de Trotski 2 ». En revanche, le jeune Robert Sheldon Harte a disparu ; on ne retrouvera son corps, deux balles dans la tête, que le 25 juin. Les policiers mexicains le soupçonneront de complicité, à l'indignation de Trotsky, qui fait, d'ailleurs, apposer une plaque à sa mémoire sur le mur de la maison : « À la mémoire de Robert Sheldon Harte 1915-1940, assassiné par Staline ». Il reste des zones d'ombre. La piste du peintre Siqueiros, ancien de la guerre d'Espagne, conduira à son arrestation *2, mais sans hâte excessive, en octobre. En réalité, l'enquête a beaucoup piétiné, et les stalinistes locaux, hostiles à la présence de Trotsky dans leur pays, affirmeront qu'il s'agit d'un attentat bidon fomenté par l'intéressé lui-même. La police a même soupçonné Frida et Diego. Par chance, Trotsky est encore sous la protection de Cárdenas, président du Mexique jusqu'au 30 novembre.

L'attentat du 24 mai pousse, évidemment, Trotsky et la police à renforcer la sécurité de la maison-bunker de l'avenue Viena. Peu après l'attentat manqué, Ramón Mercader pénètre, pour la première fois, dans la résidence. Les gardes le connaissent et, maintenant qu'un attentat a eu lieu, on lui fait encore plus confiance. D'autant qu'il est plus disposé que jamais à se rendre utile. Le 28 mai, Trotsky l'invite à partager leur petit-déjeuner. L'homme d'affaires promet de revenir. Pour l'heure, il est venu chercher Marguerite et Alfred Rosmer pour les conduire à Veracruz : plus de six cents kilomètres aller et retour, mais que ne ferait pas Mercader pour rendre service ? Natalia suit dans une autre voiture, qui tombe en panne, et tout le monde doit alors s'entasser dans la Buick. Gageons que l'Hispano-Cubain mêle ses larmes à celles de Natalia quand Alfred et Marguerite quittent le sol mexicain et montent dans le bateau qui va les conduire de Veracruz à New York. Dans le contexte international d'alors, les Rosmer y seront mieux qu'à Paris et ne rentreront en France qu'après la guerre. À son retour à Mexico, Mercader disparaît pendant un mois, ce qui n'étonne personne (les hommes d'affaires, c'est bien connu, ne tiennent pas en place). D'ailleurs, il a laissé sa Buick à Coyoacán…

À peine ces hardis voyageurs ont-ils quitté Coyoacán pour Veracruz que Trotsky est de retour à son bureau. Le travail l'attend. Des monceaux de lettres. Des articles à peaufiner. Des projets de livres à mettre au point. Comme d'habitude, il s'inquiète pour sa santé, même s'il essaie de se persuader que l'altitude de Mexico (deux mille deux cents mètres) est bonne pour l'hypertension artérielle. Surtout, Trotsky vieillit : dans quelques mois, il aura soixante et un ans, et cela se voit sur son visage buriné, sa barbichette défraîchie et ses cheveux blanchis. L'essentiel est de tenir et de continuer pour la cause et les lendemains radieux qui n'auront rien à envier au paradis des croyants. Ne pas faiblir, même dans les moments de fatigue extrême et de désespoir. En vieillissant, comment Trotsky ne songerait-il pas à la cohorte de tous ceux qui ont disparu – par sa faute peut-être ? C'est le genre de question que les gens de pouvoir préfèrent ne jamais se poser. Cette fois cependant, il veut tout faire pour accompagner Siéva et le protéger, au moins jusqu'à l'âge adulte.

20 août 1940. « Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre… », écrivait à Paris André Chénier, le poète de Constantinople, avant de monter à l'échafaud en 1795. Il fait beau aussi à Mexico en ce mois d'août, à condition d'aimer la pluie, puisqu'elle se manifeste tous les jours, ou presque. Des averses, entrecoupées de longues périodes ensoleillées. En journée, la température tourne autour de 20, 25 °C, guère plus puisque l'altitude permet d'éviter, le plus souvent, les fortes chaleurs. Ce jour-là, comme tous les jours, Trotsky se lève au petit matin, car c'est à la fraîche qu'il travaille le mieux. Ce 20 août, nous dit Natalia, il se lève « d'excellente humeur. Une double dose de barbituriques lui [a] assuré un sommeil bienfaisant. […] “Ah, je vais bien travailler”, dit-il ». Son programme de la journée est prêt : il entend écrire quelques paragraphes de son Staline, corriger un article sur la guerre et dicter un papier sur la mobilisation aux États-Unis. Et puis, il faut rappeler au coiffeur de passer. « J'étais heureuse qu'il se sentît bien, car il se plaignait depuis quelque temps de faiblesses pénibles… Je songeais qu'il vivait comme un prisonnier volontaire, comme un moine dans un couvent, mais pour un grand combat 3. »

Après le thé de l'après-midi, Trotsky retourne au fond du jardin nourrir ses lapins. Natalia, qui l'observe de loin, constate qu'il n'est pas seul. Un visiteur est à ses côtés. Elle ne le reconnaît vraiment que lorsqu'il se dirige vers elle pour la saluer et lui demander un verre d'eau : c'est Frank Jacson. Depuis l'attentat de mai, l'homme est souvent là et Trotsky commence à se méfier : « Il ne me plaît pas… Qu'est-ce que ce garçon ? Il faudrait se renseigner 4. » L'homme, mal rasé, a mauvaise mine et ne paraît pas, loin de là, au meilleur de sa forme. Nerveux, il explique qu'il est venu apporter à Trotsky la nouvelle mouture dactylographiée d'un article. Le visiteur ne lâche pas sa gabardine, qu'il tient à la diable sur le bras gauche. Finalement, il accompagne Trotsky dans son bureau, pour lui montrer son article. Tout va alors très vite. Les habitants, les gardes et les employés de la maison entendent un terrible cri. Ils apprendront par la suite que Jacson montre bien son texte à Trotsky, qui se penche sur son bureau pour le lire. Le visiteur sort alors un piolet d'alpiniste et, de toutes ses forces, lui assène un violent coup sur le crâne. L'outil pénètre dans la boîte crânienne. L'assaillant cherche à frapper une nouvelle fois, mais Trotsky, qui n'a rien d'un gringalet, se défend et l'empêche de réitérer. Il parvient même à le mordre, ce que les médecins pourront constater. Puis il a encore la force de quitter son bureau et de passer la porte. Les gardes arrivent alors. Le secrétaire-chauffeur Joe Hansen, un Américain de l'Utah, se bat violemment avec Jacson, le roue de coups et parvient à le maîtriser.

« Ia lioubliou tebia *3 », dit Trotsky en russe à la femme qu'il aime. Comme d'habitude, il est très calme. Les secours s'organisent dans l'instant, et la victime, couverte de sang, donne l'ordre à ceux qui l'entourent de ne pas abattre l'assaillant, afin que la police puisse l'interroger. Transporté à l'hôpital Cruz Verde de Mexico, Trotsky a toujours sa pleine conscience et plaisante même quand les infirmières lui rasent le crâne. « Et voilà le coiffeur 5… » Natalia l'embrasse sur la bouche, et il lui rend ses baisers. « Il me dit : “Encore…” et encore répondit à ma pression. Ce fut notre dernier adieu, mais nous ne le savions pas 6. » Au bloc opératoire, le docteur Ruben S. Leñero tente l'impossible. En vain, la blessure est beaucoup trop profonde (sept centimètres). Avant de sombrer dans le coma, Lev Davidovitch Bronstein aurait déclaré à Joe Hansen : « Dites à nos amis que je suis sûr de la victoire de la IVe Internationale. En avant ! » Mais les derniers mots des saints et des hommes d'État sont, par nature, sujets à caution. Au contraire, la référence au coiffeur sonne juste : même à l'agonie, le sens de l'humour de Trotsky, volontiers sardonique, ne l'abandonne pas. Prude jusqu'à la fin, il refuse d'être déshabillé par les infirmières et demande à Natalia de le faire.

La mort interviendra le lendemain, 21 août, vers 19 h 30, soit vingt-six heures après l'attentat. Il est curieux de noter que, dans son testament écrit six mois plus tôt, il avait presque prophétisé la manière dont il allait mourir : « Ma haute (et sans cesse montante) pression sanguine trompe mon entourage sur mon réel état de santé. Je suis actif et capable de travailler, mais l'issue est manifestement proche. » Et le 3 mars 1940, il sent le besoin d'ajouter : « La nature de mon mal […] est telle – comme je le comprends – que la fin doit venir de façon soudaine, le plus probablement – c'est encore mon hypothèse personnelle – par une hémorragie cérébrale. C'est la meilleure fin que je puisse souhaiter 7. »

Cette fois, l'enquête est a priori facile, puisque le meurtrier est déjà au poste de police, après avoir été soigné, pour des blessures légères, au même hôpital que Trotsky. Déformation professionnelle, le bonimenteur se remet à accumuler les mensonges. Puis il se tait : sur l'essentiel, il ne lâchera plus rien, pas même son nom *4. Mais comme l'homme a sans aucun doute eu des complices, il faut essayer de les trouver. On apprendra plus tard que sa mère, Caridad, et son amant, l'espion Eitingon, attendaient la sortie de l'assassin dans une voiture stationnée devant la résidence.

Frida fait partie des premiers suspects, car ses liens avec le meurtrier et, bien sûr, avec la victime apparaissent dès les débuts de l'enquête. « Douze heures durant, la police l'interroge. Puis c'est au tour de sa sœur, qui vient la rejoindre au commissariat pendant qu'une quarantaine de policiers investissent la maison de Diego 8. » Frida se consolera dans les bras de Diego Rivera, qu'elle ira rejoindre à San Francisco et épousera à nouveau en décembre. Ultime ironie : l'un et l'autre, jadis si proches de Trotsky, deviendront d'ardents stalinistes. Quant à Sylvia Ageloff, elle s'effondre en apprenant la vérité sur son chevalier servant. Il faut, à son tour, l'hospitaliser au Cruz Verde.

Beaucoup de militants américains espèrent que le corps de Trotsky pourra être transporté à New York pour une cérémonie digne du grand révolutionnaire, mais les autorités n'accorderont pas l'autorisation demandée. Trotsky reste donc dans ce Mexique qui l'a accueilli. La ville de Mexico lui réserve des funérailles quasi nationales. Pendant plusieurs jours, quelque trois cent mille personnes défileront devant sa dépouille. Le 22 août, le cercueil, recouvert du drapeau de la IVe Internationale, traverse la capitale sur une douzaine de kilomètres et atteint le crématoire du Panthéon, au milieu d'une foule considérable. Joe Hansen, le dernier secrétaire-chauffeur de Trotsky, écrira que « les rues étaient remplies de chaque côté par les gens les plus humbles de cette ville que Trotsky avait appris à aimer pendant les dernières années de sa vie. Lorsque le cercueil approchait, recouvert d'un drapeau rouge, ils retiraient leur chapeau et restaient silencieux sur son passage 9 ». L'incinération eut lieu le 27 août. Les cendres de Trotsky reposent aujourd'hui à Coyoacán, dans le patio de sa maison, devenue un musée à son nom.

La nouvelle de l'assassinat fit, bien sûr, le tour du monde, mais en Europe elle passe au second plan, car l'actualité de cet été de 1940 est extrêmement chargée : entrée des Allemands à Paris (14 juin), armistice signé entre la France et l'Allemagne (22 juin), attaque anglaise contre Mers-el-Kébir (3 juillet) et, surtout, le 13 août, début du Blitz à Londres et de ce qu'on appellera la bataille d'Angleterre. « La mort d'un homme, même aussi éminent que Lev Davidovitch Trotsky, n'était pas, le 21 août 1940, un événement susceptible de secouer les masses ni même d'émouvoir la presse. […] L'émotion est plus vive aux États-Unis, l'affaire s'étant produite dans un pays voisin et vassal 10. » Avide d'éclairer ses lecteurs, la presse soviétique dira que Trotsky a été assassiné par un trotskyste déçu.

*1. « Opération Canard » – ledit canard, dont il convient de tordre le cou, est évidemment Trotsky.

*2. Siqueiros (1896-1974) sera libéré sous caution en avril 1941 et s'installera quelque temps au Chili. Il recevra, en 1967, le prix Lénine de la Paix.

*3. « Je t'aime. »

*4. Condamné à vingt ans de prison en avril 1943, Mercader est libéré en mai 1960. Reçu au Kremlin, il est décoré en secret de l'Ordre de Lénine et reçoit le titre de Héros de l'Union soviétique. Il meurt à La Havane, en 1978.